Par Par Mitchell G. Bard et Daniel Pipes
Middle East Quarterly – Juin 1997
Version originale anglaise: How Special is the U.S.-Israel Relationship?
Adaptation française: Gilles de Belmont
Dans son célèbre discours sur le « Rideau de Fer » prononcé en mars 1946, à Fulton, dans le Missouri, Winston Churchill a popularisé l’expression « relations spéciales » pour décrire les liens tissés pendant la Seconde Guerre mondiale entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Au fil du temps, la notion de relations spéciales s’est appliquée aux liens entretenus par les États-Unis avec une foule d’autres États étrangers dont le Canada, le Panama, Porto Rico et les îles Vierges, l’Irlande, l’Allemagne, le Libéria, l’Arabie saoudite, la Thaïlande, les Philippines, la Chine et le Japon.
Bien que chacune d’entre elles soit spéciale à sa manière, la relation la plus spéciale de toutes est sans conteste, et de l’aveu même des responsables politiques [1] et des analystes [2], celle entretenue avec Israël. Par « relation spéciale », ils entendent que les liens entre les deux pays se sont développés au cours des cinquante dernières années non seulement en un faisceau très dense de liens diplomatiques et militaires mais aussi en un ensemble unique de liens économiques, universitaires, religieux et personnels. D’un point de vue comparatif, les relations entre les États-Unis et Israël pourraient bien constituer le lien le plus extraordinaire existant sur la scène politique internationale.
Bien entendu, les relations ne sont pas toutes positives. Des événements tels que la participation d’Israël à l’opération de Suez en 1956, la lutte pour la vente d’AWACS à l’Arabie saoudite en 1981, le massacre de Palestiniens à Sabra et Chatila au Liban en 1982 et l’Intifada ont tous suscité de vives tensions. Les responsables politiques expriment parfois ouvertement leurs frustrations, comme le Premier ministre Menahem Begin quand il affirmait qu’Israël n’était pas une « république bananière » ou comme George Bush qui se déclarait « bien seul » face à « des forces politiques puissantes » (une allusion au lobby israélien). [3] Toutefois les liens qui unissent les deux pays sont dans leur ensemble non seulement très positifs mais aussi très profonds.
Politique étrangère
Pour commencer, les deux États agissent de concert, chose qui étonne, sur un large éventail de questions internationales. Il est vrai que les États-Unis sont la grande puissance protectrice d’Israël à qui ils versent plusieurs milliards de dollars pour la consolidation de la paix israélo-égyptienne et la promotion à travers le monde de l’acceptation d’Israël. Une attitude qui toutefois peut par moments prendre des chemins tortueux : ainsi, en décembre 1993, Washington a bataillé ferme pour que le Vatican établisse des relations diplomatiques avec Israël [4] tout en exhortant, deux mois plus tard, le gouvernement kirghize à ne pas mettre à exécution son intention publique d’ouvrir une ambassade à Jérusalem [5]. Par ailleurs, Israël jouit également d’une influence considérable à Washington. Au milieu des années 1980, la tentative de Washington d’améliorer les relations avec l’Iran, surnommée Iran/contra, a commencé en tant que projet israélien. Les bonnes relations d’Israël avec la Turquie expliquent en grande partie la position beaucoup plus élevée de cette dernière aux États-Unis qu’en Europe.
Il se trouve qu’il existe un indice quantitatif pratique de la manière dont Israël se démarque en tant qu’allié américain à savoir les votes à l’Assemblée générale des Nations Unies. Israël est depuis de nombreuses années loin devant tous les autres États en termes de vote aligné sur celui des États-Unis. Selon les chiffres compilés par le gouvernement américain, Israël partageait en 1996 la position de Washington sur 95 % de tous les votes d’importance, loin devant l’État numéro deux (la Lettonie, à 81 %) et des alliés américains aussi proches que le Royaume-Uni (79 %), la France (78 %), le Canada (73 %) et le Japon (72 %). En comparaison, le premier pays arabe, le Koweït, n’a voté comme les États-Unis qu’à 45 % du temps. En règle générale, lorsqu’un ou deux États seulement se tiennent aux côtés de Washington, Israël est l’un d’entre eux. Ainsi, en novembre 1992, quand les Nations Unies ont condamné le projet de loi Torricelli (qui interdit les filiales étrangères d’entreprises américaines commerçant avec Cuba) par un vote de 59 voix pour, 3 contre et 79 abstentions, seuls Israël et la Roumanie s’étaient joints aux États-Unis.
