Radio J. 9 janvier 2025
La question que chacun se pose, qu’il soit un responsable, un expert ou un stratège en chambre est de savoir si Israël doit frapper les Houthis ou s’il doit directement attaquer le commanditaire, c’est-à-dire l’Iran. Ce commanditaire est vraiment très près, suivant tous les experts, de disposer d’une quantité d’uranium enrichi suffisante pour fabriquer deux ou trois bombes nucléaires.
Les mollahs iraniens considèrent que cette bombe est leur gage de survie, leur fébrilité est d’autant plus grande que les installations de défense ont été durement détériorées, qu’une nouvelle administration américaine a priori plus dure va prendre place et que leur proxy principal, le Hezbollah, est très malade. Or, s’il est pour Israël bien difficile de bombarder, sans les bombes spéciales et leurs avions porteurs spécifiques américains, des installations d’enrichissement nucléaire aussi profondément enterrées que celle de Fordow, à 90 m sous une montagne, la situation sera encore plus difficile quand les Iraniens auront obtenu une quantité d’uranium enrichi suffisante, qu’il sera bien plus facile de cacher qu’une usine, en attendant de «weaponiser» cette dose dans un système de déclenchement adapté.
Vers 2011, Netanyahu et son ministre de la défense, qui s’appelait Ehud Barak, étaient prêts, dit-on, à bombarder les installations nucléaires iraniennes. Ils ne l’ont pas fait à cause de l’opposition du chef d’Etat Major, Gaby Ashkenazy, du chef du Mossad, Meir Dagan et du chef du Shin Bet Yuval Diskin qui considéraient que Tsahal n’était pas prête à une telle opération et que les Iraniens n’étaient pas encore sur le point de disposer d’une bombe nucléaire. Ce qui rétrospectivement était vrai. Or tout récemment, David Barnea, chef du Mossad, aurait déclaré qu’il ne suffit pas de frapper les Houthis mais qu’il faut viser les installations iraniennes. Douze ans plus tard, la situation a évidemment changé. Je m’abstiendrai du ridicule de donner mon avis, mais il est inutile d’insister sur le fait que la décision ou la non-décision seront lourdes de conséquences.
L’Iran fournissait aux Houthis pendant la guerre contre l’Arabie Saoudite des missiles à courte portée, qu’il sait produire à bas prix. Les Houthis les envoyaient sur les Saoudiens et aujourd’hui sur les bateaux transitant par le détroit de Bab el Mandeb vers le canal de Suez. Près de la moitié des 9 millions de barils de pétrole quotidiens et de gaz et des conteneurs maritimes de tous types de cargaison doivent ainsi par prudence contourner aujourd’hui l’Afrique. Le trafic du port de Eilat aurait chuté de 80%. Les manques à gagner pour l’économie égyptienne et même israélienne sont considérables. Faut-il rappeler que le blocage du détroit de Tiran par Nasser en 1967 a été considéré comme un acte de guerre ? La doctrine Carter de protection du Golfe persique ne s’applique pas nominalement à la Mer Rouge mais les Américains y maintiennent une présence navale importante pour sécuriser les accès. Or beaucoup d’experts pensent qu’un jour ou l’autre, un de ces navires militaires américains risque d’être coulés car les délais de réaction devant des missiles hypersoniques envoyés de si près sont très courts.
Mais Tel Aviv est à 2000 km du Yémen et les missiles balistiques lancés par les Houthis à cette distance sont de technologie complexe. Contrairement à ce que certains pensent, il s’agit d’un matériel qui n’est ni rudimentaire, ni bon marché, même si les prix n’ont évidemment rien à voir avec les gigantesques coûts des machines de guerre américaines (13 milliards de dollars pour un porte-avions, 150 millions de dollars pour un F35 de nouvelle génération). En fait les missiles, que les Houthis prétendent aujourd’hui savoir fabriquer eux-mêmes, peuvent être transportés en pièces détachées, par les déserts de Oman ou dans des cales de bateaux de pêche. Ces facilités technologiques donnent à la guerre asymétrique, celle du faible vers le fort, de nouvelles et très inquiétantes perspectives.
