Il ne faut pas abuser des grands mots, et encore moins des comparaisons historiques. Mais là on a du mal à éviter les uns et les autres. Après le communiqué de Jean-Marc Ayrault appelant à « l’apaisement », dans la crise opposant la Turquie à deux pays de l’Union européenne, les termes qui viennent à l’esprit sont : indignité, déshonneur, honte. Quant à la comparaison historique, elle s’impose d’elle-même : en 1938, Chamberlain et Daladier nous invitaient à l’appeasement face à Hitler, en 2017, Ayrault prône l’apaisement face à Erdogan. On aimerait penser que c’est par hasard – et par une ignorance historique crasse – que le chef de notre diplomatie a précisément choisi, parmi tous les mots qu’il aurait pu employer, celui qui rappelle comment, à Munich, l’Europe s’est mise aux pieds devant le Führer. Mais on ne voit pas comment un professeur d’allemand pourrait ignorer ce triste épisode devenu un nom commun. Difficile, dans ces conditions, de ne pas voir dans le communiqué du Quai d’Orsay l’expression d’un inconscient munichois qui nous pousse à capituler aujourd’hui devant l’islam radical comme hier devant le nazisme.
L’UE sans chair ni passé
Car il ne s’agit pas seulement ici de « solécisme en parlant », comme aurait dit Molière, mais d’une étrange faute dans la conduite de notre politique étrangère. S’il y a une continuité dans le quinquennat de François Hollande, et aussi une cohérence entre les discours et les actes, c’est bien la préférence européenne. Le président de la République a fait de la solidarité avec l’Europe en général et l’Allemagne en particulier le point névralgique de sa politique, y compris, souvent, contre l’avis des Français. Après avoir juré qu’on allait voir ce qu’on allait voir et promis que Merkel saurait de quel bois il se chauffe, il s’est pratiquement inscrit, au long de ces cinq années, dans le sillage de Berlin.
Face à la Turquie d’Erdogan et à ses prétentions folles à venir enrôler sous notre nez des citoyens européens, c’était le moment ou jamais de parler d’une seule voix. Et c’est la France qui se prosterne, la France qui aime tant donner çà ses partenaires des leçons de savoir-vivre européen. Si on avait voulu prouver que l’UE n’est qu’une série de règles destinées à faciliter la vie des multinationales et qu’elle n’est porteuse ni de la civilisation, ni des valeurs dans lesquelles les gouvernants européens, particulièrement les Français, adorent se draper, on ne s’y serait pas pris autrement.
Toutefois, que l’UE prouve, une fois de plus, qu’elle n’a ni chair, ni passé, ni d’ailleurs la moindre ambition de transmettre l’héritage historique de l’Europe, n’est pas le plus grave. Ce qui cause un véritable chagrin, et pour tout dire, de la honte, c’est de voir la France se singulariser dans la soumission. On croyait que les Pays Bas, et dans une moindre mesure l’Allemagne, qui ont ouvertement choisi le modèle multiculturel de coexistence des différences, étaient plus vulnérables que la France républicaine aux défis identitaires. Lancé de l’extérieur par le chef d’un Etat supposé ami, celui-ci semble avoir réveillé la fierté nationale des Hollandais et des Allemands, quand celle-ci paraît absente au plus haut niveau de l’Etat en France. Alors que le chef de l’Etat turc, rendu fou furieux par le refus de deux pays européens de laisser tenir meeting, se répandait en imprécations, allant jusqu’à évoquer le nazisme, Jean-Marc Ayrault ne voyait « pas de raison d’interdire » une réunion similaire organisée à Metz, « réunion qui, au demeurant, ne présentait aucune possibilité d’ingérence dans la vie politique française. »
Nous sommes les champions de la tolérance
Que les représentants d’un parti étranger viennent prêcher des valeurs étrangères ou frontalement opposées aux nôtres devant des citoyens français ou des étrangers établis en France, ne constitue pas seulement une ingérence dans notre vie politique, mais une inacceptable intervention dans notre existence collective assortie d’un risque de trouble à l’ordre public qui devrait suffire à n’importe quel Tribunal administratif pour interdire la réunion. Du reste, on voit mal pourquoi des partis étrangers, même parfaitement aux normes de la démocratie libérale, feraient campagne en France. Jean-Marc Ayrault se monterait-il aussi accommodant si les responsables du Likoud, par exemple, avaient la très mauvaise idée de tenir meeting à Sarcelles ?
Mais voilà que nous sommes désormais les champions de la tolérance, face à un régime qui s’éloigne chaque jour un peu plus de ces normes. Et, tout cela, me rappelle Alain Finkielkraut, pour un type qui bafoue les libertés, emprisonne les opposants et a, sous couvert de réprimer un coup d’Etat, organisé un contre-coup d’Etat. Sans parler de son palais de 600 pièces. On dirait qu’Erdogan se croit tout permis. « C’est un seigneur ottoman qui nous traite de nazis », résume Finkielkraut. Et qui sait à merveille retourner nos libertés contre nous.
La position française a été condamnée par une grande partie de la classe politique, d’Esther Benbassa à Marine Le Pen, en passant par Macron et Fillon, mais à la notable exception de Benoît Hamon qui, à la Guadeloupe, a estimé que « le rôle de la France n’était pas d’interdire a priori un débat en dépit de nos désaccords avec Erdogan », tout en déplorant, bien sûr, les noms d’oiseaux et autres comparaisons infâmantes employés par celui-ci et en appelant la Turquie à la raison. Si on leur demande gentiment ça va sûrement marcher. En attendant, la diplomatie du laisser-faire de Jean-Marc Ayrault et François Hollande est parfaitement en phase avec le discours de l’excuse qui a cours dans une grande partie de la gauche au sujet des méfaits commis par des enfants d’immigrés, dont une partie refuse avec constance de changer de généalogie, préférant la loi des Frères à celle de la République. C’est aussi devant ceux-là que Jean-Marc Ayrault capitule. Pas parce qu’il aime les islamistes. Parce qu’il croit qu’ils sont les plus forts. C’est encore moins glorieux