Quel que soit l’avis des doctes professeurs de l’Académie des beaux-arts de Vienne, Adolf Hitler n’a jamais cessé de se considérer comme un architecte. En septembre 1917, au beau milieu de la Grande Guerre, cet Autrichien devenu Munichois demande à passer sa première permission à Berlin ; c’est qu’il veut absolument découvrir l’architecture de la capitale, dont il s’était fait une très haute idée. Il en reviendra plutôt déçu, et cette impression sera durable, si l’on en croit Otto Dietrich, un des membres de son proche entourage : « Avant de devenir maître du Reich en 1933, Hitler a sérieusement envisagé de faire de Munich la capitale du Reich, ou encore de construire un tout nouveau siège du gouvernement quelque part au cœur de l’Allemagne. » Mais une fois au pouvoir, les problèmes politiques et économiques l’ont suffisamment accaparé pour qu’il renonce à ce projet… afin de se concentrer sur la transformation complète de Berlin, destinée à être rebâtie à la mesure de l’immense empire qu’il aura conquis : « Berlin, en tant que capitale mondiale, ne pourra se comparer qu’à l’ancienne Égypte, à Babylone ou à Rome ; qu’est-ce que Londres, qu’est-ce que Paris, à côté de cela ? »
De fait, l’ambition du Führer est d’offrir au Grand Reich germanique une capitale digne de son prestige reconquis. Depuis le milieu des années 30, il y travaille constamment avec son architecte préféré, le jeune Albert Speer, auquel il confie : « Berlin est une grande ville, mais pas une métropole. Regardez Paris, la plus belle ville du monde, ou même Vienne. Voilà des villes qui ont une unité ! Mais Berlin n’est qu’un amas anarchique de maisons. Il faut que nous coiffions Paris et Vienne. »
Welthauptstadt Germania : c’est ainsi qu’Hitler veut appeler le Berlin de l’avenir. Ce sera l’occasion de donner une seconde naissance à cette ville, dont les habitants à l’humour volontiers impertinent n’épargnent pas le parti nazi et ses hiérarques : les Berlinois ne sont-ils pas à l’origine du sobriquet de « faisan doré », désignant les hauts fonctionnaires du NSDAP à l’uniforme brun paré de dorures ? N’ont-ils pas donné le surnom de « Meyer » à Goering, parce que celui-ci s’était bien imprudemment engagé à se nommer ainsi au cas où une seule bombe ennemie tomberait un jour sur la capitale ? Ainsi, raser Berlin pour construire Welthauptstadt Germania fournira également un prétexte idéal pour mettre au pas l’insolente population berlinoise – dont une partie devra d’ailleurs être déplacée, pour aller coloniser les territoires qu’il rêve de conquérir à l’est…
Ce fantasme mégalomaniaque s’inscrit d’ailleurs dans un plan d’urbanisme global, puisque quatre autres villes d’Allemagne et d’Autriche doivent aussi être reconstruites, afin que chacune rayonne sur le monde : Hambourg sera la capitale commerciale et maritime du Reich, Munich celle du mouvement national-socialiste, Nuremberg la capitale du parti nazi, et Linz la capitale mondiale de la culture et des arts – avec notamment un gigantesque Führermuseum consacré à l’art germanique.
