FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Á l’occasion de la parution du dernier numéro de Causeur, «Antisémitisme, l’idéologie antifrançaise», Elisabeth Lévy a accordé un long entretien au FigaroVox. Selon elle, le malaise de beaucoup de Français juifs est indissociable du malaise français.
Élisabeth Lévy est journaliste et directrice de la rédaction de Causeur. Dans son dernier numéro intitulé «Antisémitisme, l’idéologie antifrançaise», le magazine Causeur explore la question du «nouvel antisémitisme».
Contrairement à Marianne, Le Point, L’Express, L’Obs ou le Figaro magazine, c’est la première fois que Causeur consacre une couverture à l’inquiétude des Juifs de France. Pourquoi avoir attendu si longtemps? Etait-ce par peur d’être accusés de communautarisme?
Tout d’abord, pourquoi traiterions-nous un sujet au moment où des confrères le font excellemment? Par ailleurs, il se trouve qu’il y a quelques juifs à Causeur – à ce qu’on dit, je ne les compte pas… Mais Causeur n’est pas un «journal juif» c’est-à-dire communautaire, nous ne représentons aucune «minorité susceptible». Quand nous appelons tout le monde à la discrétion républicaine, il serait malvenu de nous promener avec nos appartenances en bandoulière. En conséquence, quand nous disons «nous», nous parlons de «nous les Français». Alors, peut-être redoutons-nous inconsciemment de provoquer une sorte de lassitude – «encore ces histoires de Juifs»… En tout cas, s’il nous a semblé important d’aborder aujourd’hui l’antisémitisme, ce n’est pas d’abord ou pas seulement pour le mal qu’il fait à de nombreux Juifs, notamment dans les banlieues où il en pousse beaucoup au départ, mais pour le mal qu’il fait à la France. Autrement dit, les Juifs ne sont pas les «chouchous du malheur», ils sont à l’avant-poste du malheur français. Aujourd’hui, personne ou presque ne pense, comme Maurras, qu’ils ne peuvent pas être vraiment français. Et la plupart des antisémites leur reprochent de l’être trop.
Mais quand vous affirmez en titre que l’antisémitisme est «une idéologie antifrançaise», ne passez-vous pas l’histoire par pertes et profits?
Ce titre est une interpellation (amicale) adressée à Bernard-Henri Lévy, avec lequel nous avons une divergence de taille. Dans L’idéologie française, paru en 1980, il faisait du pétainisme et de l’antisémitisme une sorte de permanence de l’inconscient français. Eh bien non! De même que ce n’est pas par la pratique de l’esclavage mais par son abolition que la France s’est distinguée des autres nations, ce n’est pas par l’antisémitisme, fort répandu à des degrés divers dans le monde d’avant 1945, qu’elle fait exception, mais par le fait que, depuis la Révolution au moins, une partie des élites l’a combattu, au point qu’il a été, tout au long du XIXème et de la première moitié du XXème, l’un des enjeux, l’un des marqueurs, de la querelle nationale. Oui, la vieille haine et le mépris des Juifs nourris par l’antijudaïsme chrétien existaient dans toute l’Europe et Georges Bensoussan montre dans l’entretien qu’il nous a accordé que, dans le monde arabe, il a précédé et de loin la création d’Israël. Oui, il y a eu le Vel d’Hiv et tout le reste. Merah et Coulibaly. Mais de l’Emancipation, entamée par la Révolution de 1789 et poursuivie par Napoléon, à l’affaire Dreyfus, c’est en France que les Juifs ont le plus tôt fait l’expérience de la liberté. Nous n’oublions pas que les Dreyfusards ont gagné. Ni que c’est dans la France pétainiste et antisémite que des Juifs ont survécu en nombre significatif. L’antisémitisme est donc doublement une idéologie anti-française, parce qu’il est une insulte à l’histoire de France, et parce qu’il abîme la pluralité française.
C’est un peu ce que disait Valls en déclarant «la France, sans les Juifs, ne serait plus la France».
Oui, à condition d’ajouter que les Juifs, sans la France, ne seraient pas non plus les Juifs…C’est une vieille expression yiddish qui dit «heureux comme D’ en France» («men ist azoy wie Gott in Frankreich» selon Wikipedia). Encore aujourd’hui, en dépit des tragédies et des tensions, il ne faut pas laisser croire que les Juifs en France vivent au quotidien dans la peur et l’hostilité de leurs concitoyens. Il est vrai cependant que, pour beaucoup, quelque chose a changé. Et si très peu partent, ils sont nombreux à caresser l’idée. Parce qu’ils redoutent, comme pas mal de Français, que la France cesse d’être la France. C’est cette inquiétude qui, dans le «scandale du tract», a unanimement été taxée de «frontiste, populiste et extrémiste» par la droite propre sur elle qui s’efforce de plaire aux médias – et qui y parvient en montrant qu’elle ne mange pas de ce pain-là.
Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. Cela laisse entendre que les étrangers dénaturent la France.
Pas les étrangers, l’immigration massive que nous ne savons pas intégrer ou que nous avons renoncé à intégrer. Ce ne sont pas les individus qui nous menacent mais les processus, nos éminents protestataires devraient être capables de faire ce distinguo, non? Vous ne pouvez pas dire en même temps que l’immigration change le visage de notre pays, qu’elle ne change rien et que ceux qui voient un changement sont des racistes. L’installation en France d’une religion et d’une culture qui en étaient quasiment absentes il y a deux siècles, modifie nécessairement l’alchimie nationale, ou alors cela signifie que les êtres humains sont parfaitement interchangeables. On peut célébrer ce changement, on peut déplorer certaines de ses conséquences, il est ridicule de le nier. Si la France était peuplée de Chinois, peut-être serait-elle un pays merveilleux, mais serait-elle toujours la France?
Revenons au malaise de beaucoup de Français juifs, qui est selon vous indissociable du malaise français.
Et indissociable aussi de l’islamisation de certains quartiers, elle-même indissociable des flux migratoires des dernières décennies. Cependant, le malaise, voire le sentiment d’abandon de beaucoup de Juifs, se nourrissent autant du phénomène lui-même que du refus de le voir. Si des Juifs rêvent d’alyah (l’émigration en Israël comme nul ou presque ne l’ignore désormais), ce n’est pas seulement à cause de ce qu’on appelle encore, vingt ans après son apparition, «le nouvel antisémitisme», un euphémisme qui permet de faire l’impasse sur son origine, mais aussi et peut-être plus encore à cause du refus obstiné de certains de le voir et de le définir. Ecouter la radio publique sur ce sujet est un véritable calvaire. À France Inter, on est intraitable avec l’antisémitisme d’hier – quoi que celui-ci ne tue plus et que franchement, il n’empêche aucun Juif de vivre tranquille -, mais on a beaucoup plus de mal avec celui d’aujourd’hui. Cela fait dix ans qu’il n’y a plus d’élèves juifs dans les écoles publiques de Seine St Denis (et qu’il y en a de moins en moins dans celles de Sarcelles ou Créteil). Aujourd’hui des familles juives quittent leurs villes de banlieue, pour Paris quand elles le peuvent ou pour se regrouper dans des villes où, plus nombreuses, elles se sentent moins vulnérables. Et on entend encore des journalistes s’étrangler avec des pudeurs de jeune fille ou invoquer les injustices sociales…
Vous ne pouvez pas non plus accuser une communauté entière d’antisémitisme!
C’est dingue, où avez-vous entendu cela? Evidemment – et heureusement – que tous les musulmans ne sont pas antisémites. Cependant, les témoignages et les enquêtes révèlent la permanence de préjugés à l’encontre des Juifs dans une importante minorité des musulmans de France, en particulier dans la jeunesse. Quant à savoir si cet antisémitisme s’enracine dans la théologie musulmane, la culture arabe ou l’histoire de la colonisation, il y a discussion et c’est très bien. Mais on ne va pas discuter pour savoir s’il existe.
Vous vous réjouissez de la relaxe de Georges Bensoussan poursuivi par différentes associations, dont le CCIF, pour avoir observé cet antisémitisme culturel dans certaines familles musulmanes. Mais il a tout de même enduré deux procès. Que pensez-vous de la décision du parquet de poursuivre par deux fois? N’était-ce pas faire le jeu des islamistes qui instrumentalisent la justice?
Que le parquet ait fait appel de la relaxe était aussi stupéfiant et décourageant que la présence de la Licra, en première instance, sur le banc des parties civiles, aux côtés du Comité contre l’islamophobie en France. Cependant, on a le droit, en France, de saisir la justice quand on s’estime offensé et je ne voudrais surtout pas attenter en quoi que ce soit au droit de Marwan Muhammad (le fondateur du CCIF que nos estimables confrères du Monde apprécient au point de lui avoir déjà consacré deux ou trois portraits pleine page) et des autres de demander aux tribunaux de décréter que la terre est plate ou qu’il n’y a pas d’antisémitisme dans nos quartiers. En attendant que la Cour de cassation se prononce (et on la voit mal casser les jugements des deux cours précédentes), je retiens que la justice a tranché en faveur du bon sens. On a le droit, en France, de dire ce qu’on voit. Le reste relève du débat d’idées.