Coopération stratégique
Pendant de nombreuses années, les liens militaires israélo-américains ont été inexistants. De la création d’Israël en 1948 jusqu’au milieu des années 1960, les responsables du Département d’État et du Pentagone se sont opposés même à la fourniture d’armes américaines à Israël, craignant que de telles livraisons poussent les Arabes à demander aux Soviétiques et aux Chinois davantage d’armes, et à provoquer ainsi une course aux armements au Moyen-Orient. En outre, comme l’a montré le malheureux pacte de Bagdad (une alliance de régimes pro-occidentaux conclue en 1955), ils espéraient diriger le reste du Moyen-Orient contre l’Union soviétique. La politique américaine a commencé à changer en 1962, lorsque l’administration Kennedy, malgré l’objection du Département d’État, a approuvé la vente de missiles anti-aériens HAWK à Israël. Les ventes militaires ultérieures avant la guerre des Six jours de 1967 visaient à éviter qu’un État de la région ne prenne un avantage militaire sur les autres.
La politique américaine a fondamentalement changé après la guerre de 1967 : il s’agissait désormais de donner à Israël un avantage militaire qualitatif sur ses voisins. Le feu vert donné en 1968 par Lyndon Johnson pour la vente de jets Phantom à Israël a marqué ce changement et a en outre placé les États-Unis dans la position de principal fournisseur d’armes à Israël. Pourtant, ces ventes résultaient d’une prise en compte des besoins d’Israël et de considérations politiques internes et non d’une évaluation des intérêts de sécurité des États-Unis. Les responsables américains considéraient qu’Israël manquait de force militaire pour contribuer à la politique d’endiguement menée par l’OTAN. Israël ne jouait donc aucun rôle dans la défense de l’Occident.
Cette perception a commencé à changer en 1970, lorsque l’administration Nixon a sollicité l’aide d’Israël pour soutenir le roi Hussein de Jordanie. Peu de temps après, alors qu’il devenait clair qu’aucun État arabe ne contribuerait à la défense occidentale au Moyen-Orient, l’administration Carter a commencé à mettre en œuvre une forme implicite de coopération stratégique en laissant Israël vendre du matériel militaire aux États-Unis et s’engager dans des exercices conjoints limités. Ronald Reagan a innové en considérant Israël comme un contributeur potentiel à la Guerre froide. Comme il l’a écrit avant son élection : « Ce n’est qu’en appréciant pleinement le rôle crucial joué par l’État d’Israël dans notre analyse stratégique que nous pourrons jeter les bases de la lutte contre les desseins de Moscou sur des territoires et des ressources vitales pour la sécurité et le bien-être de notre nation. » [6] Dans une large mesure, la politique des deux administrations Reagan s’accordait avec cette perspective.
Lorsque le secrétaire d’État Alexander Haig a tenté de créer un « consensus stratégique » au Moyen-Orient pour s’opposer à l’expansionnisme soviétique, les Israéliens se sont empressés d’emboîter le pas tandis que les États arabes se maintenaient à l’écart (insistant sur le fait que leur plus grand problème n’était pas le communisme mais le sionisme). Jérusalem a commencé à récolter les bénéfices de cette approche le 31 novembre 1981, lorsqu’elle a signé avec Washington un protocole d’accord appelé « coopération stratégique ». Malgré toutes ses limites (pas d’exercices conjoints ou de moyens réguliers de coopération), le protocole d’accord a pour la première fois formellement reconnu Israël comme un allié stratégique des États-Unis.
Deux ans plus tard, un nouveau protocole d’accord a créé deux groupes : le Joint Political-Military Group (JPMG, Groupe politico-militaire conjoint) pour discuter des moyens de contrer les menaces soviétiques [7] et le Joint Security Assistance Planning Group (JSAP, Groupe conjoint de planification de l’assistance à la sécurité) pour superviser l’aide à la sécurité. Lorsqu’en 1987, le Congrès a désigné Israël comme un allié majeur non membre de l’OTAN, les industries israéliennes pouvaient rivaliser à égalité avec celles des pays de l’OTAN pour les contrats de production de certains articles militaires. L’année suivante, un nouveau protocole englobait tous les accords antérieurs. À la fin du deuxième mandat de Reagan, les États-Unis avaient prépositionné du matériel en Israël, organisaient régulièrement des exercices d’entraînement conjoints, avaient commencé le co-développement du missile balistique anti-tactique Arrow et étaient engagés dans quantité d’autres initiatives de coopération militaire.
