La communauté juive de Hambourg a connu exactement le même problème que celle de France, avec la proposition de la part des autorités civiles d’accorder un terrain provisoire pour y déposer leurs morts. Un grand débat a éclaté et… deux ‘hévroth qadichoth (associations chargées d’enterrer les morts) ont été créées à la suite de ces divergences de vue.
Profitons de cette occasion pour visiter l’une des grandes communautés juives d’Europe, fondée par des Juifs d’origine portugaise…
Quand on parle de la communauté juive de Hambourg, dans nos sources, il est en fait question des communautés de Altona, de Hambourg et de Wandsbek (Qehiloth AHU suivant leurs initiales en hébreu).. En effet, les Juifs qui se sont installés dans cette région de l’Europe se sont retrouvés dans trois villes qui dépendaient de deux entités territoriales distinctes, tout en étant très proches sur le plan géographique, de part et d’autre du lac de Alster : Hambourg était une ville allemande indépendante, tandis que les deux autres villes dépendaient du roi du Danemark. L’union entre les communautés juives s’est faite en 1674 et a tenu jusqu’en 1811, quand Napoléon a forcé les communautés à se séparer.
Cette union n’empêchait pas chaque communauté d’avoir ses institutions et son régime d’impôts personnalisé ; mais le rav et le Beth Din de ces communautés étaient communs. Ils siégeaient à Altona. De nos jours, Altona et Wandsbek sont des faubourgs de Hambourg.
De fait, Hambourg est de loin plus jeune que les anciennes communautés allemandes, connues déjà au Moyen Age, telles que Worms, Mayence, Spire et autres.
Les sefarades hambourgeois
Les premiers Juifs qui s’y sont installés étaient originaires d’Espagne (bien qu’on désigne en général ces Juifs, ici comme à Amsterdam, comme des Portugais).
Après l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal, nombre d’entre eux ont erré en Europe occidentale, cherchant où s’installer. On les trouvait à Londres, à Amsterdam et ailleurs. Ils atteignirent également Hambourg, mais y séjournèrent au début sans structure précise, risquant même d’en être expulsés, ainsi que le parlement local tenta de le faire en 1603. Les chrétiens de la ville finirent par accepter leur présence, et, neuf ans plus tard leur statut fut fixé. En 1611, ils achetèrent un terrain pour y ensevelir leurs morts à Altona, Hambourg ne leur permettant pas de le faire sur son territoire. En 1703, une nouvelle communauté sefarade se développa à Altona, et construisit une grande synagogue en 1770 – mais la communauté elle-même disparut sept ans plus tard.
Avec le temps, toutefois, les notables sefarades hésitèrent à rester dans cette région, du fait des impôts qu’ils se sont vus imposer. Nombre d’entre eux ont donné la préférence à Amsterdam.
Jusqu’en 1910, la communauté sefarade conserva son indépendance. Cette année-là, le rav Spitzer qui fut choisi comme rav des Achkenazes a également été considéré comme « ‘hakham » sefarade, de sorte qu’il n’y avait qu’un seul et unique Grand rabbin pour les deux rites.
Les notables de cette communauté prirent rapidement une place très importante dans le commerce et les finances de la région. Quarante Juifs sefarades de Hambourg s’associèrent en 1619 pour fonder la « Banque de Hambourg ». Ils participèrent à la fondation de la bourse et furent très influents dans l’industrie navale et l’organisation du commerce maritime international.
Les achkenazes ne sont arrivés que plus tard : le roi du Danemark les autorisa à construire une synagogue à Altona en 1641. Toutefois, ils avaient tenté de s’installer dans ces villes dès 1583, sans succès. Ils vécurent dans les deux villes danoises, et n’obtinrent le droit de pénétrer Hambourg qu’à titre d’aides des Juifs sefarades.
Les « guezéroth Ta’h-Tath » (soulèvements de Khmelnytsky – révolte des Cosaques d’Ukraine contre la Pologne-Lituanie entre 1648 et 1654 -1657) perturbèrent le Judaïsme européen. L’une des incidences de ces évènements a été la fuite de nombreux Juifs, dont une partie s’est retrouvée dans cette région de l’Allemagne du Nord.
Les accords de 1671 entre les trois communautés renforcèrent leur assise.
La communauté juive de Hambourg était composée de Juifs importants dans leur ville et connus souvent du monde entier, le tout formant une communauté imposante, même s’ils ne représentaient au mieux que 20.000 personnes, pour une ville d’un million deux cent cinquante mille habitants.
Même si la communauté était menacée par les mariages mixtes, sa force était de se regrouper autour de la pratique juive, même dans les milieux les plus éloignés.
La partie orthodoxe de la communauté était quant à elle très engagée et très développée. Elle a fondé des synagogues et des bathé Midrach, et ses rabbanim étaient de renommée ; une Yechiva s’y est tenue et une école pour garçons a été créée dès 1805, puis une école pour filles. 140 associations d’aide aux pauvres et de soutien y existaient.
