Par Daniel Pipes – Middle East Quarterly – Été 2021
En janvier 1991, à la veille de la guerre du Koweït, le chef de la diplomatie de Saddam Hussein, Tarek Aziz, rencontra le Secrétaire d’État américain, James Baker, et lui tint des propos significatifs. Selon la transcription d’un document irakien, il déclara : « Il n’est jamais arrivé qu’un régime politique [arabe] entre en guerre avec Israël ou les États-Unis et subisse une défaite politique. »[1]
Poignée de mains entre le ministre irakien des Affaires étrangères, Tarek Aziz (à gauche), et le Secrétaire d’État américain, James Baker, à l’entame des pourparlers à Genève, le 9 janvier 1991. |
Ministre des Affaires étrangères du Liban pendant la majeure partie des années 1980 et professeur renommé en sciences politiques, Elie Salem abondait dans ce sens :
La logique de la victoire et de la défaite ne s’applique pas tout à fait dans le contexte israélo-arabe. Dans les guerres contre Israël, les Arabes célébraient leurs défaites comme s’il s’agissait de victoires et les présidents et généraux étaient mieux connus pour les villes et les régions qu’ils avaient perdues que pour celles qu’ils avaient libérées. [2]
Ces différentes déclarations sont un peu exagérées quand on se rappelle qu’en 1948-1949, les pertes subies au profit d’Israël par les armées de Syrie, d’Égypte, d’Irak et de Jordanie ont coûté très cher à ces régimes : trois d’entre eux sont tombés et le quatrième s’est maintenu péniblement [3]. Cette exception mise à part, les pertes militaires ne nuisent généralement pas aux dirigeants arabes vaincus. Une catastrophe sur le champ de bataille peut en effet s’avérer utile sur le plan politique et pas seulement contre Israël ou les États-Unis mais aussi dans les conflits entre pays arabes, avec les Iraniens, les Africains ou les Européens. Au cours des soixante-cinq années écoulées depuis 1956, les pertes militaires n’ont presque jamais porté préjudice aux dirigeants arabophones et leur ont même parfois été profitables.
L’analyse qui suit illustre cette configuration au moyen de vingt et un exemples décrits brièvement pour dix-neuf d’entre eux et plus longuement pour les deux autres. Cette première partie est suivie d’une explication et se termine par une conclusion [4].
Exemples, 1956-2014
La crise de Suez, 1956. Le président égyptien Nasser subit une déroute militaire humiliante de la part des Britanniques, des Français et des Israéliens. Cet événement l’aida pourtant à devenir la figure dominante de la politique arabe au cours de la décennie suivante. |
La crise de Suez, 1956. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser subit une déroute militaire humiliante face aux Britanniques, aux Français et aux Israéliens, un événement qui, pourtant, « le renforça politiquement et moralement » [5], selon Shukri Abed. En réalité, cette défaite permit à Nasser de devenir la figure dominante de la scène politique arabe au cours de la décennie suivante.
La guerre de l’Égypte au Yémen, 1962-67. Après cinq années d’une guerre intense qui généra d’importantes dépenses et fit de nombreuses victimes, Nasser opéra, lors de la guerre civile au Yémen, un retrait sans condition des troupes égyptiennes déjà affaiblies par la guerre des Six Jours. Sur le plan intérieur, le prix politique à payer par Nasser pour ce désastre fut quasi-nul.
L’affrontement entre la Syrie et Israël, avril 1967. Le 7 avril, les Syriens subirent la perte de six MiG-21 alors que les Israéliens ne perdirent aucun avion. Or, la bataille ne provoqua aucune consternation à Damas. Bien au contraire, dix jours plus tard, le président Nur ad-Din al-Attasi qualifia la perte d’avions de « très utile pour nous ». [6]
La guerre des Six Jours, juin 1967. L’une des plus grandes défaites militaires de l’histoire de l’humanité poussa l’Égyptien Nasser à s’excuser auprès de ses électeurs et à leur offrir sa démission mais ces derniers répondirent en descendant en masse dans les rues et en appelant leur raïs (président) à se maintenir au pouvoir, ce qu’il fit en devenant plus puissant que jamais jusqu’à sa mort de causes naturelles en 1970. En Syrie, le ministre de la Défense Hafez al-Assad devint, trois ans après le désastre de 1967, le dictateur absolu de son pays pendant trois décennies. Le roi Hussein de Jordanie conserva son trône jusqu’à ce qu’il meure, également trois décennies plus tard, en homme fort et largement respecté.
