France 24, chaîne d’information internationale en continue quadrilingue, fleuron de l’audiovisuel public extérieur, vient d’opérer un virage stratégique. Peut-être inspirée par l’éclosion de nouveaux supports comme RT (ex Russia Today) ou encore AJ+ (déclinaison Internet de la chaîne qatarie Al Jazeera ciblant la génération des millenials), France 24 a donc décidé de quitter le monde exigeant de l’information pour s’aventurer dans le monde balisé de la communication politique d’influence où les réponses précèdent les questions.
Le 21 avril 2018, le site Internet de France 24 mettait en ligne un Webdocumentaire, c’est à dire un format Internet hybride mêlant texte et contenus audiovisuels, le tout mis en valeur par une ergonomie de lecture travaillée. Le sujet ? Les “petits arrangements des entreprises françaises” intervenant sur le tramway de Jérusalem. Les auteurs ? Deux femmes, non salariées de la chaîne, dont l’une est une universitaire diplômée de l’université Georgetown au Qatar et l’autre journaliste passée par le consulat français de Jérusalem au service de presse.
Cette communication (dénions-lui d’emblée toute prétention journalistique) est indigne d’un média rigoureux tel que France 24 pour plusieurs raisons. Premièrement, les narratrices ont épousé sans réserve le discours du mouvement palestinien Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) qui prône le boycott tous azimuts d’Israël. Selon le BDS, le tramway renforce la “colonisation de Jérusalem occupée” en reliant la partie occidentale de la ville sainte avec notamment l’implantation de Pisgat Zeev située à l’extérieur des frontières de 1967. Doctrinalement, le BDS met à l’index toute entreprise commerçant avec l’Etat hébreu et donc ici les entreprises françaises Alstom et Veolia qui apportent un savoir-faire et une maîtrise d’œuvre indispensables à la construction et l’exploitation du tramway. Si Veolia s’est effectivement retirée du projet en 2014 puis du marché israélien en 2015, l’entreprise a néanmoins réfuté l’hypothèse selon laquelle elle aurait cédé à la pression du BDS. Qu’importe, le BDS assure que ses campagnes de dénigrement public ont fait perdre des appels d’offre à Veolia pour un préjudice se chiffrant en milliards de dollars. Eprises de rigueur journalistique, les narratrices mettent l’argument dans la bouche d’un chargé de communication anonyme et sans lien pour vérifier la source.
Ce publi-communiqué BDS siglé France 24 impressionnera peut-être le lecteur non averti mais pas les amateurs de journalisme d’investigation. Sur un plan juridique, le tramway de Jérusalem est conforme au droit international comme au droit français comme l’a considéré la cour d’appel de Versailles dans une décision rendue en 2013. En effet, deux organisations pro-palestiniennes (AFPS et OLP) ont intenté en 2006 un procès contre Veolia et Alstom en raison de leur implication dans le tramway de Jérusalem. S’appuyant sur l’article 43 du Règlement sur les lois et les coutumes de la guerre sur terre, annexé à la 4ème Convention de La Haye de 1907 qui précise les droits et obligations en pays occupé, la cour a rappelé que : « Il a été considéré que la puissance occupante pouvait et même devait rétablir une activité publique normale du pays occupé et admis que les mesures d’administration pouvaient concerner toutes les activités généralement exercées par les autorités étatiques (vie sociale, économique et commerciale) (1947 control commission court of criminal appeal) ; qu’à ce titre, il pouvait être construit un phare, un hôpital. Il a même été reconnu que l’instauration d’un moyen de transport public faisait partie des actes relevant d’une administration d’une puissance occupante (construction d’un métro en Italie occupée) », de sorte que la construction d’un tramway par l’Etat d’Israël n’était pas prohibée.
Les narratrices mentionnent effectivement le procès et son issue mais occultent le raisonnement des juges. D’un côté, la cour “a conclu que les accords internationaux en question créent des obligations entre les Etats et ne pouvaient être invoqués pour tenir pour responsables deux sociétés privées.” De l’autre, “La Cour a condamné l’AFPS et l’OLP à verser 30.000 euros à chacune des trois sociétés pour couvrir les frais encourus par ces dernières durant le procès.” (source ici).
Puisque les faits s’entêtent à contredire le BDS, mieux vaut pour les narratrices jouer la carte de la diabolisation et laisser planer l’ombre de la ségrégation raciale à bord du tramway. Ainsi le publi-communiqué s’ouvre-t-il sur une pastille vidéo hébergée sur YouTube présentant un reportage de la chaîne France 24 datant de 2014 :
Le reportage explique que le tramway a ravivé les tensions entre communautés et donne la parole aux usagers du tramway. Par exemple, un imam dont la mosquée se trouve sur le tracé de la ligne de tramway explique que les officiers israéliens de sécurité du tramway ciblent les passagers arabes pour les contrôles, les emmènent à part, leur prennent leurs papiers d’identité et les passent à tabac devant les autres voyageurs (voir ici). Un adolescent arabe explique lui que des voyageurs juifs racistes s’amusent à le bousculer (regarder ici). Grosso modo, on laisse entendre au spectateur que le tramway de Jérusalem est pour les Arabes d’Israël aussi rassurant qu’une réunion du Ku Klux Klan pour les Afro-Américains.
