Par David E. Avraham
Nous connaissons tous plus ou moins la nature profondément spirituelle du conflit qui opposa les Grecs au peuple d’Israël. En effet, Antiochus s’acharna à effacer la singularité du rapport qu’entretient le peuple juif avec D’. Il promulgua pour cela l’édit de persécution. Ce décret ignoble sommait l’ensemble des Juifs à abandonner les pratiques essentielles du judaïsme : le service du Temple, les fêtes, la circoncision, le Chabbath, et la fixation des mois. Le Midrach raconte qu’il fut également ordonné à chaque Juif de graver sur la corne de son taureau : « Vous n’avez pas de part dans le D’ d’Israël. » Cette ordonnance folle exprime clairement une volonté de rompre le lien inconditionnel d’Israël avec D’. Le Maharal de Prague explique que le but de cette loi était de rappeler la faute du veau d’or. Les Grecs signifiaient ainsi aux Juifs leur supposée rupture avec D’ depuis cet épisode. Cela dit, c’est par le biais de l’hellénisation que les Grecs assénèrent leurs coups les plus violents au peuple juif. Ils le frappèrent en plein cœur avec leur doctrine obscure et pernicieuse : le rationalisme grec ou logos. Le rationalisme grec attribue à la seule raison humaine la capacité de connaître et d’établir la vérité. Il s’appuie aussi sur l’observation concrète de la nature comme le souligne le Ramban dans son intervention « Torath Hachem temima ».
La doctrine grecque renie de facto l’existence d’une sagesse révélée, transcendante, supérieure à celle des hommes. Plus encore, l’existence d’une telle sagesse constitue un affront inacceptable, voire une menace. Le Maharal explique dans son ouvrage sur ‘Hanoucca comment les philosophes grecs ont vu dans la Tora un adversaire de pensée. Ils ont jalousé et ont haï la sagesse de D’ d’une haine farouche. Ils l’ont d’abord traduite en langue grecque dans l’espoir de la souiller. Car cette traduction avait pour but de faire de la Tora une science comme les autres, une connaissance soumise à la même doctrine rationaliste que les autres. Les Grecs ont ensuite interdit aux Juifs de l’étudier afin qu’ils n’accèdent plus à la transcendance. Cette double démarche a contribué à l’hellénisation d’une part importante du peuple juif.
Nous disons dans la prière d’Al Hanissim : « Le cruel pouvoir hellénique se leva contre Israël Ton peuple, pour lui faire oublier Ta Tora et lui faire transgresser les décrets de Ta volonté. » « Tu livras… les iniques aux mains de ceux qui se consacrent à l’étude de Ta Tora. » Le rav Yossef Caro questionne la mention des « iniques » dans cette prière. Pourquoi les iniques sont-ils le contraire de « ceux qui se consacrent à la Tora » ? Rav ‘Haim Friedlander souligne quant à lui la mention « les décrets de Ta volonté (= ‘houkim en hébreu). Pourquoi les Grecs se sont-ils attaqués aux ‘houkim. Selon le roi Chelomo, le terme inique désigne un « moqueur » comme il est écrit (Prov. 21,24) : « Un inique qui se pavane, son nom est » moqueur » ; il agit avec une arrogance sans borne. » Le terme inique du texte d’Al Hanissim désigne les Juifs hellénisés qui ont tourné la Tora en ridicule par leur approche empreinte de rationalisme. Cette moquerie s’affichait outrageusement dans l’interprétation de passages de la Tora de façon allégorique, et dans le rejet des ‘houkim, lois inexplicables. Les iniques sont en cela l’inverse de « ceux qui se consacrent à l’étude de Ta Tora. » Ils ont renoncé au caractère divin du texte biblique pour en faire un recueil philosophique, à D’ ne plaise. À l’époque des Séleucides, les Juifs hellénisés disposaient d’un pouvoir politique et culturel considérable. Ils constituaient une menace encore plus grande que celle des Grecs pour la survie de la tradition juive. Jason, un fervent helléniste, devint ainsi Grand-Prêtre à la place du pieux Yo’hanan. Jason utilisa sa nouvelle charge pour disséminer de plus en plus de coutumes grecques parmi les membres de la prêtrise. Il fit même construire un gymnase tout près du Temple, ainsi qu’une académie où étaient enseignées les matières profanes. Au lieu de servir D’, les Cohanim préféraient aller voir les combats grecs. C’est donc un grand miracle que les Hasmonéens soient parvenus à les vaincre. Et nous célébrons chaque année la victoire de la Tora et du da’ath Tora (= la pensée authentiquement juive) sur la pensée grecque.