Ces liens stratégiques se sont encore renforcés au cours des huit dernières années. Un groupe de travail conjoint contre le terrorisme a vu le jour en 1996, tout comme un téléphone rouge entre le Pentagone et le ministère israélien de la Défense. Au début de 1997, Israël s’est connecté au système américain d’avertissement de missiles par satellite, qui lui fournit des avertissements en temps réel à propos de missiles hostiles. Le gouvernement américain continue de financer la recherche et le développement de systèmes d’armes et d’équipements militaires israéliens. [8]
Cette pléthore d’accords auxquels s’ajoutent les contacts interarmées institutionnalisés, constitue un remarquable réseau de connexions peut être bien unique pour deux États n’ayant pas de traité de défense mutuelle.
Liens économiques
L’intensification des programmes d’aide, du commerce, des efforts conjoints et de l’intervention américaine dans le système économique israélien ont rendu les États-Unis et Israël remarquablement interdépendants.
En matière économique aussi, la relation a commencé lentement. En 25 ans, entre 1949 et 1973, le gouvernement américain a fourni à Israël une aide totale de 3,2 milliards de dollars. Au cours des 23 années écoulées depuis 1974, Israël a reçu près de 75 milliards de dollars, ce qui en fait de loin le plus grand bénéficiaire par habitant. Israël est devenu un pays prospère dont le revenu par habitant rivalise avec celui de la Grande-Bretagne, de sorte que la volonté américaine de fournir une aide à Israël n’est plus uniquement basée sur le besoin. Au contraire, l’aide est aujourd’hui étroitement liée au processus de paix. Toute allusion à une réduction est rejetée au motif qu’elle mettrait en danger la confiance d’Israël et donc sa volonté de prendre des risques pour la paix. Ce qui rend l’aide américaine à Israël tout à fait unique. Bien qu’un nombre croissant de voix, notamment parmi les conservateurs des deux pays, expriment leur scepticisme quant à la poursuite de l’aide, celle-ci reste un pilier des relations entre les deux pays.
Deuxièmement, c’est en 1985 que le gouvernement américain a signé son tout premier accord de libre-échange (ALE) – avec Israël, bien entendu. Ce traité sans précédent a ouvert l’ensemble du marché américain à Israël en éliminant progressivement les droits de douane. [9] Par ailleurs, l’ALE a servi de modèle pour les accords ultérieurs avec le Canada et le Mexique. Fait révélateur, alors que ces deux derniers se sont heurtés à une opposition politique (et en particulier celle du Mexique, qui faisait partie du controversé Accord de libre-échange nord-américain), ce ne fut pas le cas pour Israël. En réalité, le vote du Sénat sur l’accord a été unanime. Comme la plupart des accords commerciaux, l’ALE avec Israël a généré sa part de différends commerciaux mais il a également atteint l’objectif visé d’augmenter le volume des échanges : le total des échanges bilatéraux s’est élevé à environ 4,7 milliards de dollars en 1985 et a atteint plus de 11 milliards de dollars en 1995, les exportations américaines vers Israël ayant doublé au cours de la dernière décennie. La coopération économique ne s’est pas non plus arrêtée à l’ALE. Ainsi en novembre 1996, les deux États ont signé un accord commercial agricole.
Troisièmement, les gouvernements ont créé des institutions pour stimuler la recherche et le développement conjoints. La Binational Industrial Research and Development Foundation (BIRD, Fondation binationale pour la recherche et le développement industriels), créée en 1977 avec un capital de 55 millions de dollars fourni par chacun de deux pays, finance des équipes mixtes israélo-américaines dans le développement et la commercialisation de produits technologiques innovants non liés à la défense, tels que les logiciels informatiques, les instruments de mesures, les communications, les appareils médicaux et semi-conducteurs. BIRD a financé plus de quatre cents projets conjoints en recherche et développement et haute technologie. La fondation estime que les produits développés à partir de ces entreprises ont généré des ventes pour un montant total de plus de 4,5 milliards de dollars et des recettes fiscales de plus de 200 millions de dollars rien qu’aux États-Unis, et ont créé environ vingt-mille emplois américains. BIRD a servi de modèle à diverses autres institutions conjointes traitant de l’agriculture [10], de la haute technologie [11] et de la Jordanie [12].
