Causeur. Vous n’y allez pas de main morte dans votre dernier livre, Citoyenneté et loyauté (Kero, 2017) : déchéance de la nationalité infligée à tous les terroristes, prestation solennelle de serment républicain, peine de mort civile, etc. Votre fermeté nous réjouit mais, a-t-on juridiquement le droit de créer des apatrides ?
Yves Michaud. Evidemment ! La France a certes signé mais jamais ratifié la Convention de New York de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie. Le statut d’apatride est protecteur, mais il fait de vous un étranger, avec les droits d’un étranger, sans accès à la Sécurité sociale ni aux droits sociaux, un peu comme moi quand je vis en Espagne. Evidemment aussi, un apatride a des droits de résidence et de voyage mais il lui faut demander des documents de circulation spéciaux chaque fois renouvelables qui permettent sa surveillance. Aujourd’hui, certains continuent à toucher le RSA alors qu’ils sont à Raqqa ! Je ne vois pas non plus pourquoi aussi Salah Abdeslam garderait tous les bénéfices de la citoyenneté française comme l’aide juridictionnelle. Qu’il demande au Qatar ou au CCIF de lui payer un avocat …
Ne reconnaissez-vous pas un minimum de droits de l’homme, un noyau inaliénable assuré même aux pires spécimens de l’humanité ? Même les criminels de guerre nazis n’ont pas payé les honoraires de leurs avocats à Nuremberg…
Si c’est juste une question d’avocats… Rappelons quand même que quelques-uns de ces criminels ont été pendus à la suite du procès de Nuremberg.
De la « mort civile » à l’exécution physique, il y a un pas que vous franchissez allègrement. La peine de mort serait-elle la seule méthode de déradicalisation imparable à vos yeux ?
Je n’ai jamais été un adversaire de principe de la peine de mort parce que je considère un certain nombre de crimes comme absolument impardonnables. Que je sache, personne n’a jamais reproché à Israël d’avoir pendu Eichmann et dispersé ses cendres. Toute une tradition philosophique honorable estime qu’un individu ayant renoncé à son humanité peut mériter cette peine. Cela dit, je suis opposé à la peine de mort à cause des risques d’erreur judiciaire. Je suis donc partisan de la perpétuité réelle et d’une peine de “mort civile ”. Les prisons ne sont pas uniquement faites pour réhabiliter les gens, mais aussi pour les mettre hors d’état de nuire. Youssouf Fofana [Ndlr : « Chef du gang des Barbares » qui a séquestré et assassiné Ilan Halimi en janvier 2006.] ne devrait jamais sortir de prison et ne plus être citoyen non plus.
Passons des citoyens perdus pour la France aux jeunes pousses de la nation. En quoi consiste votre projet de service civique ?
Ce service de trois mois se concentrerait sur la transmission des principes de la République et l’évaluation d’un certain nombre compétences scolaires tels que la capacité linguistique. D’une manière générale, il s’agit de faire comprendre les enjeux d’une adhésion sérieuse à la République, en indiquant les sanctions en cas d’écart. Je préconise d’autres mesures en ce sens, comme le paiement de l’impôt par tous les citoyens afin qu’ils soient conscients d’appartenir à une société qui donne un certain nombre d’avantages. Ce me semble être une proposition de Mélenchon.
Mélenchon a partiellement révisé ses positions en matière d’immigration, passant de l’angélisme à un républicanisme plus affirmé. De votre côté, vous ne prenez pas de gants pour contester la sacrosainte « tradition d’accueil » de la République…
La tradition d’accueil est indiscutable et elle fait partie du droit international depuis qu’il y a un “ droit des gens ”. Mais les choses se présentent très différemment quand nous sommes en présence de vagues migratoires massive. Tant que le Moyen-Orient et l’Afrique subsaharienne seront déstabilisés et miséreux, les vagues de migration continueront. Du coup, se posent plusieurs questions : dans quelle mesure les migrants sont-ils destinés à devenir citoyens ? Et s’ils ne sont pas citoyens, à quel titre sont-ils là ? Sont-ils des touristes, des mendiants, des vagabonds, des assistés ? On n’est plus du tout à la même échelle que lors des précédentes vagues de migrations. Derrière les migrations de masse, il y a d’ailleurs un tourisme très low cost et organisé : 1 200 000 personnes ne se déplacent pas d’Est en Ouest par l’opération du Saint Esprit !