Néanmoins, une question subsiste : la pensée juive est-elle incompatible avec la logique intellectuelle ? Y a-t-il un conflit entre la émouna et la réflexion ?
Il existe un débat très intéressant entre les Richonim (Maitres de l’époque médiévale) au sujet de la émouna. Rabbénou Be’hayé ibn Pakuda écrit dans les Devoirs du Cœur que nous avons l’obligation de baser notre foi sur une recherche intellectuelle. Il s’agit ici d’asseoir la foi par le biais d’une démonstration logique. À l’inverse, l’auteur du Séfer ha’Hinoukh écarte l’emploi de la logique pour certifier les principes fondamentaux du Judaïsme. Selon lui, notre intellect est incapable de comprendre le Divin et Sa providence. Nous devons donc renoncer à la démonstration et accepter sans condition l’héritage de nos pères. A priori, ces deux approches de la émouna sont antagonistes. D’un côté, la émouna doit reposer sur une démarche intellectuelle. Attention ! la émouna n’est pas conditionnée par la preuve logique, ou par la raison. Elle est uniquement renforcée par celle-ci. Et de l’autre, la émouna doit d’être simple. Toutefois, lorsque l’on analyse les mots du Séfer ha’Hinoukh dans la mitsva 25 (mitsva de émouna), on note l’emploi du terme « croyance » et celui de « savoir ». La émouna est non seulement une croyance, mais également un savoir. Or le savoir implique ici une démarche intellectuelle. L’auteur du Séfer ha’Hinoukh semble donc se contredire. On retrouve cette terminologie dans le Michné Tora du Rambam (Yessodé haTora chap. 1, loi 1) et dans son Séfer Hamitsvoth (mitsva 1): « Le fondement de tous les fondements et le pilier de toutes les sciences est de savoir qu’il est une Existence Première qui fait venir toute chose à l’existence. » « Le premier des commandements positifs est de croire qu’il y a un D’, comme il est dit : « Je suis l’Éternel ton D’ ». Là encore, nous avons l’emploi de deux notions apparemment contradictoires.
Rav E. Chakh zatsal se penche sur cette question dans son commentaire du Michné Tora, Avi Ezri. Il raconte qu’il s’est tourné vers le rav Yits’hak Zeev Soloveichik zatsal, dans l’espoir d’une réponse. Il lui a alors livré l’explication de son illustre père, rabbi ‘Haim de Brisk. Selon le génie de Brisk, il est évident que le fruit d’une réflexion appartient au savoir et non à la croyance. La émouna commence là où la logique s’arrête. Suivant cette explication, la mitsva de émouna comprendrait deux parties : une démarche intellectuelle, et une foi inconditionnelle. Nous devons d’une part asseoir notre émouna par la démonstration logique. Et lorsque nous n’y parvenons pas, nous devons alors avoir une émouna simple et sans questionnement. Car émouna a préséance sur la démonstration logique. C’est d’ailleurs le fondement de l’acceptation de la Tora : « Nous ferons et nous comprendrons » (Naassé venichma’).
En conclusion, le judaïsme inclut la démarche intellectuelle. Les innombrables discussions du Talmud attestent d’un savoir acquis par le biais d’analyses et de démonstrations d’une logique implacable. Néanmoins, la logique est subordonnée à la émouna, une foi inconditionnelle dans les principes fondamentaux du Judaïsme. Elle implique notamment l’acceptation du sens littéral du texte biblique ainsi que son interprétation par la Tora orale. Certes nous devons vivre un judaïsme intelligent, mais surtout un judaïsme de croyants. Car nous sommes un peuple de croyants, enfants de croyants.
‘Hanoucca saméa’h !