Enfin, en 1984, à une époque de crise économique en Israël (inflation annuelle de 450 %, dette extérieure gigantesque, réserves de change au plus bas, chômage élevé), le secrétaire d’État George Shultz a suggéré la création d’un groupe israélo-américain de développement économique conjoint (Joint Economic Development Group, JEDG) pour travailler sur les défis économiques d’Israël. Le JEDG a joué un rôle central dans la formulation du plan de stabilisation économique ambitieux et réussi d’Israël qui comprenait des coupes budgétaires, un contrôle plus strict de la masse monétaire et une dévaluation du shekel. Lorsqu’Israël a pris ces mesures et bien d’autres, Reagan a approuvé un programme d’aide d’urgence de 1,5 milliard de dollars qui a aidé à sauver l’économie israélienne de l’effondrement et à stimuler une reprise qui a réduit l’inflation de trois à deux chiffres. Ces étapes ont permis qu’Israël atteigne, une décennie plus tard, l’un des taux de croissance les plus rapides au monde. Entamé en 1984, le dialogue avec Israël se poursuit jusqu’à présent. À titre d’exemple, des accords ont été conclus en 1996 pour l’établissement de cadres communs d’évaluation de la mise en œuvre de la privatisation rapide de l’économie israélienne et de l’expansion du marché des capitaux.
Il n’est pas rare que les États-Unis instruisent d’autres nations sur la manière de stabiliser leurs économies (témoin, le cas récent du Mexique). Cependant, le cas israélien était inhabituel dans la mesure où c’est le Trésor américain, et non la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international, qui a fourni l’aide financière. Plus remarquable, le décaissement (ainsi que 3 milliards de dollars d’aide économique et militaire non urgente) n’a suscité aucune véritable opposition (le vote du Sénat était de 75 pour et 19 contre, le vote de la Chambre faisait partie d’une résolution continue). Israël est peut-être le seul pays à coopérer volontairement avec les États-Unis sur le développement de sa politique macroéconomique.
Connexions intellectuelles
Les intellectuels israéliens sont particulièrement sensibles à la vie intellectuelle aux États-Unis. Parmi les auteurs de premier plan aux États-Unis issus de pays non-anglophones, les Israéliens sont probablement les plus nombreux. On retrouve parmi eux des personnalités telles qu’Abba Eban, Amos Oz et David Grossman. Dans certains domaines comme les études bibliques et les études sur le Moyen-Orient, les universitaires israéliens non seulement jouent un rôle plus important que toute autre nationalité étrangère, mais en plus ils dirigent des programmes de recherche aux États-Unis. Plusieurs universités, dont celle de Georgetown, une institution jésuite, accordent régulièrement des créneaux horaires à un chercheur israélien en visite – chose qui pourrait s’avérer être unique.
De nombreux collèges américains ont des programmes d’échange d’étudiants et de professeurs avec des institutions israéliennes et plusieurs disposent de programmes universitaires communs. Les étudiants américains sont si nombreux en Israël qu’il existe des sections universitaires entières consacrées principalement aux étudiants américains comme l’école Rothberg pour les étudiants étrangers à l’Université hébraïque de Jérusalem. La connexion ne se limite pas non plus aux Juifs américains. Dans le cadre d’un programme plutôt inhabituel, l’organisation officiellement connue sous le nom de United Negro College Fund (UNCF) gère le programme d’échange UNCF / Israël en coopération avec des institutions juives et israéliennes pour envoyer des étudiants noirs américains en Israël afin d’y passer un mois d’été au travail dans un kibboutz, un autre mois à enseigner l’anglais à des Israéliens défavorisés et un troisième mois à étudier à l’Université hébraïque.
Les relations académiques comprennent également un volet gouvernemental. En 1972, les deux États ont créé la Binational Science Foundation (BSF) pour la promotion de la coopération en matière de recherche entre les scientifiques des deux pays, permettant ainsi une gamme élargie de relations non stratégiques. Bénéficiaire d’une dotation de 100 millions de dollars, la BSF a accordé plus de 2000 subventions impliquant environ 2000 scientifiques issus de plus de 300 instituts de recherche américains. Le succès de la BSF a donné naissance à une multitude d’autres institutions dont l’International Arid Lands Consortium (Consortium international des terres arides), une organisation indépendante à but non lucratif créée pour explorer les problèmes et les solutions des régions arides et semi-arides.
