Face à des événements qui nous dépassent, nous sommes tentés de donner des explications de textes qui, aussi intéressantes soient-elles, ne nous garantissent pas une réelle compréhension du sens et de l’enseignement à en prendre. Toutefois, en même temps, nous ne pouvons-nous empêcher de réfléchir par nous-mêmes, au risque de mettre de côté notre intelligence, qui se limiterait à une capacité d’accéder à des connaissances sans jamais les transformer en savoir.
Cette problématique existe dans tous les domaines de notre vie exigeant une véritable réflexion, susceptible d’engendrer éventuellement une action, ou une réaction. Dans les domaines relatifs à nos choix de vie, la question se pose avec encore davantage d’acuité. En effet, l’analyse et la réflexion que nous élaborons peuvent se trouver sous-tendues par nos intérêts immédiats et nos désirs. Citons cette phrase de Raymond Aron (rapportée dans Plaidoyer pour le Judaïsme de nos pères pour nos enfants, de J. Milevski) : « Dupes de l’esprit raisonneur de l’homme, ils croient que leurs actes sont authentiquement déterminés par les doctrines évoquées, alors qu’en réalité, ce qui détermine tout à la fois les actes et les expressions, c’est l’état psychique et le sentiment. ».
Nous nous retrouvons alors face à cette obligation de penser et cette peur de voir cette même pensée pervertie par nos intérêts ou par notre désir de ne point être trop remis en cause. Voilà le problème de la subjectivité d’une pensée se voulant authentique, mais s’avérant en fait être obscurcie par la présence de notre moi à chaque étape de son élaboration.
Alors, nous irons demander à d’autres de penser à notre place, et nous suivrons des conseils donnés par ceux qui puiseront dans la Tora la source de leur parole. C’est ici que je voudrais rappeler le texte suivant, rapporté dans le Midrach (Beréchith Rabba 25,3). Il nous apprend que dix famines atteindront l’univers, et que la dernière sera la pire de toutes. Au sujet de cette famine, le verset dit : « Voici que les jours viennent, dit l’Eternel, et J’enverrai une famine sur la terre. On n’aura point faim de pain ni soif d’eau mais on sera seulement affamés d’entendre la parole de D’ » (Amos 8,11). Le rav de Poniewezh, un de nos grands maîtres, posa la question évidente : la famine spirituelle n’a à priori rien d’une malédiction. Au contraire, c’est extraordinaire de savoir que les gens auront soif de Tora !
Il apporte une réponse lumineuse : « Lors d’une famine, dit-il, on se nourrit de ce que l’on trouve, sans vraiment regarder la qualité de la nourriture. On se suffit d’ersatz qui apaisent notre faim. Il en sera de même, dit-il, dans ces générations assoiffées de spiritualité. Ils se suffiront d’ersatz, de Tora bon marché, d’enseignements qui apaiseront leur faim ponctuelle, mais qui ne les nourriront point. »
Quand les dimensions festives et autres ambiances du même genre remplissent ceux qui y participent d’un sentiment de bien-être lié à un « spiritual trip » récent, se pose alors la question de leur impact sur eux, potentiellement profond.
Lorsque les « études » ne font qu’asséner des « vérités » acceptées par la foule ébahie sans la moindre once de sens critique sur les mots entendus et martelés avec une certitude effrayante, on fait alors face au problème de toutes les manipulations possibles via des textes instrumentalisés pour servir de support à des pensées préexistantes.
Le propre même de la Tora consiste à laisser à l’apprenant un espace de liberté pour les questions qui l’agitent lors d’un enseignement.
Quiconque a pénétré le monde de l’étude à la Yechiva garde le souvenir de ces joutes entre maîtres et élèves, afin d’aboutir à une compréhension la plus exacte possible du texte.
Les questions que le bon sens commun viendrait à engendrer nous semblent exclues, car nous avons arrêté de penser.
Oui, nous devons écouter avec attention un enseignement, mais avoir en même temps le courage de poser des questions sur sa source, et sur ceux des maîtres du peuple juif sur lesquels il se base.
Les affirmations à l’emporte-pièce, surtout sur des sujets de vie, tels le choix d’un conjoint, le couple, l’éducation des enfants, se révèlent dangereuses, car souvent fausses et basées sur une lecture parfois totalement erronée de nos textes.
C’est au fond tellement plus confortable de ne plus réfléchir, et de demander à d’autres de le faire à notre place.
En cas d’échec, on se sentira moins coupable d’autant plus qu’on nous en expliquera la raison…
Le rav Wolbe, élève de rabbi Yerou’ham de Mir, disait qu’on ne peut poser une question à son maître que quand on possède déjà une réponse !
Notre soumission vis-à-vis des Sages d’Israël n’enlève en rien notre obligation de penser et de créer un questionnement.
Le propre des grands Sages du peuple juif est justement de générer ce dialogue et cet échange avec ceux qui sont en face d’eux.
Il faudrait alors, dans la fidélité absolue à notre transmission et à la Halakha, faire éclore nos questionnements qui, posés à de véritables maîtres, n’engendreront que des dynamiques de pensées à la fois constructives, fidèles et novatrices !
Nous aurons d’autant plus la certitude de la véracité de ces paroles, quand elles constitueront le fruit d’une pensée élaborée par des maîtres authentiques, qui ont depuis longtemps réglé leurs comptes avec leur égo, en permanence préoccupés par la recherche du juste et du vrai.
On se souhaite le privilège et la joie de pouvoir y accéder, ainsi qu’à tous ceux qui sont en quête de vérité.
Par Rav Lemmel