À l’été de 1936, Adolf Hitler confie le projet de Germania à Albert Speer, promu au rang de « premier architecte du Reich ». Au cours de leurs nombreuses réunions de travail à la chancellerie, les deux hommes étudient le moindre détail de chaque rue et de chaque bâtiment ; ils tracent des plans et font construire des maquettes pour juger des perspectives. Amoureux des arts, le dictateur entend s’inspirer des merveilles du monde et des édifices les plus majestueux des capitales du globe. Un seul mot d’ordre : plus haut, plus gros, plus grand, plus beau. Les monuments de Germania doivent dépasser en splendeur et en taille tout ce que l’homme a été capable de bâtir jusque-là…
Il est vrai que le chantier est pharaonique. Obnubilé par les grandes cités antiques, Hitler exige que Germania soit érigée selon un axe nord-sud, alors que Berlin s’est construite sur un axe ouest-est en raison du cours de la Spree, la rivière qui traverse la ville. L’oukase hitlérien implique donc, outre le détournement de la Spree, de réaliser d’innombrables percées, de détruire des milliers de bâtiments et de revoir totalement la structure des réseaux ferroviaires, au besoin en déplaçant les gares ! Speer est donc officiellement chargé le 30 janvier 1937 de la plus grande « mission architecturale » jamais confiée par le Führer. Affublé du titre d’inspecteur général de la Construction, l’homme est investi par décret de pouvoirs étendus qui dépassent ceux du bourgmestre-gouverneur de Berlin, Ludwig Steeg, et même ceux du Gauleiter de Berlin, Joseph Goebbels ! Dans les faits, Speer n’a de comptes à rendre qu’à Hitler.
L’architecte s’installe avec son équipe dans le bâtiment de l’Académie des arts, sur la Pariser Platz ; l’immeuble est proche de la chancellerie, ce qui facilite les réunions de travail entre l’architecte et son maître d’ouvrage. Speer répartit ses collaborateurs en trois services : une agence de planification chargée de l’aménagement de Germania, un bureau central s’occupant des questions financières, juridiques et administratives, et enfin un office général de la construction responsable de la voirie, des travaux de démolition et de la coordination avec les entreprises sélectionnées pour travailler sur le chantier. L’exécution des monuments phares de la mégalopole est évidemment confiée aux meilleurs architectes de toute l’Allemagne, tels Wilhelm Kreis, Paul Bonatz, German Bestelmeyer, Peter Behrens, mais aussi les sculpteurs Arno Breker et Josef Thorak. Avant que la guerre n’éclate, Speer promet à son Führer une inauguration de Germania pour l’année 1950.
La SS est elle aussi sollicitée : des milliers de détenus seront sortis des camps de concentration de Flossenbürg et de Mauthausen pour extraire et tailler les blocs de granit nécessaires aux constructions. Dans le même temps, on ouvrira sur le canal Oder-Havel le camp « Klinkerwerk », une annexe de celui de Sachsenhausen, qui fera office de briqueterie au profit de Germania. Des moyens financiers et logistiques colossaux sont mobilisés pour faciliter les choses : une commande de plus de 30 millions de reichsmarks est ainsi passée par Speer auprès de fournisseurs de pierre de Norvège, de Finlande, de Suède, des Pays-Bas, de Belgique et d’Italie. Et pour transporter ces cargaisons, l’architecte en chef établira ses propres chantiers navals à Wismar et à Berlin, afin de construire une flotte de mille péniches de 500 tonnes de charge utile !
Le coût total de cette entreprise titanesque est évalué par Speer à environ 6 milliards de reichsmarks, ce qui semble optimiste en regard du prix de certains monuments. Pour alléger le poids des dépenses, l’architecte prévoit une dotation annuelle de 500 millions de reichsmarks, ce qui représente, selon ses dires, un vingt-cinquième du total des dépenses de construction en Allemagne à cette époque. Pour lui, l’effort n’est donc pas insurmontable – à un détail près : au moment où ces calculs savants sont réalisés, le Reich n’est pas en guerre. Hitler, lui, table sur un effort collectif ; chaque ministère et chaque service public allouera une partie de son budget annuel au projet Germania. Des appels aux dons lancés auprès du peuple et des industriels permettront de réunir quelques millions supplémentaires à chaque exercice, tandis que le parti financera sur ses propres fonds la Volkshalle et l’arc de triomphe. En outre, la Deutsche Reichsbahn et la municipalité de Berlin devront elles aussi affecter une part de leur budget annuel à la transformation du réseau de voies ferrées et à l’ouverture des nouvelles routes et lignes de métro. Quant à la main-d’œuvre exploitée par les SS pour construire Germania, il est évident qu’elle ne coûtera rien…
Extrait du livre de François Kersaudy et Yannis Kadari, « Les derniers secrets du IIIe Reich », publié aux éditions Tempus.
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Source www.atlantico.fr