La bataille de Karama, 1968. Malgré la défaite qu’il essuya lors de sa première confrontation armée majeure avec les Israéliens, le Fatah de Yasser Arafat revendiqua la victoire au point de convaincre beaucoup de monde, une technique qu’il reproduirait plusieurs fois par la suite. Même le général Aharon Yariv d’Israël reconnut que « bien que ce fût pour eux une défaite militaire, c’était une victoire morale. » [7]
La guerre du Yom Kippour, 1973. Après avoir butté sur un premier écueil, les Israéliens se relevèrent et remportèrent un brillant succès militaire contre les armées syrienne et égyptienne combinées. Ce qui n’empêcha pas l’Égyptien Anouar al-Sadate d’Égypte de dépeindre la guerre comme un triomphe égyptien, encore célébré à ce jour, et d’utiliser ce prétendu succès pour légitimer la diplomatie adoptée ultérieurement avec Israël.
Le Syrien Assad revendiqua lui aussi une grande victoire. Son biographe, Moshe Ma’oz, le reconnaît : « Bien qu’il ait perdu la guerre sur le plan strictement militaire, Assad réussit à transformer sa défaite en victoire aux yeux de nombreux Syriens et d’autres Arabes. Les Syriens, rapporte Ma’oz, approuvèrent la « conduite fière et audacieuse de la guerre par Assad dans ses aspects militaires et diplomatiques ». En conséquence, son « prestige et sa popularité grimpèrent en flèche en Syrie pendant et après la guerre ». [8]
La guerre d’Algérie au Sahara occidental, 1975-1991. Les gouvernements marocain et algérien soutenaient les camps opposés dans une guerre civile de longue haleine qui se termina par la victoire du Maroc et de ses alliés. Chadli Bendjedid, président de l’Algérie de 1979 à 1992, paya un prix politique mineur pour cet échec.
L’occupation du Liban par la Syrie, 1976-2005. Faible et divisé, le gouvernement libanais ne put empêcher l’entrée des forces syriennes et leur maintien dans le pays pendant vingt-neuf ans. Malgré cet échec de longue durée, l’élite dirigeante continua comme si rien n’avait vraiment changé. Lorsqu’un soulèvement populaire finit par chasser les Syriens, cette élite demeura en place, indemne.
La guerre Iran-Irak, 1980-1988. Déclenchée par Saddam Hussein, la guerre Iran-Irak connut deux grandes périodes. De septembre 1980 à juillet 1982, Saddam Hussein était à l’offensive. Lorsque la situation commença à mal tourner et que l’Irak dut ensuite jouer la carte de la défense pendant six longues années, le président irakien ne subit, sur le plan intérieur, aucun dommage. Plus remarquable encore, deux ans après la fin de la guerre, le 15 août 1990 (soit treize jours après son invasion du Koweït), Saddam Hussein rendit subitement à l’Iran tous les gains engrangés par l’Irak au cours des huit années de combat : « Dans un communiqué diffusé sur la radio de Bagdad, l’Irak a déclaré que d’ici à vendredi, il reconnaîtrait les frontières d’avant-guerre contestées par l’Iran, procéderait à la libération de tous les prisonniers de guerre et entamerait le retrait de ses troupes d’un territoire d’environ 2500 km2 carrés situé au sud-ouest de l’Iran occupé. » [9] Cette retraite ignominieuse passa quasiment inaperçue et ne porta aucun préjudice à Saddam.
Israël contre la Syrie, 1982. Dans une guerre aérienne au-dessus du Liban, les forces syriennes subirent la perte de quelque quatre-vingt-dix avions au profit des forces israéliennes sans en abattre un seul. Mais Assad en sortit indemne. Bien plus, l’audace qu’il montra en affrontant le redoutable ennemi israélien renforça sa stature.