Initiatives de valeur partagées
Bien que les accords de coopération israélo-américains remontent au 19 février 1950, l’échange de publications officielles, leur nombre et leur portée se sont considérablement élargis sous l’administration Reagan, lorsque presque toutes les agences gouvernementales américaines et leurs homologues israéliens ont conclu des accords. Ainsi, le Service forestier américain a signé plusieurs protocoles d’accord avec le Fonds national juif pour la coopération dans la lutte contre les incendies, et pour la conservation et la gestion des terres. Le ministère de l’Énergie a renouvelé son accord avec son homologue pour se concentrer sur la commercialisation de technologies prometteuses. D’autres accords de ce type continuent d’être signés : en 1996, la Security Exchange Commission et l’Autorité israélienne de sécurité ont convenu de coopérer dans l’application de réglementations conjointes en matière de sécurité. En 1996 toujours, le FBI a annoncé son intention d’ouvrir un bureau à Tel-Aviv. Parmi les autres agences ayant conclu des accords figurent l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace, l’Agence de protection de l’environnement et les ministères du Travail, de l’Agriculture et de la Santé et des Services sociaux. Si bon nombre de ces protocoles d’accord ne sont guère plus que des bouts de papier, ils symbolisent une chose importante : l’intérêt des États-Unis à entretenir une coopération d’une force et d’une profondeur sans pareille.
Plus inhabituel encore, les Américains et les Israéliens ont de nombreux accords permanents au niveau de l’État et au niveau local. Les gouverneurs conduisent désormais régulièrement des délégations de chefs d’entreprise, d’enseignants et de responsables d’affaires culturelles en Israël. L’étape majeure dans ce domaine s’est produite en 1984, lors de la création du Texas Israel Exchange pour la promotion de projets entre le ministère de l’Agriculture du Texas et son pendant israélien. Au moins dix-neuf autres États ont suivi avec la signature d’accords pour promouvoir des domaines tels que le commerce, le tourisme, la recherche et la culture. Ainsi en 1993, la Caroline du Nord a signé un accord d’envergure qui, en seulement trois ans, a conduit à des projets tels que des centres de développement Caroline du Nord-Israël dans les deux pays, un centre israélien pour les personnes autistes basé sur un modèle de la Caroline du Nord, un échange en matière artistique qui aura pour résultat la plus grande exposition d’arts visuels israéliens jamais présentée en dehors d’Israël, et l’adoption par le troisième plus grand district scolaire de l’État d’un programme de tutorat par les pairs développé par l’Université hébraïque.
La dimension religieuse
Les Juifs ont un intérêt particulier bien connu pour Israël mais les chrétiens aussi. Une majorité substantielle de chrétiens américains sympathise constamment avec Israël qu’elle ne considère pas comme un pays parmi d’autres mais comme une source clé de l’héritage judéo-chrétien commun.
Ce sentiment spécial pour Israël se traduit directement sur le terrain politique. Alors que l’opinion publique américaine n’aime pas en général l’aide fournie à l’étranger, les sondages montrent que « la plupart des Américains soutiennent fermement » l’aide économique et militaire à Israël. [13]
Immixtions mutuelles
La règle générale selon laquelle un État ne s’immisce pas dans les affaires d’un autre ne tient pas face à ce qui s’apparente fortement à une relation de famille. Yitzhak Rabin a soutenu Gerald Ford en 1972 et George Bush en 1992. Pour sa part, Bill Clinton a fait tout ce qu’il pouvait raisonnablement faire, y compris une apparition virtuelle dans une campagne conjointe, pour aider à la réélection de Shimon Peres. En 1992, le secrétaire d’État James Baker a provoqué en Israël la tenue d’élections législatives anticipées sur le résultat desquelles le Rabbi Loubavitch de Brooklyn a ensuite joué un rôle. Il est intéressant de constater qu’aucune des deux parties ne voit d’inconvénient à cette ingérence. En 1989, apprenant les initiatives américaines en vue de maintenir les travaillistes dans un gouvernement de coalition avec le Likoud, un responsable israélien anonyme a répondu sereinement :
En raison de l’intensité et de l’intimité des relations entre nos deux pays, nous nous sommes habitués à ce genre d’intervention et nous ne considérons pas cela comme une ingérence [14].
On aurait peine à imaginer un fonctionnaire tenant de tels propos sur un autre pays.