Les rabbanim des communautés A. H. O. étaient toujours d’un niveau élevé, mais certains ont acquis une renommée dans l’ensemble du peuple juif.
Ce fut le cas du rav Ya’aqov Sasportas (1610-1698), originaire d’Algérie, qui vécut une vingtaine d’années à Hambourg. Le ‘hakham Tsewi, le rav Tsewi Achkenazi (1660-1718) fut un temps rav à Hambourg, puis son fils, rabbi Ya’aqov Emden (1698-1776), qui vécut dans cette ville sans y occuper de poste rabbinique.
La présence de cette haute autorité juive qu’était le rav Yonathan Eibeschütz (1690-1764) à la tête de la communauté lui apporta un grand prestige. Il était l’auteur de deux ouvrages classiques, le Kréti ouPeléti et le Ya’aroth Devach. Ce rav fut le Av Beth Din de Hambourg à partir de 1750, mais une très grande polémique, qui s’étendit à toutes les communautés d’Europe occidentale, opposa ces deux derniers, le rav Emden soupçonnant le rav Eybeshütz d’avoir cédé au chabtaïsme. Cet épisode fut, pour la communauté de Hambourg, une période très difficile, d’autant plus que cette polémique est arrivée jusqu’au pouvoir civil, qui est intervenu dans l’affaire. Après leur mort, les deux antagonistes sont restés des Grands de la Tora incontestés.
Par la suite, l’un des importants dirigeants spirituels de cette communauté a été le rav Refaël haKohen Ziskind (1722-1803), qui fut proche du Gaon de Vilna (on dit que le Gaon le considérait comme l’un des seuls kohanim à filiation sûre de sa génération) et disciple du Chaagath Arié. Rabbi ‘Hayim de Volozhyne est considéré comme l’un de ses disciples, et le ‘Hafets ‘Hayim est l’un de ses descendants.
Il faut citer ici également le rav Ya’aqov Etlinger (1798-1871), auteur d’importants ouvrages (Bikouré Ya’aqov et autres). Il fut amené à lutter contre la Réforme juive. Il a fondé une importante Yechiva à Hambourg, de laquelle émanèrent de nombreux élèves qui dirigèrent par la suite des communautés juives. De son temps, le tribunal rabbinique d’Altona avait encore le droit de gérer officiellement les affaires de la communauté (ce n’était plus le cas dans de nombreux pays depuis Napoléon), et ce n’est qu’en 1863 que le roi du Danemark le retira.
Ceci ne sont que les noms les plus connus, mais bien d’autres rabbanim importants ont vécu à Hambourg ou dans les deux autres villes, et ont imprimé une influence notoire sur les Juifs de leur entourage. Nombre d’entre eux étaient des disciples de rabbi ‘Aqiva Eiger.
Citons également le nom du rav Itsik Eiziq Rabinovitch, un rav historien, qui a publié le « Doroth Richonim », un ouvrage monumental défendant les positions de la Tora face à de nombreux historiens juifs modernes.
Parmi les importantes personnalités juives nées à Hambourg il faut citer le rav Shimshon Refaël Hirsch.
Du côté sefarade, dans les années de fondation de la ville, on compte également d’importants rabbanim, dont le rav Yits’haq Attias, qui a vécu par la suite à Amsterdam, ainsi que le rav Eliahou Abouav Cordoso, auteur du Otsar hamitswoth (1627).
Le débat autour du nouveau cimetière de Hambourg
Arrivons-en à cet aspect spécifique de la vie juive à Hambourg qui nous a amenés à nous intéresser à cette région : ses cimetières.
Divers cimetières desservaient ces grandes communautés juives, le plus ancien datant encore du XVIIe siècle. Toutefois, dans la seconde partie du XIXe siècle, un manque de place critique s’y est fait sentir, et les responsables de la communauté se sont dirigés vers le sénat de Hambourg pour obtenir un nouveau site. Les tractations ont duré près de dix ans, mais la seule option que le parlement a proposée était provisoire, pour une vingtaine d’années. Les délégués juifs ont évidemment fait valoir qu’une telle solution allait à l’encontre de la loi juive, qui ne conçoit qu’une mise en terre définitive. Mais les membres du sénat sont restés sur leur position. Un grand débat s’est alors déclaré à l’intérieur même de la communauté, entrainant par la suite les grandes autorités du moment à s’exprimer également.