Israël contre l’OLP à Beyrouth, 1982. Par la magie du verbe, Arafat fit d’une retraite humiliante de Beyrouth une victoire politique en mettant l’accent sur le temps qu’il avait fallu aux Israéliens (quatre-vingt-huit jours) pour le vaincre, bien plus longtemps qu’ils n’en avaient besoin pour vaincre les armées arabes conventionnelles (neuf jours en 1956, six en 1967 et vingt en 1973). Rashid Khalidi, alors porte-parole de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et aujourd’hui professeur à l’Université de Columbia, alla jusqu’à comparer la minuscule opération de Beyrouth (et ses quatre-vingt-huit morts israéliens) avec le siège de Leningrad organisé par les nazis durant deux ans et demi (et ses deux millions de morts environ) [10]. Au fil du temps cette déroute fut une nouvelle fois transformée en glorieux succès. Dans la nouvelle version présentée quelques années plus tard par le Hamas, « notre peuple … a humilié [Israël] … et a brisé sa détermination. » [11]
Retrait de l’OLP de Tripoli, 1983. Lorsque les forces syriennes forcèrent l’OLP à quitter son dernier bastion au Liban, Arafat réagit de manière prévisible en transformant ce retrait en succès moral. Selon ses biographes, « le chef de l’OLP, englué dans un autre revers historique, avait toujours l’intention de profiter de l’occasion et de sa teneur théâtrale. » [12]
Le bombardement américain de la Libye, 1986. Après avoir subi la honte d’une attaque par des avions de guerre américains, Mouammar Kadhafi transforma sa propre survie en un événement grandiloquent. Entre autres mesures, il commémora cet exploit en ajoutant le mot « Grand » (‘uzma) au nom officiel de son pays pour en faire la Grande République (Jamahiriya) arabe libyenne populaire et socialiste. Neuf ans plus tard, il évoquait encore l’épisode comme une honte pour les États-Unis :
L’Amérique n’admet jamais ses pertes. N’avons-nous pas abattu quinze de ses avions lorsqu’elle nous a attaqués [en 1986] ? Mais elle a seulement admis la perte de deux avions. L’Amérique ne parle jamais de ses défaites et de ses pertes. Elle garde la bouche fermée. Elle a même refusé d’admettre que le chef de l’escadron qui a attaqué ma maison a été abattu et tué dans l’accident. Elle n’a jamais admis ses pertes jusqu’à ce que nous la mettions dans l’embarras en montrant le cadavre du pilote que nous avons remis au Vatican. [13]
Les milices tchadiennes contre la Libye, 1987. L’allié de la Libye lourdement financé et soutenu par les Soviétiques au Tchad subit une défaite humiliante face à des forces hétéroclites. Comme je l’avais co-écrit à l’époque, « les Toyota à quatre roues motrices mirent en déroute une flotte de chars. » [14] Cette dévastation, cependant, n’eut aucune répercussion visible sur le prestige ou la domination de Kadhafi sur la Libye.
Irak contre Koweït, 1990. L’assaut irakien contre le Koweït fit suite à des mois de menaces irakiennes. Néanmoins, les forces koweïtiennes n’étaient pas en état d’alerte et furent rapidement submergées, ce qui incita l’émir Jaber al-Ahmad as-Sabah à fuir immédiatement et sans gloire immédiatement sans gloire et à traverser la frontière avec l’Arabie saoudite où il dirigea le gouvernement koweïtien en exil depuis la suite d’un hôtel. Malgré son manque de préparation et ses actions peu héroïques, Jaber n’affronta aucun adversaire pendant ou après les combats.
Hezbollah contre Israël, 2006. Le Hezbollah perdit contre Israël mais d’une manière si respectable que l’emprise de Hassan Nasrallah sur l’organisation en fut renforcée. Alors qu’il s’adressait à un rassemblement de masse après les combats, il revendiqua une « victoire divine et stratégique ». Paradoxalement, Nasrallah admit plus tard qu’il avait commis une erreur en déclenchant le conflit [16], une déclaration qui fut toutefois peu remarquée. Quinze ans plus tard, Nasrallah est toujours solidement en place.
Hamas contre Israël, 2008-09. Connue en Israël sous le nom d’Opération Plomb Durci, cette guerre de 3 semaines vit Israël s’en sortir extrêmement bien sur le champ de bataille (comme le montre le nombre de morts cent fois plus élevé chez les Palestiniens que chez les Israéliens) et extrêmement mal dans l’arène politique (comme le montre le rapport Goldstone de l’ONU et une conférence internationale sur la reconstruction de Gaza qui rapporta 4,5 milliards de dollars). Les dirigeants du Hamas sortirent de la guerre renforcés par la défaite militaire.