Il arrive parfois que les Israéliens implorent l’ingérence américaine en vue d’influer sur leur politique interne. En 1982, les détracteurs du Premier ministre Begin ont fait appel au gouvernement américain pour que celui-ci réduise son aide et permette ainsi de faire changer la politique de Begin en Cisjordanie. En 1988, quatre des écrivains israéliens les plus connus (Yehuda Amichai, Amos Elon, Amos Oz et A. B. Yehoshua) ont publié une déclaration appelant les Juifs américains et « tous les amis d’Israël aux États-Unis à s’exprimer » par rapport à la politique israélienne en Cisjordanie. Fait plus remarquable, ils ont soutenu que « par leur silence même, [les Juifs américains] interviennent massivement dans la politique israélienne. » [15] En 1992, un grand journal israélien a publié un article d’opinion qui qualifiait la pression continue sur Israël de « condition la plus importante pour faire avancer l’ensemble du processus [de paix] ». [16]
Le lien exceptionnel qui unit les États-Unis et Israël permet aux Israéliens de nourrir des attentes démesurées quant à leur influence aux États-Unis. En 1994, le ministre israélien de la Santé Ephraïm Sneh a eu l’audace de donner des ordres au gouvernement américain par rapport à ce qu’Israël était prêt à tolérer dans ses relations avec les Arabes : « Les États-Unis se sont révélés être un partenaire fiable et fidèle des Israéliens, qui ne fera pas évoluer ses propres relations avec les États arabes tant que ces derniers ne feront pas de réels progrès dans les pourparlers de paix avec Israël. » [17] Peu de temps avant sa mort en 1995, Yitzhak Rabin avait littéralement ordonné aux Juifs américains de ne pas exercer leur droit de citoyens à faire pression sur le Congrès comme ils l’entendaient : « Essayer d’influencer le Congrès américain contre la politique du gouvernement démocratiquement élu d’Israël est une chose qu’on ne peut tolérer. » [18]
Plus frappant encore, les dirigeants israéliens se sentent parfois autorisés à disposer des fonds américains. En 1994, des rapports ont fait surface selon lesquels les Israéliens demandaient 5 milliards de dollars en guise de compensation pour leur retrait des hauteurs du Golan et estimaient que les Syriens avaient besoin d’une somme équivalente. [19] À d’autres moments, les Israéliens ont clairement indiqué qu’ils s’attendaient également à une récompense pour la Syrie. Concrètement, Abraham Tamir, l’un des négociateurs d’Israël avec l’Égypte, a déclaré que « si Clinton et les États-Unis veulent vraiment la paix entre Israël et la Syrie, ils devront payer pour ça. » [20]
Les relations israélo-américaines sont si intenses que ceux qui souhaitent du mal à Israël, ou les plus modérés d’entre eux, adoptent un langage pro-israélien pour faire valoir leur point de vue plus efficacement. En 1991, John Bryant, membre libéral du Congrès, élu de Dallas, a proposé de suspendre le financement d’Israël tant que les colonies de Cisjordanie ne seront pas stoppées. Justifiant son projet de loi, Bryant a affirmé qu’il voulait « préserver le peuple d’Israël des politiques extrêmes » du gouvernement du Likoud. [21] En utilisant un langage très similaire, l’un des ennemis les plus déterminés d’Israël aux États-Unis, Talcott Seelye, a expliqué son opposition aux politiques du Likoud non pas parce que celles-ci portaient atteinte aux États-Unis mais parce qu’il les trouvait « contraires aux intérêts d’Israël à long terme » ! [22] Les voix anti-israéliennes adoptent également un autre stratagème, affirmant que leur critique d’Israël témoigne de leur profond respect pour l’État juif. George McGovern a cherché à transformer les critiques incessantes à l’encontre d’Israël en quelque chose de positif en déclarant : « Si je place un niveau d’exigence plus élevé pour Israël et mon propre pays que pour les autres, c’est par mesure de respect pour les valeurs fondamentales de ces deux nations. » [23] En 1987, Norman Podhoretz notait : « à en juger par les protestations qui de nos jours, accompagnent invariablement les châtiments d’Israël, jamais nation n’a été gratifiée d’autant d’amis. » [24]
Conclusion
Ce ne sont là que quelques-uns des liens les plus visibles entre les deux pays. Il y en a bien d’autres. Ainsi, le pourcentage d’Israéliens ayant des parents proches aux États-Unis est supérieur à celui de n’importe quel autre pays, ce qui fait de l’Amérique un endroit des plus familiers. Israël est le seul pays où les Américains sont autorisés à occuper des fonctions publiques tout en conservant leur citoyenneté américaine. En 1992, quand l’équipe de transition de Clinton a établi le premier contact officiel avec un représentant étranger, c’était avec l’ambassadeur israélien. La politique du Moyen-Orient s’immisce si profondément dans la vie publique américaine, et en particulier à New York, que :
On peut parfois avoir l’impression, en lisant les gros titres, qu’il faut considérer New York comme un département du Moyen-Orient. À d’autres moments, il semble que le Moyen-Orient – ou, en tous les cas, Israël – constitue un district de la ville. [25]
Ces liens omniprésents créent un contexte durable qui absorbe bon nombre des aléas de la politique actuelle. Prenons l’élection de Benyamin Netanyahou au poste de Premier ministre d’Israël en mai 1996, un événement qui aurait pu entraîner une détérioration des relations israélo-américaines. La programme de Netanyahou sur le processus de paix était en contradiction avec la politique américaine. Quelques semaines après la victoire de Netanyahou, il est devenu évident que les relations dans leur ensemble étaient plus étroites que jamais. Netanyahou s’est rendu aux États-Unis dans le cadre d’une tournée presque triomphale, a charmé Clinton, s’est adressé à une session conjointe du Congrès et a provoqué la paralysie du trafic dans les rues de Manhattan. Les différences entre les dirigeants israéliens et américains sont relativement minimes et portent principalement sur les moyens d’atteindre des objectifs communs. Certains problèmes, tels que les actions israéliennes unilatérales à Jérusalem et la construction de colonies, ont constamment provoqué des tensions – plus récemment, la construction à Har Homa. Ces disputes donnent lieu à des récriminations publiques et privées mais n’affectent pas vraiment les relations dans leur ensemble.
