Frédéric Encel : «La Turquie cherche à démontrer à ses alliés sa puissance militaire»

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Frédéric Encel livre un grand entretien au FigaroVox dans lequel il revient sur la position des grandes puissances à l’égard de leur allié turc. Il regrette notamment l’ambiguïté de Washington et Moscou, pour qui la place stratégique de la Turquie compte plus que le sort des Kurdes d’Afrine.


Frédéric Encel, docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris et à la Paris School of Business, a reçu le Grand Prix 2015 de la Société de Géographie. Il vient de publier Mon Dictionnaire géopolitique (PUF, 2017, 470 p., 22€).


Le 20 janvier dernier, le président turc Erdogan annonçait le début d’une offensive militaire contre les forces kurdes des YPG, à Afrine. Cette opération est baptisée «Rameau d’olivier»… Quel est le véritable objectif des Turcs dans cette bataille?

Il est double me semble-t-il. D’une part, il s’agit de morceler et, au mieux, de détruire le continuum kurde établi dans le Rojava, cette modeste bande de territoire s’étendant sur presque toute la frontière turco-syrienne. Ankara y voit une menace à sa frontière méridionale, d’autant plus grave qu’au sein même de ses frontières, parfois à quelques centaines de mètres seulement, vit une population comprenant de nombreux Kurdes. Le vieux cauchemar d’un irrédentisme pan-kurde qui menacerait l’unité territoriale turque joue donc à plein depuis que les forces kurdes de Syrie ont bâti cette zone autonome, notamment depuis leur victoire héroïque face à Daech à Kobané, voilà deux ans. D’autre part, l’offensive turque devait permettre de démontrer aux puissances alliées comme hostiles qu’Ankara peut aligner soldats et matériels en quantité et en qualité, et vaincre militairement des groupes adverses.

Le vieux cauchemar d’un irrédentisme pan-kurde joue à plein.

Or, un peu à la manière de ce qui se déroule au Yémen, où l’Arabe saoudite piétine devant les rebelles houthis bien moins équipés, la facile victoire annoncée ne se produit guère et les Kurdes résistent. Si l’armée turque devait s’enliser durablement dans ce petit réduit d’Afrine en dépit de sa puissance de feu absolument considérable, cela jetterait un discrédit gravissime sur la capacité militaire turque et grèverait la crédibilité de son pouvoir, y compris auprès des alliés de l’OTAN.

L’offensive turque est directement consécutive à la décision américaine de former et d’armer les forces kurdes syriennes, qui sont les alliés des États-Unis dans la coalition contre Daech. Pourtant, la position américaine semble ambigüe: Washington n’a pas fermement condamné l’offensive contre Afrine, et continue de reconnaître aux Turcs un «droit légitime» à se «protéger», qui passe par l’établissement d’une zone tampon à leur frontière. Les États-Unis ne sont donc pas prêts à lâcher leur allié turc?

La position américaine est en effet très ambiguë et c’est fâcheux. Washington, depuis au moins la première guerre d’Irak (libération du Koweït) de 1991, a toujours soutenu les Kurdes, du moins ceux d’Irak, même si cet appui se bornait au commerce pétrolier et à la protection militaire via un équipement militaire léger, sans aller jusqu’à l’indépendance à l’ONU. En 2003 contre Saddam Hussein puis en 2013-2017 face à Daech, l’alliance américano-kurde s’est poursuivie mais, dès lors que la Turquie a considéré que la ligne rouge était franchie – c’est-à-dire la montée en puissance de forces pan-kurdes et l’autonomie de cette Rojava que j’évoquais – Washington a dû freiner son soutien afin de conserver l’alliance militaire déjà très ancienne avec l’allié turc. Cela illustre que, sous Obama hier comme sous Trump aujourd’hui, les administrations américaines successives continuent de considérer la Turquie comme tout à fait primordiale, et cela en dépit des manquements flagrants du pouvoir turc à nombre d’obligations statutaires en tant qu’allié (fortes pressions sur l’utilisation de la grande base d’Incirlik, rhétorique vindicative à l’encontre des États-Unis et de l’Occident, complaisance vis-à-vis de groupes djihadistes, etc.). Allons plus loin: si Washington abandonne (partiellement) son soutien aux Kurdes et passe l’éponge sur les manquements turcs, c’est sans doute car on y considère plus que jamais Moscou comme un adversaire stratégique potentiellement dangereux ; et par conséquent, de ce point de vue, la Turquie, sa géographie anatolienne, caucasienne, quasi-balkanique et méditerranéenne ainsi que son armée en principe très puissante demeurent incontournables. Face à ce nouveau grand jeu, les Kurdes, comme à l’accoutumée, pèsent bien peu…

Que faut-il attendre de la visite du secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, et du conseiller pour la sécurité nationale McMaster, attendus tous deux à Ankara la semaine prochaine?