Hamas contre Israël, 2012. Les Forces de défense israéliennes eurent beau tuer de nombreux dirigeants du Hamas, détruire ses infrastructures et laisser Gaza groggy, le Hamas, fidèle à son habitude, proclama jour de fête le lendemain de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Les réjouissances furent si intenses qu’une personne fut tuée et trois autres blessées par des tirs en l’air. En plus de ça, le Hamas déclara le 22 novembre, journée à commémorer désormais chaque année : « Nous appelons chacun à se réjouir, à rendre visite aux familles des martyrs, aux blessés, à ceux qui ont perdu leurs maisons. » [17]
Hamas contre Israël, 2014. Gaza fut ravagée par la guerre mais un sondage organisé par des Palestiniens après la fin des hostilités révéla que 79 % des personnes interrogées déclaraient que le Hamas avait gagné. Dans le même temps, la part des personnes voyant Ismaël Haniyeh comme président palestinien passa de 41 à 61 % [18] (Quelques semaines plus tard, ces chiffres baissèrent légèrement, passant respectivement à 69 et à 55 %). [19] Ce soutien concernait également la question tactique, 94 % soutenant l’engagement militaire contre les troupes israéliennes et 86 % soutenant les tirs de roquettes sur Israël.
Cette étude montre que les dirigeants arabes peuvent perdre contre n’importe qui. Qu’il s’agisse d’une puissance occidentale (les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France), d’Israël, d’une milice africaine, d’un État musulman non arabe (Iran) ou d’un autre État arabe (Yémen, Syrie, Irak), cela n’a guère d’importance. Le prix politique est presque toujours minime et parfois la défaite entraîne concrètement un bénéfice.
Étude de cas 1 : la Guerre du Golfe, 1991
L’invasion du Koweït par l’Irak a conduit à la formation d’une coalition de trente-neuf États dirigée par les États-Unis. Cette coalition a attaqué les forces irakiennes le 17 janvier 1991 et les hostilités ont pris fin avec la capitulation de Bagdad, le 28 février 1991. Un consensus s’est rapidement dégagé sur la démission ou le renversement du dirigeant irakien Saddam Hussein.
Mais Saddam n’avait pas de telles intentions et avait préparé le terrain pour des revendications grandioses. Son régime a d’abord parlé d’une « bataille vraiment décisive et historique » qui a marqué « le début de la fin de l’impérialisme mondial ». Après le début de l’offensive dirigée par les États-Unis, il a créé la Radio Mère des batailles (en arabe : Idha’at Umm al-Ma’arik) pour diffuser sa proche victoire sur les forces alliées.
Ensuite, les choses ne se sont pas si bien passées, avec la déroute des forces irakiennes (« tir à la dinde ») et les dégâts « quasi-apocalyptiques » consécutifs sur les infrastructures civiles. Malgré cela, les médias du régime ont allègrement insisté pour remporter une victoire célèbre sur l’opération Tempête du Désert. « Vous avez triomphé de tous les chefs du mal réunis », a informé Radio Bagdad aux forces irakiennes, déclarant qu’elles avaient piétiné le prestige de l’Amérique « dans la boue ». [21]
Même après avoir officiellement concédé sa défaite, Bagdad a continué à revendiquer la victoire. Un exemple remarquable de cette situation est venu quatre ans après la fin des combats, lorsque le chef d’état-major irakien Iyad ar-Rawi a déclaré : « Notre victoire fut légendaire. La magnifique armée irakienne a inscrit à son actif le massacre le plus impressionnant du livre de la Mère de toutes les Batailles quand elle a écrasé les forces américaines et alliées lors de la première bataille terrestre. » Rawi a ensuite raconté la bataille (fictive) de l’aéroport de Koweït et un énorme affrontement de chars au sud-ouest de Bassora, qualifiant cette dernière de « l’une des batailles de chars les plus féroces de l’histoire ». George H. W. Bush, a-t-il conclu, a été « forcé d’appeler à un cessez-le-feu unilatéral le 28 février 1991, parce qu’il savait que les forces américaines ne pourraient pas supporter les pertes résultant des batailles terrestres. » [22]
Les partisans étrangers ont soutenu ces revendications de victoire. En novembre 1994, lors de la cérémonie de remise des diplômes de la police palestinienne, un chœur a entonné des chants en hommage à Saddam Hussein. Le fait que certains partisans de Saddam se moquaient de savoir s’il avait gagné ou non sur le champ de bataille a contribué à entretenir la fiction. Ainsi Hichem Djaït, intellectuel tunisien des plus connus et fervent partisan de Saddam, a déclaré : « Nous n’avons rien à perdre dans cette guerre même si celle-ci se termine par une défaite. » [23]
Cette tromperie transparente a contribué au maintien du régime de Saddam, lui permettant d’intimider tout rebelle potentiel, flottant au-dessus des catastrophes subies par son pays, notamment une baisse de 90 % du revenu par habitant, et restant au pouvoir pendant douze ans de plus. Ce n’est qu’en 2003 lorsque les forces armées dirigées par les États-Unis sont revenues, cette fois dans l’intention précise de le destituer, qu’il a été renversé et a terminé sa chute dans un trou.