Dans le pire des cas, une administration américaine pourrait chercher à faire pression sur les Israéliens et même réduire le niveau de coopération (par exemple, en suspendant les livraisons d’armes ou en réduisant la coopération stratégique) mais les liens sont aujourd’hui si nombreux et si forts qu’une rupture d’alliance est peu probable. Contrairement à Dwight Eisenhower en 1956-1957, aucun président à l’heure actuelle ne peut menacer de manière crédible une interruption de l’aide car une telle action ne recevrait pas le soutien du Congrès. Les relations économiques, académiques et personnelles entre les citoyens des deux pays sont largement à l’abri des aléas politiques. Le développement ultérieur de cette relation remarquable pourrait être retardé mais pas contré.
[1] Jimmy Carter a utilisé le terme « relation spéciale » en 1977, Yitzhak Rabin en 1992 et Warren Christopher en 1993. Tous trois sont cités par Bernard Reich, « The United States and Israel: The Nature of a Special Relationship », dans David W. Lesch, The Middle East and the United States: A Historical and Political Assessment (Boulder, Colo.: Westview, 1996), pp. 233, 248.
[2] Par exemple, Mohamed Al-Kiswani et Mohamed Khawas, The U.S. and Israel: A Very Special Relationship (Londres : Zed Press, 1984) ; Bernard Reich, The United States and Israel: Influence in the Special Relationship (New York : Praeger, 1984) ; Claudia Wright, Spy, Steal, and Smuggle: Israel’s Special Relationship with the United States (Belmont, Mass. : AAUG Press, 1986) ; et Abraham Ben-Zvi, The United States and Israel: The Limits of the Special Relationship (New York : Columbia University Press, 1993). Ben-Zvi développe ce qu’il appelle le paradigme de la « relation spéciale » (pp. 14-27) qu’il oppose au paradigme de « l’intérêt national américain ».
[3] The New York Times, 21 décembre 1981, 13 septembre 1991.
[4] L’ambassadeur des États-Unis auprès du Saint-Siège, Thomas Melady, raconte comment, « au cours d’un processus diplomatique des plus inhabituels », il a été chargé de promouvoir ces liens, puis comment lui et sa femme ont « remercié Dieu » et se sont réjouis avec une bouteille de champagne de voir ces liens se créer. Voir Thomas Patrick Melady, « Vatican-Israeli Link: How the U.S. Helped », Crisis, mars 1994, p. 9.
[5] Davar, 21 février 1993.
[6] The Washington Post, 15 août 1979.
[7] Malgré cette mission, le JPMG s’est presque immédiatement concentré principalement sur les préoccupations bilatérales entre Israël et les États-Unis.
[8] Tels que le missile Arrow, le laser tactique à haute énergie Nautilus, le système de missile d’autodéfense du navire Barak, les plaques de blindage réactif Bradley, les sièges anticollision, le missile Have-Nap et les véhicules aériens sans équipage.
[9] En 1996, l’ALE a été amendé pour permettre au président de réduire les tarifs sur les biens et services en provenance de Gaza et de Cisjordanie.
[10] Le Binational Agricultural Research and Development Fund (BARD, Fonds binational de recherche et de développement agricoles) a été créé en 1978, là encore avec des contributions égales de 55 millions de dollars. Ce Fonds a financé 725 projets qui ont conduit à de nouvelles technologies dans les domaines de l’irrigation au goutte-à-goutte, des pesticides, de la pisciculture, du bétail, de la volaille, du contrôle des maladies et de l’équipement agricole.