Votre numéro fait également suite à la parution dans le Parisien du 22 avril, du manifeste des 300 contre «le nouvel antisémitisme». Quel bilan tirez-vous de cette tribune? A-t-elle fait bouger les lignes notamment sur le plan politique?
Un ancien président de la République, trois anciens premiers ministres, des intellectuels et des journalistes de premier plan dont beaucoup ne signent jamais de pétitions, sans oublier des stars du show biz, décident d’appeler un chat un chat et de dire «Pas nous, pas la France, pas ça!»: oui, les lignes bougent. Ce texte prouve avec éclat que la lutte contre l’antisémitisme n’est pas un combat pour les Juifs mais pour la France. Il ne s’agit donc pas aujourd’hui de dénoncer une occultation ou un abandon mais de saluer un réveil. Bien sûr, l’extrême gauche noyeuse de poissons et le parti crypto-Indigène (des Indigènes de la République dont la tête pensante, Houria Bouteldja, posa un jour en souriant avec un panneau «Les sionistes au goulag») continuent à brandir «la politique fasciste d’Israël» ou «le racisme d’Etat en France» pour justifier ou camoufler l’antisémitisme et la haine de la France. N’empêche, si le parti du déni n’a pas rendu les armes, il a tout de même perdu beaucoup de terrain.
Je vais cependant apporter un bémol à mon propre optimisme en vous apprenant que, suite à la parution du Parisien, le dispositif de sécurité de Philippe Val a dû être considérablement renforcé et en vous rappelant que, dans notre pays, des journalistes, des intellectuels, des dessinateurs et toute la rédaction de Charlie Hebdo vivent encore sous haute protection. On aimerait que le président ait un mot pour eux. Et on aurait aimé aussi que le texte fût signé par des macronistes du premier cercle.
Qu’avez-vous pensé de la tribune des «imams indignés»? Voyez-vous le verre à moitié vide ou à moitié plein?
Au début, j’ai surtout vu leurs réserves. Après réflexion, que des croyants n’apprécient pas que l’on voie leur livre sacré comme une source de violence, c’est assez naturel. En revanche, que des dignitaires musulmans admettent l’existence d’un antisémitisme structurel dans une partie de leur jeunesse, au risque de se l’aliéner encore plus, c’est nouveau et, comme nous l’a dit Rachid Benzine, on leur a assez reproché leur silence pour ne pas applaudir quand ils prennent la parole. Pour autant, il faut sans cesse rappeler que, si 30 % des musulmans de France (40 % chez les jeunes) sont tentés par la sécession culturelle, cela signifie que 70 % ne le sont pas. Tout ce qui contribue à la prise de conscience de cette majorité silencieuse, tout ce qui la dresse contre «ses» extrémistes va dans le bon sens.
Pourquoi avoir invité Pascal Boniface à répondre à vos questions? Avez-vous été convaincue par ses réponses?
À vous entendre, le sectarisme devrait être la règle et le pluralisme l’exception. Doit-on se justifier de donner la parole à ses adversaires? Nous aimons frotter notre «cervelle à celle d’austruy» comme le recommandait Montaigne et remercions Pascal Boniface d’avoir accepté. Je n’exclus pas, de surcroît qu’il ait été injustement traité par des Juifs rancuniers: certes, la note dans laquelle il recommandait au Parti socialiste de rééquilibrer sa politique au Moyen Orient était parfaitement discutable, mais sans doute n’était-elle pas inspirée, comme on l’a dit, par le cynisme électoral. Et cela ne fait pas de lui un antisémite. Sur ce point, ses explications m’ont convaincue. Pas sur le reste…
Vous demandez à Georges Bensoussan s’il pense un jour quitter la France. Vous-même vous arrive-t-il d’être désespérée du délitement du pays au point de vouloir partir?
Pourquoi irais-je batailler dans un autre pays que le mien? Au risque d’être un peu emphatique, j’ajouterai qu’étant française, ma patrie, c’est la liberté. Une seule chose pourrait donc me pousser au départ, qui n’a rien à voir avec mes origines: que les censeurs obtiennent gain de cause, que l’on ne puisse plus dire certaines vérités, émettre certaines opinions et même déconner à pleins tubes (à charge pour les tribunaux de sanctionner les dommages que ces propos peuvent causer). Déjà, on n’a plus le droit au second degré ce qui est un crève-cœur. Le droit de nous moquer de tout que nous défendions le 11 janvier 2015 n’a cessé de reculer depuis. Si un tribunal devait condamner un intellectuel au prétexte qu’il a observé des réalités déplaisantes, si notre liberté de pensée et d’opinion était en danger, alors oui, il serait urgent de chercher une nouvelle patrie. Mais on n’en est pas là, alors ne donnez pas de faux espoirs à qui que ce soit. Vous n’êtes pas près d’être débarrassés de moi!