La Russie poursuit dans la région un objectif cohérent et fondamental : sauver le régime syrien et maintenir sa présence politique et militaire.

Pas grand-chose tant que l’administration Trump refusera de hausser le ton, au risque de se fâcher avec l’allié turc, si turbulent soit-il. Surtout que sans un minimum de succès militaire sur le terrain, Erdogan refusera vraisemblablement toute concession afin de ne pas perdre la face. Je pense personnellement que ce soutien américain inconditionnel à Ankara est une erreur ; au fond, la Turquie a bien davantage besoin des États-Unis (et du FMI qui sauva, sous leur impulsion, la Turquie de la banqueroute en 2000), et le gouvernement turc n’a pas d’alternative que l’OTAN en termes d’alliance structurelle et pérenne. Et la Russie ne peut en aucun cas jouer ce rôle, trop désargentée et trop éloignée des objectifs turcs dans le Caucase.

.Justement, cette opération semble également mettre en échec la stratégie de la Russie, qui s’est révélée incapable d’apaiser les tensions entre Turcs et Kurdes, et n’est plus en mesure de protéger ces derniers. Mais une telle offensive pourrait-elle sérieusement avoir lieu sans un accord au moins tacite du Kremlin (qui a d’ailleurs fait retirer toutes ses troupes de la région)? Le commandement kurde a-t-il raison d’accuser la Russie de trahison?

Je ne crois pas que Moscou ait échoué, car à mon sens il n’y eut jamais réellement de tentative russe sérieuse d’apaiser les relations turco-kurdes. À un moment – et je pense que ce moment s’achève -, Moscou a eu besoin de s’appuyer sur la Turquie pour limiter l’influence pro-américaine en Syrie. À d’autres moments, Moscou a favorisé des groupes kurdes qui, violemment anti-occidentaux (proches du PKK marxiste), luttaient contre des forces djihadistes que l’aviation russe frappait également. Ce ne sont là que des initiatives tactiques. Mais stratégiquement, la Russie poursuit dans la région un objectif cohérent et fondamental : sauver le régime syrien – allié à Moscou depuis 1953 ! – et ainsi maintenir une présence politique et militaire dans ce gigantesque bassin Méditerranée/Moyen-Orient d’où elle avait été, après la chute de l’URSS, presque totalement exclue au profit des États-Unis. Si, en plus, Moscou peut gêner Washington, notamment en contribuant à distendre les relations avec son allié turc, alors pourquoi pas! Mais si j’étais turc, je me méfierais: pour Poutine, la Turquie est une variable «seulement» intéressante, tandis que son axe stratégique avec l’Iran et la Syrie est essentiel. Or entre Téhéran et Ankara, une vraie et ancienne rivalité existe non seulement dans le Caucase (autour de l’Arménie notamment) mais aussi, sans cesse davantage, sur le clivage chiites/sunnites.

Quant à l’accusation de trahison… Vous savez, Thiers disait que «toute nation vaincue se dit trahie». Lorsqu’on ne dispose pas des moyens de pression ou de coercition suffisants pour apparaître incontournable aux puissants, on est toujours un peu à la merci de leurs intérêts et objectifs, souvent fluctuants. C’est l’une des constantes de la longue histoire géopolitique des nations…

La Turquie semble maquiller une véritable guerre contre le peuple kurde en guerre civile, en qualifiant les YPG de terroristes et en se plaçant volontairement en retrait des opérations et en armant des groupes armés qui interviennent à sa place. N’y a-t-il pas là un parallèle saisissant avec la stratégie russe lors de l’offensive du Donbass contre l’armée ukrainienne?

Les deux dossiers me semblent assez différents. D’abord, la Russie ne se représentait pas comme menacée par l’Ukraine ; elle refusait que celle-ci rejoigne à terme l’UE et, bien pire, l’OTAN, tandis que la Turquie craint le soulèvement de ses millions de Kurdes voire la guerre depuis les Kurdes de Syrie et d’Irak. Ensuite, en Syrie, la Russie est intervenue très officiellement et à la demande d’un État qui lui est allié depuis longtemps ; l’Ukraine n’était alliée à personne dans les années 2010 et, en outre, officiellement, l’armée russe n’y est pas. J’ai bien dit: «officiellement» ; foin de naïveté, je précise seulement qu’en géopolitique la rhétorique et le discursif ont un sens…

En Syrie comme ailleurs, l’ennemi de mon ennemi est mon ami.