De plus, les Houthis sont des durs à cuire. La guerre menée contre eux entre 2015 et 2022 par une coalition dirigée par l’Arabie Saoudite, qui luttait contre les avancées iraniennes et théoriquement en faveur d’un gouvernement yéménite légitime qui ne contrôlait plus que Aden et le sud du pays, a entrainé près de 400 000 morts, dont une grande partie par famine et épidémies. Mais elle n’a pas fait plier les Houthis, dirigés par un chef charismatique, Abd el Malik, et les Saoudiens ont dû signer en octobre 2022 un cessez-le-feu. La crise humanitaire est majeure, l’aide internationale passe par le port de Hodeida sur la Mer Rouge, contrôlé par les Houthis et devant les appels des ONG et du secrétaire général de l’ONU, l’administration Biden leur a retiré la désignation d’organisation terroriste qui aurait entravé les secours. C’est donc à l’abri d’une certaine impunité juridique que les Houthis ont pu lancer leurs attaques.
Israël avait sur le Hezbollah une quantité d’informations considérable acquise lors de dizaines d’années de confrontations et de surveillance. Il n’avait évidemment pas sur les Houthis la même qualité de renseignements. Mais qui pouvait se douter que ce mouvement inconnu, isolé dans ses montagnes et sans aucun lien objectif avec le conflit israélo-palestinien ferait preuve d’une telle agressivité contre Israël et qu’il obéirait avec un tel enthousiasme aux demandes iraniennes malgré les risques de représailles ? Car il ne faut pas tourner autour du pot – malgré leurs dénégations et leur prétentions d’autonomie, les Houthis font ce que les Iraniens leur demandent de faire. Pourquoi ?
Pour comprendre cela, il faut pénétrer plus profondément dans l’écheveau complexe mais instructif de l’histoire politique du Yémen et comprendre la place des Houthis dans cette histoire.
Le Yémen. Considérations générales
Le Yémen est un pays dont la superficie est équivalente à celle de la France avec une population de 30 millions d’habitants (elle a doublé en trente ans). Les citoyens yéménites sont probablement plus nombreux aujourd’hui que les citoyens Saoudiens mais leur PIB par habitant n’a rien à voir : la production pétrolière du Yémen, pourtant source majeure de devises, est misérable par rapport à celle de ses voisins.
On distingue un Yémen du Nord et un Yémen du Sud, mais la dénomination est trompeuse : le Yémen du Nord est un rectangle à l’ouest, dont le long côté longe la Mer Rouge, le Yémen du Sud est un quadrilatère qui donne sur l’Océan Indien.
Le Yémen du Sud
Le Yemen du Sud, séparé de l’Arabie Saoudite par l’immense désert, peu franchissable, du Rub al-Khali, est marqué par la tutelle britannique qui a fait à partir de 1839 du petit port de Aden une étape essentielle sur la route des Indes et qui a négocié avec les cheikhs locaux un protectorat sur la région. La marche vers l’indépendance a pris assez logiquement un tour antiimpérialiste et le Yémen du Sud est devenu en 1970 un Etat marxiste-léniniste, le seul du monde arabe, base arrière des mouvements terroristes palestiniens, de l’Armée rouge japonaise et de la bande à Baader allemande. La dissolution de l’URSS et les difficultés économiques ont contraint en 1990 à l’unification avec le Yémen du Nord, beaucoup plus peuplé, sous la Présidence de Ali Abdullah Saleh au pouvoir dans le nord depuis 1978.
La révolte houthie et la perte de la capitale Sanaa par le gouvernement légal ont entrainé son repli vers un Etat du Yémen du Sud qui représente le Yémen aux Nations Unies, sous la direction actuelle d’un Conseil de Direction présidentiel où les Saoudiens portent à bras le corps les loyalistes, partisans d’un Yémen unifié, alors que leurs alliés Emiratis soutiennent des sécessionnistes partisans d’un Sud Yémen séparé, qu’ils pensent mieux à même de lutter contre les Frères Musulmans très actifs dans le Sud, alors que les les Saoudiens plus tournés vers le Yémen du Nord ou un Yémen unifié, leur sont relativement indifférents.
Il faut ajouter l’AQPI, Al-Qaida dans la Péninsule islamique, dont les repères essentiels se trouvent en Hadramaout dans l’Est du Yémen du Sud. Ce fut la plus dangereuse des filiales de Al Qaida, certains de ses dirigeants d’origine américaine ont créé Inspire, ce magazine en ligne impeccable qui expliquait en anglais comment créer des bombes dans la cuisine de ses parents. AQPI a été frappée par plusieurs attaques de drones américains et semble battre de l’aile même si elle continue de proférer ses menaces. Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, il ne faut pas oublier que Said Kouachi s’était formé au Yémen avec AQPI et que son frère et lui avaient déclaré leur allégeance à cette organisation.