Étude de cas 2 : le Hamas contre Israël, 2021
Le Hamas et ses alliés pensent à la quasi-unanimité que le Hamas a remporté le conflit qui l’a opposé en mai 2021 à Israël et ce, malgré ce que l’Associated Press décrivait comme « le tribut effrayant que la guerre a fait payer à d’innombrables familles palestiniennes qui ont perdu des êtres chers, leurs maisons et leurs entreprises » [24]
Hamas contre Israël, 2021. Malgré les pertes humaines et matérielles importantes à Gaza, Khalil al-Hayya, un dirigeant du Hamas, a annoncé lors d’un rassemblement de masse : « C’est la fête dans toutes les villes de Palestine… parce que nous avons remporté cette victoire ensemble. » |
Deux jours seulement après le début des combats, le chef du Hamas Ismaël Haniyeh annonçait déjà que son organisation avait « remporté la victoire dans la bataille pour Jérusalem ». [25] De telles affirmations se sont multipliées après l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu le 21 mai, lorsque Haniyeh a revendiqué une « victoire stratégique et divine » [26] et a également annoncé que le Hamas avait fait « échec aux chimères des négociations, échec à l’accord du siècle, échec à la culture de la défaite, échec aux projets de désespoir, échec aux projets de colonisation, échec aux projets de coexistence avec l’occupation sioniste et échec aux projets de normalisation [des relations] avec l’occupation sioniste. » [27]
De même lors d’un rassemblement de masse à Gaza, Khalil al-Hayya, un dirigeant du Hamas, s’est écrié : « C’est la fête dans toutes les villes de Palestine… parce que nous avons remporté cette victoire ensemble » [28], et a ajouté : « Nous avons le droit de nous réjouir. … C’est l’euphorie de la victoire. » Ziad al-Nahala, le chef du Jihad islamique palestinien (JIP), s’est réjoui de la victoire de son organisation et a menacé de bombarder Tel-Aviv en représailles à « toute opération d’assassinat visant nos combattants ou dirigeants. »
Les supporters étrangers se sont également réjouis. Hassan Nasrallah du Hezbollah a décrit les attaques du Hamas contre Israël comme une « grande victoire » [30], l’ayatollah iranien Ali Khamene’i a envoyé ses félicitations pour une « victoire historique » [31] et le commandant de la Force Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique, Esmail Ghaani, a salué le combat qui a détruit « la fierté de l’armée sioniste. » [32] (À son tour, un porte-parole du JIP a remercié le gouvernement iranien d’être le « partenaire de notre victoire. ») [33] Même le Premier ministre marocain Saad Eddine El Othmani, qui avait signé quelques mois plus tôt un accord de normalisation avec Israël, a félicité Haniyeh pour la « victoire du peuple palestinien. » [34]
Apparemment, la population palestinienne, elle aussi, était convaincue. En effet, dès l’entrée en vigueur du cessez-le-feu à 2 heures du matin, « une vie bouillonnante est revenue dans les rues de Gaza. Les gens sont sortis de chez eux, certains criant ‘Allahu Akbar’ ou sifflant depuis les balcons. Beaucoup ont tiré en l’air pour saluer la fin des combats. » [35] De grandes foules « ont célébré la fin du conflit en chantant les louanges du Hamas. » Un peu partout, les réjouissances se sont prolongées jusqu’au milieu de la nuit :
Les habitants de Gaza ont applaudi depuis leurs terrasses. Des coups de feu de joie ont été entendus dans les quartiers plongés pour la plupart dans l’obscurité, quelques klaxons ont résonné depuis les voitures sillonnant les rues criblées de cratères d’obus, et des louanges à Dieu se sont élevées des mosquées dans et autour de la ville de Gaza. Les Gazaouis ont défilé sur la plage, brandissant les lampes de leur téléphone. [36]
Les jours suivants ont vu des célébrations publiques à grande échelle organisées par le Hamas et son allié plus modeste, le Jihad islamique palestinien.