Si le droit et la morale ont échoué à vous convaincre, essayons la voie diplomatique. Les narratrices, qui sont dans le secret des dieux, assurent que les entreprises françaises intervenant sur le tramway figurent sur la base de données du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU (CDH) dont la mission est de lister les entreprises actives au-delà des frontières de 1967. Pourtant, la base de données n’a pas été encore publiée. Peut-être est-ce dû à son caractère exceptionnellement discriminant, accréditant l’idée selon laquelle le CDH dont les membres élus sont pour certains forts peu démocratiques (Afghanistan, E.A.U, Irak, Pakistan, R.D.C, Venezuela) a une dent contre Israël. Dans ce cas, pourquoi cette communication BDS/France 24 ne rappelle-t-elle pas qu’à la date de mars 2017, “le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU depuis sa création en 2006 a voté 67 résolutions condamnant l’Etat hébreu, soit plus que le total des condamnations votées contre l’ensemble des autres pays” (source ici) ?
Admettons que vous soyez insensible aux contresens juridiques, manipulations médiatiques et pressions diplomatiques, au moins conviendrez-vous que tout est une question de point de vue et qu’on peut légitimement s’opposer au tramway de Jérusalem sans risquer une chasse aux sorcières, non ? Encore eut-il fallu que les narratrices racontent TOUTE l’histoire. En 2008, l’entreprise Veolia expliquait d’une part que les communautés arabes sont parmi les premiers bénéficiaires du tramway (It will primarily benefit the Arabic communities in the Shoafat and Beit-Hanina area, who are currently without access to transportation to West Jerusalem) et que d’autre part, le tramway est accessible à tous les passagers sans discrimination(the light rail « will serve the entire population in the area on the basis of equal access ») (sourceici). En outre, le tramway arbore une signalétique audio et graphique en arabe et en hébreu.
S’il est normal que Veolia défende ses intérêts, tournons-nous vers le témoignage de l’homme en charge de la durabilité au sein de la banque norvégienne Nordea, monsieur Sasja Beslik, qui possède une expérience de première main du tramway de Jérusalem. Amené à décider si Nordea devait exclure les entreprises collaborant au tramway de ses portefeuilles d’investissements, M. Beslik s’est déplacé en personne à Jérusalem pour emprunter le tramway, interroger les parties prenantes et se rendre compte par lui-même. Finalement, M. Beslik a décidé de maintenir les investissements de la banque Nordea dans les entreprises intervenant sur le tramway de Jérusalem ainsi qu’il l’affirme dans un article de mars 2018 (lire ici).
« Je suis allé en Israël deux fois et j’ai rencontré les personnes chargées de la responsabilité des entreprises [chez Veolia], » a dit Beslik, tout en ajoutant que les affirmations faites par les sympathisants du BDS selon lesquelles la ligne rouge du tramway allait à l’encontre des droits des Palestiniens ne correspondaient pas à ce qu’il avait vu. Nous avons pris le tramway d’un terminus à l’autre. Il y avait beaucoup de monde dans le train. Nous avons fait notre propre estimation de la contribution réelle de ce train.
« [Nous avons décidé] de continuer à investir dans Veolia, parce que nous croyons que ce train à Jérusalem n’est vraiment en rien déplacé par rapport à nos investissements. »
Enfin, le dernier volet problématique de cette communication BDS relayée par feu-le-média-fiable-France-24 confine à l’antisémitisme complotiste ou au complotisme antisémite (au choix). En effet, les narratrices achèvent leur oeuvre sur une référence ambiguë au CRIF et aux institutions juives. Interrogés sur la contradiction entre le succès des entreprises françaises en Israël et la politique étrangère de la France condamnant “l’occupation”, des diplomates du quai d’Orsay déclarent sous anonymat qu’ils n’osent pas prendre position publiquement sur ce sujet. La raison ? Ils gardent en mémoire le précédent Unesco : “Les organisations juives, dont le Crif, nous ont très durement attaqué après le vote en 2016 de la France à l’Unesco sur la Palestine occupée. Ça nous a un peu paralysés”. L’article ne précise pas de quelle résolution il s’agit mais, pour mémoire, la France en 2016 a d’abord voté en faveur de la résolution d’avril 2016 niant le lien entre le peuple juif et le mur des Lamentations (voir ici), avant de s’abstenir lors de la résolution d’octobre 2016 (voir ici). Les narratrices non seulement feignent de ne pas comprendre pourquoi les institutions juives françaises dénoncent les résolutions niant le caractère juif du premier lieu saint du judaïsme mais en plus elles insinuent que le CRIF a le pouvoir de réduire au silence la politique étrangère de la France.
Parce qu’elles reprennent sans la réserve qui s’impose l’idéologie du BDS, parce qu’elles travestissent une réalité simple et triviale d’un tramway qui transporte machinalement des passagers de toutes origines et parce qu’elles colportent de graves accusations sans preuves, les narratrices ont livré un pamphlet et non une enquête. Le décorum d’investigation qui n’est rien d’autres qu’une recherche Internet de fichiers PDF ne dispensera pas les narratrices de rendre des comptes, si ce n’est au public au moins à la chaine France 24 dont la crédibilité est engagée.
Source infoequitable.org