Monsieur le Président,
Nous sommes un groupe d’universitaires français, citoyens républicains, préoccupés par la montée fulgurante de l’antisémitisme dont les nouvelles manifestations s’expriment aujourd’hui sous le couvert de l’antisionisme.
Nous sommes surtout préoccupés par la duplicité du discours officiel, politique et diplomatique à l’égard des Juifs ainsi qu’à l’égard de l’Etat d’Israël.
Deux moments marquants de votre visite en Israël — suivie avec beaucoup d’attention tant par les Juifs de France que par les pays arabes — sont la plus limpide illustration de la politique française que vous incarnez et qui pratique constamment ce double discours.
La visite à l’église de Ste-Anne
Commençons par le très commenté incident de l’Eglise de Ste-Anne. Ce n’est pas votre accent anglais délibérément francisé pour l’occasion, ni votre imitation de Jacques Chirac qui sont significatifs. C’est d’abord la manière dont vous vous êtes adressé aux représentants de la sécurité officiellement nommés par l’Etat d’Israël pour assurer votre protection. En réalité, vous ne vous êtes pas adressé aux agents de sécurité, mais aux caméras utilisées par les médias présents sur les lieux. Ce sont ces médias qui reprennent la délégitimation de la souveraineté de l’Etat d’Israël et qui l’accusent de « colonisation, « d’occupation » et de « discrimination », que vous avez flattés en réprimandant les agents de sécurité israéliens.
Le message que vous avez voulu transmettre consiste à dire que vous avez bravement su résister à la soldatesque israélienne qui occuperait des territoires français. L’église de Ste Anne se trouve dans la partie de Jérusalem que les médias français nourris aux dépêches de l’AFP, appellent « les territoires palestiniens occupés » de la même manière que les médias officiels du Fatah et du Hamas. Il s’agit, par votre mise en scène, de montrer que la France mène le même combat sur le terrain symbolique et physique que le public à qui vous vous adressez.
Les Juifs seraient « occupants » non seulement des « territoires musulmans », mais aussi des territoires chrétiens. En protestant contre leur entrée (légitime) dans l’enceinte de l’église, vous réactualisez, peut-être inconsciemment, également deux stéréotypes :
– Les Juifs ne peuvent pas entrer dans une église, car ils n’y sont pas les bienvenus (les Juifs sont des ennemis du Christ).
– Vous identifiez tacitement la France et les Français aux « résistants » palestiniens, puisque comme eux, vous résistez à « l’occupant israélien ».
Il n’est pas douteux que les régimes arabes — dont la République Française, depuis 1967, entend assurer le leadership complaisant — ont bien entendu votre message : Arabes et Français partagent le même combat contre l’occupation juive de nos terres musulmanes et chrétiennes.
Vous ne faites que refléter et cultiver officiellement la doxa dominante : les Juifs sont là où ils ne devraient pas être. Leur présence est une offense à la tranquillité des peuples, conformément à la littérature antijuive qui date des premiers Pères de l’Eglise. Dire aux Israéliens (qui plus est, garants de votre sécurité) : « Sortez d’ici ! », c’est leur dire qu’ils ne sont pas chez eux. C’est soutenir implicitement que les Juifs ne sont pas les bienvenus dans la ville qui pour eux est toujours restée la capitale de la Judée, symbole du judaïsme depuis vingt-sept siècles, et qui est, de surcroît, la capitale de l’Etat d’Israël. C’est dire à vos propres hôtes qu’ils sont des étrangers dans leur propre pays.
Cet échange verbal très médiatisé fait chorus aux thèses selon lesquelles Israël a été et reste une « colonie » et « une puissance occupante ». Ceux qui véhiculent ces thèses (l’AFP, certains politiciens français, médias et intellectuels « experts » du Proche Orient) oublient de rappeler que les territoires dont il s’agit n’appartenaient de façon légale qu’à l’empire Ottoman jusqu’ à 1917, et qu’ils furent placés ensuite par la Société des Nations sous mandat britannique jusqu’à 1947, tandis qu’en même temps la France avait la charge du Liban et de la Syrie. Depuis la fin de la guerre d’indépendance, les territoires conquis par la force et occupés par la Jordanie entre 1948 et 1967 ont un statut encore non-décidé par Israël : dans le droit international, ces territoires sont à proprement parler des « territoires disputés ». Tout citoyen instruit perçoit ici que, devant le calcul politique, ainsi que les slogans des milliers de fois répétés, la connaissance historique et juridique fait bien pâle figure.