Ces réjouissances ont eu des implications politiques bénéfiques pour le Hamas. Ces réjouissances ont des implications politiques. Khaled Abu Toameh observe que « le Hamas a vu sa réputation augmenter considérablement parmi les Palestiniens en raison des tirs de milliers de roquettes et de missiles qu’il a lancés à travers Israël ». Les Palestiniens, conclut-il, « considèrent les dirigeants du Hamas comme les véritables héros des Palestiniens et cherchent à s’engager dans une lutte armée contre Israël ». Ils n’ont pas de temps à perdre avec Mahmoud Abbas et l’Autorité palestinienne. [37] En d’autres termes, la défaite sur le champ de bataille a rapporté au Hamas un bénéfice majeur sur le plan politique.
Explications
Comment expliquer cette impunité des dirigeants arabes ? On peut pour cela avancer six facteurs : l’honneur, le fatalisme, le complotisme, l’emphase, la publicité et la confusion.
L’honneur. Chez les arabophones, l’honneur est d’une importance telle que sa préservation peut compter davantage que ce qui est réellement réalisé. « Pour les Arabes, l’honneur est plus important que les faits », explique Margaret K. Nydell. La cause importe plus que les résultats. [38] Elie Salem pense la même chose quand il dit à propos des dirigeants arabes : « Ils ont été glorifiés pour ce qu’ils avaient l’intention de faire et non pour ce qu’ils ont fait. » Cela explique pourquoi, « En perdant la guerre de juin 1967, Gamal Abd al-Nasser est devenu un héros. En gagnant la paix, mais en s’écartant de la psychologie arabe dominante, Anouar al-Sadate est devenu un méchant. » [39] De manière générale, Fouad Ajami explique :
Dans une histoire politique arabe jonchée de rêves contrariés, on accordait peu d’honneur aux pragmatiques conscients des limites de ce qu’il est possible de faire et de ne pas faire. La culture politique insufflée par le nationalisme réservait son approbation à ceux qui menaient des campagnes ruineuses en quête de l’impossible. [40]
Le fatalisme. Le fatalisme postule que le résultat de toute chose est maktub (écrit). Par conséquent, le leader n’est pas à blâmer. As’ad Abu Khalil de l’Université d’État de Californie constate qu’en période de défaite, on a tendance à expliquer que « les gens n’ont aucune influence ni aucun effet sur leurs faits et gestes. Seul D’ agit. » En invoquant « l’inéluctabilité du destin », ils dégagent « les régimes et armées arabes de toute responsabilité » en cas de défaite. Ce mode de pensée, note-t-il, « est devenu si typique qu’il en devient prévisible. » [41]
Ainsi, au lendemain de la déroute infligée en juin 1967 par Israël aux forces armées égyptiennes, Nasser a tenté de montrer que ni lui ni l’armée n’auraient pu éviter la défaite qu’ils venaient de subir. Pour épargner tout reproche à son gouvernement et signaler que ce dernier n’aurait pu agir autrement, Nasser s’est rabattu sur un proverbe arabe (« La précaution ne change pas le cours du destin ») et une analogie avec la vie quotidienne (l’Égypte était « comme un homme dans la rue heurté par une voiture »). [42] Parallèlement, le roi Hussein de Jordanie consolait ses sujets avec cette pensée : « Si vous n’avez pas été récompensé par la gloire, ce n’est pas parce que vous avez manqué de courage mais parce que c’est la volonté d’Allah. » [43]
Le complotisme. Le complotisme produit la croyance selon laquelle toute confrontation avec Israël ou les puissances occidentales implique que l’ennemi a l’intention d’éliminer ses dirigeants, d’occuper leurs pays, de changer leurs systèmes politiques et d’exploiter leurs ressources. Lorsque ces conséquences ne se produisent pas, l’événement est présenté comme une victoire. Abdel-Moneim Said, un analyste égyptien, note : « Nous avons célébré la victoire parce que l’ennemi n’a pas réussi à atteindre ses objectifs tels que nous les avons définis. Quant à nos objectifs, il était acquis dès le départ qu’ils n’entreraient pas dans nos équations de guerre et de paix. » Par exemple, les Égyptiens croyaient largement qu’il s’agissait de l’objectif israélien en 1967, soutenu par les États-Unis, et Said se souvient de son passage dans une publication étudiante après cette perte : « À ma grande surprise, j’ai découvert que bon nombre de mes collègues de ce journal croyaient que nous avions gagné la guerre de 1967 ! » Comment est-ce possible ?