Le Yémen du Nord
Plus peuplé, le Yemen du Nord, qui jouxte l’Arabie Saoudite, a été appelé Arabia felix, l’Arabie heureuse, dans l’antiquité. C’était un maillon essentiel dans le commerce de l’encens et des épices, mais aussi une région agricole prospère grâce à une pluviosité favorisée par sa barrière montagneuse. Le barrage de Marib, considéré comme une merveille technologique, permettait une large irrigation, et sa rupture au Vie siècle hâta la fin d’une civilisation sudarabique pré-islamique glorieuse dont les royaumes de Saba et de Himyar furent les acteurs successifs et dont les magnifiques maisons de Sanaa, la capitale du Nord, sont des témoins.
Difficile à contrôler du fait de son relief, et bien que peuplé aussi par une forte minorité sunnite, le Yémen du Nord fut depuis le dixième siècle dirigé par des imams zaidites (notre illustration : le logo zaidit), un prédicateur de cette secte, descendant de Zayd, arrière petit fils de Ali, ayant été choisi pour arbitrer les rivalités tribales. Après la défaite turque de 1918, le Yémen du Nord devint une théocratie zaidite indépendante dirigé par des rois particulièrement rétrogrades.
En 1962 une révolution nationaliste fomentée par le régime nassérien prend le pouvoir. Après huit ans de guerre entre troupes gouvernementales soutenues par l’Egypte et royalistes soutenues par l’Arabie Saoudite, un compromis se fait sous forme d’une république où les tribus conservent un très fort pouvoir. En 1978, la présidence revient à Ali Abdullah Saleh qui devient en 1990 président d’un Yémen unifié. Il suscitera en raison d’un régime corrompu, clientéliste et inefficace des révoltes aussi bien au nord qu’au sud. Il doit céder le pouvoir à son vice-président en 2012 lors du printemps arabe, fait alliance avec les Houthis, ses ennemis de toujours et revient au pouvoir, ce qui déclenche la guerre avec l’Arabie Saoudite. Il cherche à négocier avec les Saoudiens et abandonne les Houthis qui finissent par l’assassiner en 2017. Il faut ajouter que Ali Abdullah Saleh, qui quémandait auprès des Américains de l’argent pour sa lutte contre Al Qaida, a très probablement aidé en 2006 23 membres de cette organisation à s’évader de la prison centrale de Sanaa, pour les utiliser dans sa lutte d’alors contre les Houthis. A partir de ce groupe s’est créée l’ACPI. On comprend que l’histoire du Yémen contemporain est complexe et que la formule préférée de Ali Abdullah Saleh, «diriger le Yémen, c’était comme danser au dessus d’un groupe de serpents» s’applique parfaitement.
Les Houthis
Alors, qui sont les Houthis, qui se font appeler «Ansar Allah», partisans de D’ et qui sont des chiites zaidites comme la plupart des tribus de cette région ? C’est le nom d’une petite tribu de l’extrême nord du Yémen du Nord. Le fondateur du mouvement, Hussein Badreddin al-Houthi, tirait son prestige de ses connaissances religieuses et de sa qualité de sayyid autrement dit de descendant du prophète. Il fonde son mouvement en protestation contre la dépendance du régime de Saleh par rapport à l’Occident et à l’Arabie Saoudite wahhabiste, c’est-à-dire particulièrement intolérante à tout ce qu’elle considère comme une hérésie et en particulier le chiisme. En 2004, Hussein Badreddin al-Houthi est tué par l’armée yéménite. Son frère Abd el Malik, de 20 ans son cadet, prend la direction du mouvement. Il en fait une véritable armée qui conquiert l’ensemble du Yémen du Nord, échoue au Sud devant Aden, résiste aux Saoudiens et à leurs alliés émiratis lourdement armés par l’Occident et défraie aujourd’hui la chronique par ses tirs contre Israël et ses menaces sur la Mer Rouge.