Votre discours à Yad Vashem
Le discours prononcé à Yad Vashem, mentionnait très justement le fait que « l’antisémitisme n’est pas seulement le problème des Juifs, mais c’est d’abord le problème des autres ». Ces mots ont certes été approuvés par l’auditoire. Mais, sans doute sans penser à mal, vous y avez glissé des clichés antisionistes devenus désormais de règle dans le discours antijuif contemporain. Vous avez, par exemple, déclaré : « Nul n’a le droit de convoquer ses morts pour justifier quelque divisions et quelque haines contemporaines ». Vous avez glissé cette phrase au milieu du propos dans lequel vous rappeliez que la France a reconnu son rôle dans la déportation des Juifs, et donc sa responsabilité. Ces paroles ont laissé entendre à tous ceux qui vous ont écouté, qu’Israël n’est qu’un territoire « refuge » pour les rescapés de la Shoah et leurs descendants. Vous avez ainsi accrédité l’idée que c’est la Shoah qui a servi de légitimation à la fondation de l’Etat d’Israël, puisqu’il s’agissait d’une solution « humanitaire », en réparation de la solution finale. Or, ceci est faux : Israël n’est pas né à cause à la Shoah, Israël est né en dépit de la Shoah, et malgré la Shoah. La Shoah a menacé la formation de l’Etat d’Israël, comme le montrent les historiens.
Votre rhétorique consiste à cliver dans l’esprit de vos auditoires la représentation du peuple juif : sanctuarisé à travers les victimes de la Shoah, criminalisé dès lors qu’il s’agit de l’Etat d’Israël. C’est le nec plus ultra de votre politique, intérieure aussi bien qu’extérieure. La France approuve de manière régulière toutes les résolutions de l’ONU contre Israël, en convoquant la référence nébuleuse au « droit international ». L’antisionisme d’aujourd’hui comme l’antisémitisme d’hier s’enracine dans une rhétorique pseudo-légaliste et pseudo-moralisatrice mais en réalité diabolisante et discriminatoire.
Vous contribuez par ce double discours à la délégitimation de l’Etat d’Israël, c’est-à-dire à la reformulation du vieil enseignement du mépris auquel l’Eglise de Rome a elle-même renoncé depuis plus d’un demi-siècle. Le paradoxe est que c’est vous — en votre qualité de Président de la République Française — qui instrumentalisez la Shoah et qui utilisez les morts ! Vous accusez les vivants de légitimer leur propre existence en utilisant les morts de leur propre peuple. Si la « solution finale » avait conséquemment réussi, il est certain que les Palestiniens n’auraient pas à pâtir de l’ « occupation israélienne », c’est-à-dire de la renaissance nationale d’Israël, à laquelle ils s’opposent par la violence depuis sa fondation légale. Leur refus, vous le savez, date du premier déni de droit qui leur est unilatéralement imputable : la décision du partage de la Palestine, votée à l’unanimité à l’ONU. Par là-même, ils renonçaient aussi à avoir leur propre Etat. Si on en croit la doxa que l’Etat d’Israël existerait grâce à la Shoah, il en résulterait que ce même Etat doit son pouvoir de nuisance à la mémoire de la Shoah. C’est cette sorte d’inférence que vos propos suggèrent.
Une chose est certaine : ce que les auditoires retiennent des propos tenus par les hommes politiques français ce sont les mantras « la solution à deux Etats », « Jérusalem-Est comme capitale de l’Etat palestinien », alors que les Palestiniens font la démonstration qu’ils veulent moins un Etat palestinien que la délégitimation et la destruction de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat juif démocratique. Par vos discours, vous offrez un relais certain à cette subversion du droit international, justifiant par vos déclarations leur irrédentisme. Vous entretenez ainsi la confusion dans l’opinion. La confusion, l’ambivalence et la contradiction.
La guerre d’Algérie, la culpabilité et la Shoah
Vous avez utilisé l’expression « identité mémorielle » appliquée à la Shoah ainsi qu’à la guerre d’Algérie. Mais c’est encore une fois vous qui instrumentalisez la Shoah ! Dire que la guerre d’Algérie doit avoir le même statut que la Shoah, c’est au fond soutenir que, parce que les juifs ont été victimes d’un crime monstrueux, il faut en conséquence que les musulmans « bénéficient » aussi d’une évaluation équivalente de leur histoire.
Cette analogie est une aberration historique, un parangon de négationnisme ; mais à tout le moins permet-elle d’user de la référence à l’extermination des Juifs comme d’un argument de marketing victimaire, ce qui en dit long sur la manière dont vous vous représentez les attentes de cette partie de l’électorat que vous entendez vous concilier — la vérité historique, dût-elle être sacrifiée une fois de plus
Encore vous inscrivant dans la tradition de mépris perpétuée par le Président Jacques Chirac vous n’offrez qu’une parodie peu crédible, sur une scène qui finalement n’éclaire que vos coulisses.
La victimisation permanente des Palestiniens, qui ne fait pas même exception d’islamistes coupables de crimes, ne dupe personne : ni les spécialistes du Proche Orient, ni les Palestiniens eux-mêmes, ni même leurs dictateurs corrompus et sanguinaires que vous soutenez avec zèle sur la scène internationale. Croyez bien, Monsieur le Président, qu’à nos yeux, l’honneur de la France s’en trouve une fois de plus durablement abîmé.
Auteurs : Roland Assaraf (CNRS), Yana Grinshpun (Université Sorbonne Nouvelle-Paris III), Georges-Elia Sarfati (Université Populaire de Jérusalem).