la logique était la suivante : l’objectif de l’offensive israélo-américaine était de renverser le glorieux président et le système socialiste en Égypte mais étant donné que le président était toujours au pouvoir après que le peuple eut manifesté en masse en sa faveur et celle de sa politique avisée, les 9 et 10 juin, et étant donné que le système socialiste était toujours en place, les ennemis n’avaient pas atteint leurs objectifs. Du coup, on a gagné !
Said constate que cette même « ligne de logique générale » prévaut dans d’autres cas, comme pour Saddam Hussein après la guerre du Golfe de 1991, Hassan Nasrallah après la guerre de 2006 entre le Hezbollah et Israël, Bashar Assad dans la guerre civile en Syrie et les combats de 2014 entre le Hamas et Israël.
Dans le cas de 2014, Said note l’énorme disparité des morts à la guerre (2100 Palestiniens contre 72 Israéliens) et des destructions, puis conclut que « les résultats de la guerre qui a eu lieu récemment à Gaza peuvent difficilement être qualifiés de victoire palestinienne ». Néanmoins, les dirigeants du Hamas ont proclamé la victoire au motif que « l’objectif israélien était d’éliminer le Hamas et de mettre fin aux tirs de missiles. Par conséquent, aussi longtemps que le Hamas et les missiles existeront, les Palestiniens devront se réjouir de cette victoire éclatante. » [44]
L’emphase. Trait caractéristique majeur de la vie politique arabe, l’emphase rend les dirigeants et les partisans captifs du pouvoir des mots, même si ceux-ci n’ont aucun rapport avec la réalité. En 1951, E. Shouby, arabophone d’origine et psychologue, a rapporté que les arabophones « exagèrent la portée des mots en tant que tels en accordant moins d’attention à leur sens » que ce qui est habituel dans les langues occidentales, ce qui conduit à une « confusion entre les mots et le choses que ceux-ci représentent. » [45] En 1968, Walter Laqueur a noté la « capacité presque illimitée des Arabes à croire ce qu’ils veulent croire. » [46]
Theodore Draper a expliqué plus en détail cette notion en 1973 :
Chaque fois que des déclarations arabes sont citées, la question de la « rhétorique » arabe se pose. Faut-il le prendre au sérieux ou les Arabes sont-ils particulièrement accros à l’emphase hyperbolique ? Chaque fois qu’un porte-parole arabe dit quelque chose de particulièrement provocateur ou scandaleux, il y a toujours quelqu’un qui dit qu’« ils ne le pensent jamais vraiment ». … J’ai même entendu le ministre des Affaires étrangères d’un pays arabe annoncer à un groupe d’Américains que les Arabes sont allergiques au rationalisme occidental et que les Occidentaux désireux de traiter avec les Arabes doivent adopter le mode de pensée arabe apparemment irrationnel. [47]
Publicité. La publicité incite certains dirigeants arabes à rechercher un soutien pour leur cause. Curieusement, cela prend deux formes opposées, l’une pour les Arabes et les musulmans, l’autre pour les Israéliens et la gauche mondiale. Dans le premier cas, l’adage du « cheval fort » entre en jeu : les dirigeants cherchent à apparaître sous les traits de personnages héroïques que les masses devraient suivre. Les motivations de Saddam Hussein à s’attaquer à la plus grande partie du monde occidental sont ainsi expliquées par Hussein Sumaida, un Irakien : « Gagner n’avait pas d’importance. Ce qui importait, c’était de faire un bon spectacle et de gagner les cœurs et les esprits du monde arabe suffoquant. » [48]
Les Israéliens et la gauche mondiale répondent en faisant tout le contraire, c’est-à-dire en se présentant comme l’outsider et la victime sympathiques. À cette fin, le Hamas attaque périodiquement (2008-09, 2012, 2014, 2021) Israël, sachant pertinemment bien qu’ils perdront sur le champ de bataille militaire mais espérant gagner un avantage dans l’arène politique – parmi les israéliens de gauche, sur les campus universitaires du monde entier, dans la presse internationale et les organisations internationales, et au-delà.