Son identité zaydite, commune à la région dont il est issu, est capitale mais s’inscrit dans une solidarité chiite plus large. Son frère ainé et probablement lui ont vécu en Iran. Ils ont étudié à Qom, la ville sainte du chiisme iranien et ils auraient rencontré Khamenei et Nasrallah. La loyauté du clan houthi envers l’Iran des mollahs semble totale et s’enracine probablement dans ces liens personnels. Après tout, ils savent que grâce à Khomeini et ses disciples, le chiisme, tenu pour une secte hérétique et passablement méprisable par beaucoup de sunnites, a acquis une visibilité et un prestige dont ils ne pouvaient rêver dans l’horizon confiné de leurs montagnes lointaines. Les divergences religieuses ne comptent pas beaucoup, d’autant plus que Khomeini, en édictant cette nouveauté théologique majeure qu’est la wilayat al-faqih, le gouvernement du juriste, se rapproche de la conception même du zaidisme qui est de donner le pouvoir politique suprême à un dignitaire religieux à condition qu’il soit personnellement qualifié, quelle que soit sa place dans la descendance du prophète. Cela permet de ne pas suspendre le pouvoir politique au retour de l’imam caché, le Mahdi, ce douzième imam auquel les chiites iraniens «duodécimain» croient et les zaidites non. Cette différence pèse peu devant la désignation d’ennemis communs et la lutte à mort contre eux. Khomeini et son successeur Khamenei, du fait même du caractère minoritaire du chiisme, ont toujours su faire alliance avec certains groupes sunnites (Hamas et autres frères musulmans) ou marginaux (alaouites).
Les obsessions sont parfaitement résumées dans la devise des Houthis, scandée au cours de toutes leurs réunions: « D’ est grand, mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction sur les Juifs, victoire à l’islam ». Ce slogan, qui provient de Hussein Badreddin al-Houthi lui-même, est manifestement d’influence iranienne. Il est clairement antisémite, il nomme sous deux vocables différents Israël et les Juifs, et confirme que la haine ne se limite pas à Israël.
Les Juifs et le Yémen
C’est l’occasion de parler des Juifs yéménites. On ne sait pas quand ils sont venus mais, non seulement ils étaient nombreux dans la péninsule arabique, comme en témoigne l’existence des trois tribus juives de Médine à l’époque de Mahomet, mais au Yémen a fleuri le seul royaume juif après la destruction du Temple de Jérusalem, avant celui des khazars, d’ailleurs moins documenté. Il s’agit du puissant royaume himyarite, dont le roi et l’élite dirigeante semblent s’être convertis au judaisme vers le 4e siècle et qui domina la plus grande partie de toute la péninsule arabique jusqu’au milieu du Vie siècle, où il disparut sous les coups du royaume chrétien de Axoum en Ethiopie.
Après l’arrivée de l’Islam, les Juifs yéménites deviennent des dhimmis. Ils sont orfèvres, ferronniers, tisserands ou marchands et développent leur propres traditions liturgiques. Ils sont en contact avec le judaisme égyptien et babylonien. Leur situation varie selon le bon vouloir des souverains zaidites mais les périodes difficiles sont fréquentes. Maimonide leur écrit pour les renforcer dans leur foi malgré les persécutions.
Dès les débuts du sionisme, un certain nombre de Juifs yéménites partent vers Jérusalem, parfois à pied. En décembre 1947, après le vote à l’ONU sur la création d’Israel, un pogrom survient à Aden et 80 Juifs sont assassinés pendant la présence anglaise. En 1949 commence l’opération «Tapis volant» qui amène 50 000 Juifs yéménites en Israël. On sait aujourd’hui qu’ils n’y furent pas toujours bien reçus par la société ashkenaze, mais le creuset israélien a fonctionné et leurs descendants sont aujourd’hui mêlés aux autres Israéliens, ayant perdu au passage les consonnes gutturales de leur hébreu, les plus proches certainement de l’hébreu biblique, mais qu’un Juif de l’Europe de l’Est avait du mal à prononcer.
D’autres partiront plus tard et les Houthis chasseront les derniers Juifs du pays. On dit qu’il ne reste plus qu’un seul Juif au Yemen, un homme qui a eu l’imprudence d’y revenir après être allé en Israël. Il est emprisonné par les Houthis sous le prétexte d’avoir aidé à faire sortir du Yémen un rouleau de Tora antique, ce qui, comble d’hypocrisie pour ce mouvement sectaire antisémite, serait un crime contre le patrimoine culturel national…
Il est, depuis près de 10 ans, un otage emprisonné dans des conditions vraisemblablement terribles. Il s’appelle Levi Salem Musa Marhabi.