[11] Créée en 1993 avec la promesse d’un apport de 15 millions de dollars de chaque gouvernement sur trois ans, la U.S.-Israel Science & Technology Commission (USISTC, Commission israélo-américaine pour la science et la technologie) encourage les industries de haute technologie des deux pays à s’engager dans des projets communs, favorise les échanges scientifiques entre les universités et les instituts de recherche, promeut le développement de technologies agricoles et environnementales, et contribue à l’adaptation de la technologie militaire à la production civile.
[12] En 1996, les États-Unis, la Jordanie et Israël ont créé TRIDE (Trilateral Industrial Development) destiné à encourager la coopération économique comme pilier du processus de paix. Inspiré de BIRD, TRIDE soutient des projets de coentreprise menés par des sociétés du secteur privé des trois pays.
[13] Eytan Gilboa tire cette conclusion au terme d’un examen de données de sondages sur une période de quarante ans dans American Public Opinion Toward Israel and the Arab-Israeli Conflict (Lexington, Mass. : Lexington Books, 1987), p. 308.
[14] The New York Times, 12 juillet 1989.
[15] « Silence of American Jews Supports Wrong Side, » (Le silence des Juifs américains soutient le mauvais camp), The New York Times, 21 février 1988.
[16] Ran Kislev, dans le quotidien Ha’aretz, 9 novembre 1992.
[17] Discours au Washington Institute for Near East Policy, tel que paraphrasé dans Peacewatch, 9 août 1994.
[18] Jewish Exponent (Philadelphie), 14 juillet 1995.
[19] Israël : Ha’aretz, 8 mai 1994. Syrie : Dore Gold cité dans The Christian Science Monitor, 28 octobre 1994.
[20] John West, « Israel, Syria see U.S. as a Guarantor of Peace » (Israël, la Syrie voient les États-Unis comme un garant de la paix), Reuters, 25 octobre 1994.
[21] The Jerusalem Report, 11 juillet 1991. Le même schéma existe également dans d’autres pays. Ainsi en 1988, David Mellor, ancien ministre britannique et critique hostile d’Israël, s’est présenté comme « un ami sincère » de l’État juif (The Jerusalem Report, 10 septembre 1992).
[22] Cité dans Robert D. Kaplan, The Arabists: The Romance of an American Elite (New York : Free Press, 1993), p. 141.
[23] « McGovern Replies to NER Story », Near East Report, 19 juillet 1993.
[24] The New York Post, 22 décembre 1987.
[25] Andy Logan, « Middle East on the Hudson », The New Yorker, 28 mars 1994. Logan cite la fusillade en voiture d’étudiants hassidiques par Rashid Baz, les origines de Baruch Goldstein et Meir Kahane dans la ville, l’assassinat de Kahane en ville et l’attentat à la bombe [de 1993, NdT] contre le World Trade Center.
Mise à jour du 1er juin 1997. Dans un sens, cet article fait suite à un article important de Steven Spiegel, « US Relations with Israel: The Military Benefits » (non publié en ligne), que j’ai eu le privilège de publier en 1986 en tant que rédacteur en chef d’Orbis.
Mise à jour du 1er juin 2010. Gil Ehrenkranz, « How the United States Has Benefited from Its Alliance with Israel« , MERIA, actualise ces deux analyses.
Mise à jour du 1er juin 2011. Michael Oren, ambassadeur d’Israël aux États-Unis (et lui-même spécialiste majeur des relations entre Israël et les États-Unis) expose son point de vue sur « The Ultimate Ally, The ‘realists’ are wrong: America needs Israel now more than ever » (L’ultime allié, les « réalistes » ont tort : l’Amérique a besoin d’Israël maintenant plus que jamais).
Mise à jour du 1er novembre 2011. Un autre regard sur ce sujet est paru : Israel: A Strategic Asset for the United States (Israël : un atout stratégique pour les États-Unis) par Robert D. Blackwill et Walter B. Slocombe.
Mise à jour du 1er septembre 2012. Pour une autre mise à jour de cet article, voir Asset Test : How the United States Benefits from Its Alliance with Israel par Michael Eisenstadt et David Pollock du Washington Institute for Near Eastern Policy.
Mise à jour du 7 novembre 2012. Eisenstadt et Pollock résument leurs résultats dans « Friends with Benefits: Why the US-Israeli Alliance Is Good for America« .
Mise à jour du 1er mars 2013. Dore Gold couvre ce territoire aujourd’hui « d’aussi près que jamais » à « As Close as Ever ».