Barry Rubin appelle cela la « stratégie du suicide » et paraphrase sa logique : « Je vais déclencher une guerre que je ne peux pas gagner afin de créer une situation où le camp adverse détruit mes infrastructures et tue mon peuple. Ensuite, je perdrai militairement mais je gagnerai la bataille. Comment ? Rubin énumère trois avantages : les Israéliens étant des lâches, le moindre dommage qu’ils subiront les fera reculer ; la souffrance des Gazaouis poussera les Israéliens à se sentir désolés et à reculer ; la « communauté internationale » poussera les Israéliens à cesser les combats et à accorder des avantages au Hamas. [49]
Confusion. Quelle est la vérité ? Pris entre deux façons contradictoires de relater la réalité, les êtres humains ont tendance à opter pour le récit qu’ils préfèrent, qu’il s’agisse de l’immigration (Angela Merkel : « Wir schaffen das »), des perspectives référendaires (Brexit), ou du résultat des élections (« Stop the steal »). Que croire quand « Bagdad Bob » rapporte que les Américains trouveraient leurs « tombeaux » à Bagdad dès le moment où les chars américains seraient en vue ? Naturellement, lorsque Saddam Hussein fut capturé, certains Arabes réagirent avec incrédulité. Un certain Hassan Abdel Hamid, commerçant égyptien, refusa de croire la nouvelle qu’il qualifia de « propagande et mensonges américains ». [50] Ce miasme encourage les populations arabes à ignorer la réalité des défaites militaires ainsi que le carnage qu’elles infligent et au lieu de ça, restent avec ces dirigeants.
Conclusion
Ce modèle consistant à survivre ou à tirer profit de la défaite s’applique aussi à d’autres dirigeants musulmans. Lors de la guerre indo-pakistanaise de 1965, par exemple, le ministre pakistanais des Affaires étrangères, Zulfikar Ali Bhutto, a conduit son gouvernement dans un conflit désastreux avec l’Inde. Il est sorti de ce fiasco plus populaire que jamais, ce qui l’a conduit au poste de Premier ministre huit ans plus tard. Comme le dit son biographe, « Plus sa rhétorique devenait scandaleuse… plus Zulfi Bhutto faisait figure de héros aux yeux des Pakistanais. » [51] De même, les dirigeants iraniens ont fait durer leur guerre contre l’Irak et ont poursuivi leur offensive de juillet 1982 à août 1988. Après l’échec, l’ayatollah Khomeiny « a pris le cadeau empoisonné » et accepté un cessez-le-feu mais ni lui ni son régime n’ont souffert de leurs six années de folie. Plus récemment, les sinistres aventures militaires de Recep Tayyip Erdoğan en Syrie et en Libye n’ont pas entamé son pouvoir.
En revanche, le fait de perdre une guerre a généralement des implications majeures pour un dirigeant non-musulman. Au Moyen-Orient, Golda Meir et Moshe Dayan ont payé un lourd tribut pour la prestation décevante d’Israël en 1973, tout comme Nikol Pashinyan pour la terrible contre-performance arménienne de 2020. Même les défaites dans des guerres périphériques ont habituellement un impact majeur comme ce fut le cas avec l’Algérie, le Vietnam et l’Afghanistan sur, respectivement, la politique française, américaine et soviétique. Il est très difficile d’imaginer des dirigeants non-musulmans survivre à des défaites aussi dévastatrices que celle de l’Égypte en 1967 et de l’Irak en 1991.
Le fait pour les dirigeants vaincus de pouvoir de fêter leurs défaites les invite à adopter une moralité hasardeuse et les rend plus agressifs. À quoi bon s’inquiéter quand une défaite et les conséquences terribles qu’elle entraîne ne vous atteignent pas ? Cet état d’esprit explique en grande partie pourquoi le Moyen-Orient est le théâtre de tant de guerres. Alors que l’argent pour les armes ne cesse d’abonder, que les souffrances endurées par la population ne comptent pas et que les pertes économiques ont peu d’importance, le dirigeant peut toujours espérer s’en sortir indemne. Face à de si faibles enjeux, il faut donner une chance à la guerre et espérer le meilleur.
M. Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est président du Middle East Forum. © 2021 par Daniel Pipes. Tous droits réservés.