Par Alan M. Dershowitz – Gatestone
Quand j’étais enfant, le courrier était acheminé par la Poste, les billets de banque étaient imprimés par le Trésor, les votes étaient décomptés par les responsables électoraux, les guerres étaient menées par l’armée, les prisons étaient gérées par les services correctionnels de l’Etat, la police appliquait la loi, l’exploration spatiale était le monopole de la NASA, les conflits juridiques étaient résolus par des juges et des jurys.
Aujourd’hui, ces fonctions gouvernementales traditionnelles et nombre d’autres sont partagées avec des groupes publics, semi-publics ou privés. Cette privatisation croissante de tâches qui relevaient autrefois de la mission de l’État pose des questions fondamentales mais rarement débattues de droit constitutionnel, de responsabilité politique et de questions qui touchent aussi à la nature de notre société.
Ces transformations ont eu lieu au nom de l’efficacité et de la nécessaire réduction des coûts. Le secteur privé est plus rapide et moins couteux que la bureaucratie gouvernementale. Dans une économie de marché comme la nôtre, même le gouvernement doit être compétitif et montrer l’exemple. Si une entreprise privée conçoit un meilleur piège à souris que le gouvernement, c’est ce piège à souris là qu’il faut acheter. Et généralement, c’est une bonne idée. Mais cela peut aussi entraîner des coûts d’une nature différente qui ne se mesurent pas en dollars ou en vitesse.
La Constitution elle-même n’a pas été conçue sur le modèle de l’efficacité. Une gouvernance parlementaire simple, non fédérale, monocamérale – comme celle de nombreuses autres démocraties – est beaucoup plus souple que notre système fédéral, bicaméral doté en plus d’une séparation des pouvoirs complexe. Le système américain a été conçu pour contrôler et équilibrer les pouvoirs et pas pour produire des résultats en accéléré. Nous payons le prix de notre désir d’empêcher une trop grande concentration de l’autorité entre les mains d’une personne ou au sein d’une institution. Et en même temps, la pesanteur des processus nous impatiente.
Nous voulons que notre courrier soit livré plus rapidement et plus fréquemment ; nous voulons connaître le résultat des élections le soir même et non une semaine plus tard ; nous voulons des alternatives au papier-monnaie ; nous voulons des gains militaires plus efficaces parce qu’ils sont le fait d’acteurs privés plutôt que de forces armées hiérarchisées ; nous voulons emprisonner les criminels à moindre coût ; nous voulons que nos maisons et nos entreprises soient protégées par d’anciens agents du FBI payés par des particuliers ; nous faisons confiance à des chefs d’entreprise pour organiser des voyageurs spatiaux au-delà de la lune ; nous voulons que nos différends soient résolus sans passer plusieurs mois à des communication préalables au procès. Et donc, nous nous tournons vers la solution américaine classique : l’entreprise privée, la libre concurrence, le capitalisme.
Cela signifie moins d’intrusion de la part du gouvernement, mais aussi moins de protection. Notre Constitution limite les excès de l’État, mais ne se mêle pas du comportement d’acteurs privés lequel est régi par le droit des contrats plutôt que par le droit public.