Le rav Acher Stern, qui était alors le rav de la ville (1820-1888 – il est resté 37 ans à son poste), et qui jouissait d’un grand respect de la part des Juifs et des non-Juifs, refusa cette option. Des membres de la communauté, qui étaient d’avis qu’il fallait accepter les conditions qu’émettait le sénat, s’adressèrent au rav Azriel Hildesheimer de Berlin. Celui-ci était de leur avis (responsa, § 155) : même s’il ne faisait aucun doute à ses yeux qu’il valait mieux opter pour un cimetière sans condition aucune, il ne voyait aucun interdit réel à ce qu’on utilise un tel site, d’autant plus que le danger d’exhumation n’était pas évident, et qu’il se pouvait parfaitement qu’en temps voulu, il soit possible de faire pression pour qu’on épargne le cimetière. En 1882, un terrain fut acheté à Ohldsdorf, et son inauguration se fit sans la bénédiction du rav de la ville…
Le rav Stern n’accepta pas une telle situation. Il contacta de nombreux rabbanim, et la plupart d’entre eux abondèrent en son sens. C’est le cas en particulier de l’un des grands de la génération, le rav Yits’haq El’hanan Spector (‘Ein Yits’haq Y. D. § 24), qui interdit d’ensevelir les morts dans un tel cimetière. Si peut-être, écrit-il, on peut permettre d’enterrer avec l’intention de ressortir les morts et d’effectuer une seconde inhumation, comme c’était la conduite durant le Second Temple, c’est qu’ils avaient des lieux de sépulture prêts pour cela, alors que dans les conditions d’alors en Allemagne, qui nous garantit que la question ne se reproduira pas une seconde fois? Il voyait en cela un grand problème de manque de respect face aux défunts.
Il n’était pas le seul à conclure de la sorte : ce fut le cas de nombreuses autres autorités rabbiniques, dont le rav Yits’haq Dov Bamberger (Yad haLévy Y. D. § 55), admettant que dans de telles conditions, il n’était pas possible d’empêcher par la suite le propriétaire du terrain funéraire de vider les tombes, ou de se mettre à labourer le champ où nos ancêtres reposent…
Le rav Stern utilisa ses relations avec le pouvoir pour arriver jusqu’à Bismark, et obtint finalement l’autorisation de fonder un cimetière à Langelfelde, une agglomération située en Prusse, à quelques kilomètres au Nord de Hambourg (c’est de nos jours une banlieue de cette ville), selon ses exigences. Lui-même y fut enterré à sa mort, en 1888.
Par la suite, la communauté fut divisée à ce sujet, et deux ‘hévroth qadicha furent fondées, chacune enterrant ses morts dans un cimetière différent, les uns évitant même de participer aux enterrements ayant lieu dans le cimetière provisoire de Ohldsdorf (bien que le rav Yits’haq El’hanan, dans la réponse citée, réfute une telle conduite d’exclusion).
Quand le successeur du rav Stern, le rav Amram Hirsch, décéda, les deux groupes attendirent avec impatience de savoir où le rav de la ville serait enterré – mais il était parvenu à obtenir une place dans l’ancien cimetière d’Altona, bien qu’il fut plein… Il y fut déposé, évitant ainsi de tomber dans la discorde…
Le cimetière de Ohldsdorf existe toujours et celui de Langeldfelde également ! En revanche, le cimetière ancien d’Altona a été détruit en 1937 déjà sous la demande des nazis. La communauté a demandé de transférer les restes funéraires dans le site de Ohlsdorf, demande qui fut agréée. Le second cimetière d’Altona (de la Koenigstrasse) a été épargné : y reposent le rav Ya’aqov Emden et le rav Yonathan Eybschütz – dans la même rangée, ainsi que d’autres rabbanim.
Pour ce qui nous concerne, il n’est pas sans intérêt de constater que cette question a déjà été étudiée en son temps, et précisément en Allemagne, où, pourtant, en général, les cimetières ont été respectés, bien plus qu’en France.
La majeure partie des grands rabbanim de l’époque étaient contre l’utilisation d’un cimetière provisoire et n’ont pas songé un seul instant à faire appel à la conduite qui avait eu cours durant le Second Temple. Même ceux qui étaient pour accepter la proposition des autorités civiles ne l’ont fait que parce que nul ne savait, au départ, si finalement les autorités allaient utiliser la clause leur permettant de récupérer ces terrains, tout en déclarant ouvertement qu’ils pensaient eux aussi qu’il valait évidemment mieux avoir un terrain acquis de manière définitive.
Pour conclure notre sujet à nous, notons qu’en France, la situation est de loin pire : a priori, même pour les concessions perpétuelles, au bout de cent ans, tout corps peut être repris administrativement sous divers prétextes par la municipalité (et c’est le cas pour des milliers d’entre eux) et être ainsi exhumé de la concession dans laquelle il repose – si ce n’est dans l’un des seuls et uniques carrés juifs de Pantin où la municipalité a fait informer – suite au grand émoi de la communauté – qu’elle considérerait certaines tombes comme appartenant au « patrimoine historique » de la cité (c’était une période électorale…), mais c’est l’exception, par rapport aux dizaines d’autres carrés juifs…
Puis (ou pire), alors qu’en Allemagne la communauté songeait à trouver un autre site et qu’une grande dispute a éclaté entre les gens, en France, et à Paris en particulier, personne ne s’intéresse au sort de nos morts ! Des milliers de morts sont exhumés chaque année, arrivent à l’ossuaire avec risque imminent de crémation des ossements !