Pénurie de gaz en Europe : et si on se tournait vers Israël ?
En deux décennies de découvertes de gisements en Méditerranée, l’État hébreu est devenu autonome en énergie et peut désormais exporter en Europe. Un défi technique, économique, mais aussi sécuritaire, avec des plates-formes à portée des roquettes du Hamas et du Hezbollah.
En Israël, une présentation dans une entreprise d’armement donne un peu l’impression d’être plongé dans un épisode de « Fauda ». Dans cette série israélienne qui cartonne sur Netflix, des agents parfaitement arabophones s’infiltrent dans les Territoires palestiniens avec une notion toute relative du dommage collatéral. Petite barbe et muscles saillants sous chemise noire pour les hommes. Enthousiasme volontairement mal contenu de la part de la directrice de l’innovation… Bienvenue chez Elbit Systems, fondé en 1996 et leader du marché, affichant en 2021 un chiffre d’affaires de 4,7 milliards de dollars. Chez cet équivalent du français Thales, ingénieurs, commerciaux et communicants ont l’air de membres de forces spéciales fans de surf : « 8 % de notre budget est consacré à la recherche et au développement, le double de ce qui se fait habituellement » explique l’un d’entre eux.
Avec 18 000 employés en tout, dont une partie est déployée dans 12 États des États-Unis, l’entreprise se veut unique de par la diversité de son catalogue, aussi bien dans le domaine offensif que défensif. Comme dans une start-up, on y pratique le « hackathon », ces challenges exigeants de développement numérique ayant pour but de penser les méthodes et produits de demain. En l’occurrence, dans le cas d’Elbit Systems, toujours plus de missiles, de drones, d’outils de défense et de cyberguerre. Avec un objectif assumé : « Faire de l’Internet adapté au combat. » Elbit est notamment le concepteur du command control du fameux « dôme de fer » dont le pays s’est doté depuis 2010 pour contrer les attaques de missiles venant du Hezbollah libanais, donc de l’Iran, et du Hamas. L’impressionnante abondance de son offre donne une idée de l’état d’esprit et des capacités d’un pays en permanence sous pression, malgré le relatif apaisement occasionné par les accords d’Abraham et la normalisation des relations avec les Émirats arabes unis.
OBJECTIF “ZÉRO ÉMISSION”
La découverte d’immenses gisements gazéifères au large des côtes israéliennes représente par voie de conséquence de nouveaux marchés pour l’entreprise. Car qui dit augmentation de la prospérité d’Israël signifie mécaniquement une augmentation de la menace et des besoins de défense. « Jusqu’au début des années 2000, personne ne revendiquait la Méditerranée orientale, note David Amsellem, docteur en géopolitique et spécialiste des questions énergétiques au Moyen-Orient. Tout se passait sur le territoire terrestre. » Dorénavant, ce sont huit États (Israël, Liban, Syrie, Égypte, Grèce, Libye, Chypre, Turquie) et deux « acteurs non étatiques » (la République turque de Chypre du Nord et l’Autorité palestinienne) qui revendiquent leur propre espace maritime de manière à pouvoir explorer et exploiter d’éventuels gisements : « Le premier accord de délimitation d’une ZEE [la zone économique exclusive est un espace maritime qu’un État peut exploiter] a été établi en 2003, entre Chypre et l’Égypte. Des entreprises anglo-saxonnes, comme British Gaz, faisaient de la prospection et les deux premiers gisements ont été découverts au large des côtes israéliennes » précise le chercheur. En l’occurrence le gisement Gaza Marine, encore inexploité à ce jour, et celui de Mari B, qui, lui, est épuisé depuis 2008.
« En réalité, depuis sa création, Israël vit en état de stress énergétique » continue David Amsellem, le pays important la majeure partie de son gaz d’Égypte. Mais deux découvertes successives ont tout changé : « D’abord celle de Tamar, en 2009, d’un volume de 317 milliards de mètres cubes. Cet événement a été vécu comme un choc et une bénédiction par la société israélienne, mais aussi par les Palestiniens. Et, en 2010, avec la découverte de Léviathan, deux fois plus grand, avec 605 milliards de mètres cubes non seulement le pays est devenu autonome, mais de plus potentiellement exportateur. »
Pour Israël, envoyer du gaz chez ses voisins, en Jordanie et en Égypte, ne présente pas de problèmes. Le réseau de gazoducs et de transport de gaz naturel liquéfié (GNL) existe. En revanche, si le potentiel est là, le transport vers l’Europe se révèle plus problématique : « La crise ukrainienne a changé principalement deux choses note la ministre israélienne de l’Énergie, Karin Elharrar. L’Europe est devenue un nouveau marché, ce qui n’était absolument pas le cas avant. Ensuite, ces pays vont mettre de plus en plus de moyens dans les énergies renouvelables, tout comme Israël, qui souhaite obtenir le mix énergétique le plus diversifié possible. » L’État hébreu vise la fin du charbon avec l’objectif « zéro émission » pour 2050 : « Nous avons du soleil, et beaucoup de vent, donc un gros potentiel, des start-up performantes, mais peu de place. » Comme Israël a résolu le problème de la fourniture en eau grâce à ses usines de désalinisation, elle en écoule à son voisin jordanien, qui, de son côté, lui vend de l’énergie verte produite en quantité grâce à ses espaces désertiques propices à l’éolien et au solaire.
Une gestion raisonnée qui permet d’envisager d’exporter vers l’autre côté de la Méditerranée : « Mais nous n’avons évidemment pas l’intention de nous substituer à la Russie » précise la ministre. Et pour cause : l’option la plus séduisante pour l’Europe, celle du gazoduc EastMed, reste aujourd’hui inenvisageable. Le gaz partirait des plates-formes de production israéliennes pour être ensuite transporté sur 1 800 km, essentiellement sous la Méditerranée vers Chypre, puis la Crète et la Grèce. Ainsi, ce sont 9 à 11 milliards de mètres cubes qui pourraient être acheminés chaque année. Mais un coût estimé à 6 milliards d’euros et l’immense défi technique représenté par une installation à 3 000 m de fond rendent sa réalisation lointaine et lui font préférer l’acheminement par bateau, sous forme de GNL, à partir de l’Égypte.
“DÔME DE FER MARITIME”
Pour Israël, la menace vient désormais de la mer : le Hezbollah, qui pointe déjà des milliers de missiles à la frontière libanaise, et le Hamas, à Gaza, ont clairement désigné les installations offshore comme des cibles. La marine de Tsahal a doublé son budget en dix ans et s’est dotée de quatre corvettes Sa’ar VI, construites en Allemagne et dont Elbit Systems a conçu le système de guerre électronique. Des navires qui ne présentent pas de caractéristiques nautiques ni une autonomie à la mer particulièrement exceptionnelles mais surarmés, disposant d’un éventail de missiles et de radars de détection comme il n’en existe aucun équivalent au monde. Plusieurs tests de ce « dôme de fer maritime » ont été effectués en février. Signe des temps : les changements d’ambiance en Méditerranée orientale, liés aux tensions autour de la production et de l’acheminement d’énergie, ont récemment poussé la Grèce à annoncer son intention de construire, en collaboration avec Israël, une nouvelle génération de corvettes sur le même modèle, la classe Themistocles.
Mariane