Le moment est venu d’examiner les coûts et les avantages de cette importante mutation. Il n’y a pas de solution miracle qui règle tous les problèmes. Dans certains domaines, la privatisation a mieux fonctionné que dans d’autres. Federal Express a montré qu’il y avait intérêt à mettre en concurrence le service postal public. Le règlement extrajudiciaire des conflits – arbitrages et autres mécanismes non gouvernementaux – s’est avéré, et de loin dans la plupart des cas, supérieur aux tribunaux. Mais les prisons privées sont discutables, tout comme les opérations quasi militaires de Blackwater. Les voyages spatiaux privés n’ont pas fait leurs preuves non plus. Et le décompte privé des votes fait actuellement l’objet d’un litige. (Pour une totale transparence : je plaide actuellement un problème de liberté d’expression sur un cas similaire.) Quant aux crypto-monnaies, les marchés y ont pris goût, alors que la plupart des Américains n’y comprennent rien. L’effet bénéfique, nocif ou nul de ces crypto-monnaies sur le statut du dollar américain à l’échelle internationale, ou sur la capacité des organisations criminelles à blanchir plus discrètement des profits mal acquis restent encore à démontrer. Cet article n’a pas pour objet de résoudre ces problèmes ou de proposer des évolutions jurisprudentielles spécifiques. Il s’agit simplement de pointer du doigt les changements importants nés de la privatisation d’activités gouvernementales traditionnelles et d’entamer une discussion sur les changements juridiques qui, en particulier dans le domaine de la censure des médias sociaux, obligent à une action urgente. Un point me parait évident : quand le gouvernement délègue certaines fonctions traditionnelles à des entreprises privées, il ne devrait pas refuser aux citoyens la sécurité de droits fondamentaux tels que la transparence, la responsabilité et le recours.
Mais d’autres mutations sociales importantes ont eu lieu qui ne cadrent pas parfaitement avec la délégation de missions de service public. Les réseaux sociaux par exemple n’ont jamais été une fonction de l’État, même si Internet n’aurait probablement pas été construit sans la participation du gouvernement. Aujourd’hui, Internet est le principal outil de communication – et inévitablement, le contrôle et la censure de l’information passent par lui. Le rôle de la Constitution est ici incertain. De manière très paradoxale, le premier amendement n’empêche pas des géants du secteur privé comme Facebook et Twitter de censurer certaines formes d’expressions et de limiter la défense d’une cause alors que ce même premier amendement protège la défense de ces causes et différentes formes d’expression contre toute censure gouvernementale.
L’histoire de nos institutions gouvernementales et privées est quelque peu mitigée – ainsi, les services de lutte contre l’incendie étaient à l’origine privés – mais notre jurisprudence repose en grande partie sur l’hypothèse que certaines activités sont un monopole du gouvernement. Ce monopole est maintenant contesté par des entreprises privées qui remplissent des fonctions traditionnellement exercées par le gouvernement, telles que la livraison du courrier et la création de monnaie. Et la jurisprudence n’a pas suivi ces évolutions rapides. Le droit constitutionnel a toujours principalement pour mission de protéger contre les excès de l’Etat, en partant du principe que seule l’action de l’État a le pouvoir de créer un certain type de dommages excessifs. Or la privatisation croissante des fonctions gouvernementales traditionnelles oblige à repenser certains postulats constitutionnels.
Dans les années 1930, la politique du New Deal qui a transféré à l’Etat des fonctions qui étaient à l’origine l’apanage de l’entreprise privée, a provoqué des changements radicaux dans de nombreux domaines. Certains affirment que ces changements ont contribué à sauver le capitalisme. Mais les mêmes changements ont également transformé notre jurisprudence constitutionnelle : l’intrusion gouvernementale qui était considérée comme inconstitutionnelle est devenue légalement acceptable. Le glissement actuel du public au privé est plus subtil et moins visible, mais il n’en oblige pas moins à repenser nos principes juridiques.
Le débat doit être mené en urgence sur les réformes juridiques qui touchent à la censure des médias, à l’invasion de la vie privée et au manque de transparence des entreprises privées quand elles exercent des fonctions de service public. Lesdites entreprises privées exercent en effet – souvent à la demande du gouvernement -, des fonctions de service public qui sont en réalité un moyen pour l’Etat de contourner les restrictions qui pèsent sur le gouvernement au nom du Premier Amendement.
Alan M. Dershowitz, Felix Frankfurter Professeur émérite de droit à la Harvard Law School, et auteur du récent de The Case for Color-Blind Equality in an Age of Identity Politics et The Case for Vaccine Mandates, Hot Books (2021). Il est l’animateur de « The Dershow » sur Rumble. Suivez Alan M. Dershowitz New podcast : The Dershow, sur Spotify, YouTube et iTunes, Dersh.Substack.com
Alan M. Dershowitz est membre de la Jack Roth Charitable Foundation au Gatestone Institute.