En revanche, si on peut faire un parallèle au moins, c’est l’emploi commun et à mon avis très abusif du terme «terroriste». Nous sommes devant deux régimes politiques à la fois autoritaires et parfaitement conscients du poids de ce mot en Occident, d’où l’instrumentalisation doublement intéressante du qualificatif dégradant. Ce qui ne signifie pas que le terrorisme n’a pas frappé durement la Russie et la Turquie. Simplement, tous les Kurdes autonomistes ne sont pas des terroristes et tous les Ukrainiens favorables à une indépendance complète et authentique de l’Ukraine ne sont pas des terroristes.

Est-il vrai également que, comme l’a annoncé Ankara, les Turcs agissent avec l’aval de Damas? Est-ce que la Syrie répondra à l’appel à l’aide lancé par les combattants kurdes, qu’ils ont déjà soutenus dans le passé contre les provocations turques?

En Syrie comme ailleurs, l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Même si le vent tourne, et avec lui les alliances aussi. Mais aujourd’hui, la vraie question est la suivante: qu’est-ce que la Syrie? Avant tout la volonté du condominium iranien et russe. Autrement dit, Bachar el Assad, littéralement sauvé en 2012-2013 par ses alliés chiites (iraniens et Hezbollah libanais) et l’aviation russe, ne dispose que d’une marge de manoeuvre décisionnelle très faible. Au nord de la Syrie, c’est Poutine qui décidera pour l’essentiel des futures lignes de souveraineté…

À l’ONU, la France semble s’activer pour qu’il y ait une condamnation ferme de l’opération turque. Pensez-vous qu’elle peut encore espérer l’obtenir?

Je crois constater qu’il y a en effet une forte volonté élyséenne dans ce sens et l’on doit s’en réjouir. Le problème est toujours le même: si la condamnation est trop forte, les États-Unis refuseront d’adopter la résolution. Et parmi les alliés occidentaux, on déteste se voir contraint de mettre son veto. Donc il faudra négocier en amont une résolution satisfaisante pour Washington, donc par définition peu contraignante sinon purement déclaratoire.

Et pendant ce temps, Erdogan déclare dans un entretien à La Stampa le 4 février dernier que la Turquie désire toujours «une pleine adhésion à l’Europe», alors même que les négociations sont au point mort, notamment (mais pas seulement) à cause du dossier kurde… Qu’est-ce que cela vous inspire?

On est là dans une forme de fanfaronnade. Le président turc sait pertinemment que la Turquie n’adhérera pas à l’Union européenne, eu égard à l’hostilité de plus en plus massive des gouvernements (surtout après le Brexit) et des opinions européennes, mais aussi et surtout car cela impliquerait des changements majeurs auxquels il est lui-même personnellement très hostile : retour à la démocratie et au respect des Droits de l’homme, règlement de la question de Chypre et fin de l’occupation du nord, cessation de l’emploi de la force jugé en Europe excessif au sein comme à l’extérieur des frontières turques, et bien entendu reconnaissance du génocide arménien, sans même évoquer de substantiels efforts de gouvernance et de performance en matière économique et sociale. Le moins que l’on puisse dire est qu’on s’éloigne à grands pas, depuis au moins 2009-2010, d’évolutions positives sur tous ces dossiers.

Le président turc sait pertinemment que la Turquie n’adhérera pas à l’Union européenne.

Entendez-moi bien: la Turquie est un État souverain et l’AKP islamo-nationaliste de M. Erdogan a été démocratiquement portée au pouvoir dès 2003 et sans discontinuer, même si les deux derniers scrutins législatif et présidentiel ont été contestés. Cela signifie clairement qu’une majorité de citoyens turcs, même faible, suit plus ou moins fidèlement sa politique depuis quinze ans. Il faut en prendre acte. Je l’ai toujours affirmé: à la condition qu’elle respecte ses engagements fondamentaux comme alliée – ce qui n’est plus le cas – la Turquie a toute sa place au sein de l’OTAN et du Conseil de l’Europe. Mais pas au sein de l’Union européenne.

Source www.lefigaro.fr

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