Autre source d’immigration massive, en quelque sorte par auto-engendrement : le regroupement familial (66 000 arrivées en 2015). Souhaitez-vous le remettre en cause ?
Je ne comprends pas qu’on vive sur des slogans et des tabous en dépit du changement des conditions dans lesquels certains principes (aide médicale aux étrangers, droit d’asile, accueil des migrants…) ont été énoncés dans le passé. A sa création sous Giscard, le regroupement familial devait soulager les conditions d’existence et favoriser l’intégration des émigrés des ex-colonies qu’on avait fait venir pour des raisons économiques. Or, dès lors qu’on n’importe plus de la main d’œuvre immigrée, mais qu’on se trouve en face de migrants, pourquoi le regroupement familial devrait-il rester sacré ?
Peut-être parce que notre Etat de droit, Conseil Constitutionnel, en tête, nous y contraint. Au nom de quoi peut-on empêcher un citoyen français d’épouser un étranger et de vivre avec lui en France ?
Le mariage n’est pas à proprement parler un regroupement familial. L’Etat de droit a dérivé depuis que les politiques se sont déchargés de beaucoup de choix sur des magistrats professionnels dont on ne connaît pas trop les conditions de nomination. C’est vrai pour le Conseil Constitutionnel, qui a une composition partisane inacceptable, mais aussi pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la Cour Européenne de Justice et la Cour pénale internationale. Je demande un toilettage de l’Etat de droit pour restaurer un contrôle des citoyens sur leurs magistrats, y compris et surtout au niveau des instances internationales. Je pose juste la question : qui sait comment sont nommés et à quels titres les 47 magistrats de la Cour Européenne des droits de l’homme ?
Vous nous posez une colle ! Et l’indépendance de la justice, parbleu ?
La séparation des pouvoirs, c’est avant tout la distinction de l’exécutif et du législatif, pas l’indépendance de la justice ! C’est ce qui fait la différence selon Montesquieu entre l’Empire ottoman et une République. Montesquieu avait, en revanche, la plus grande réserve quant à l’indépendance absolue de la magistrature : il était magistrat et savait très bien à quel point les magistrats savent faire leurs affaires eux-mêmes.
Certes, nous vous suivrons sur ce point. Mais alors que la France vit une crise généralisée (économique, morale, identitaire), vous ramenez notre désarroi à une simple crise de la citoyenneté. Pourquoi ?
Sans sous-estimer aucun des aspects de cette crise multiforme, j’essaie d’identifier son noyau, dont la clé est le consensus des citoyens pour vivre ensemble et participer à la même communauté politique. Si ce noyau se défait, tous les autres aspects de la crise s’enchaînent sans remède possible. La question du corps politique, qu’on l’appelle Cité, Civitas (la « polis » grecque), République ou « commonwealth », est philosophiquement et ontologiquement première par rapport aux autres. Sans accord de consensus sur le corps politique, il ne peut y avoir ni démocratie, ni juste répartition juste des richesses, ni quelque accord que ce soit sur la politique économique, fiscale, éducative, etc.
Autrement dit, vous tâchez de renouer le contrat social…
Mon livre est d’une certaine manière un contrat social. Quelle que soit leur diversité, toutes les doctrines du contrat social, de Hobbes à Rousseau en passant par Althusius, Spinoza et Locke, posent la même question : comment une communauté politique suscite et jouit de l’adhésion de ses citoyens ? Pratiquement toutes les révolutions, comme 1789, naissent d’une crise profonde de la communauté politique comme celle que nous traversons aujourd’hui. Ses symptômes vont des incivismes bénins (ne pas se sentir engagé par ses obligations politiques, s’abstenir aux élections) aux incivismes gravissimes que sont les fraudes fiscales organisées ou les actes terroristes. Ceux qui les commettent s’excluent eux-mêmes de la communauté politique. Je trouve extrêmement significatif que les djihadistes, avant de passer à l’acte, prêtent allégeance à l’État islamique et que beaucoup de fraudeurs fiscaux, y compris “ légaux ”, soient en réalité des apatrides vivant confortablement au Luxembourg ou en Belgique. Ça veut tout simplement dire qu’ils renoncent à ou dénoncent leur citoyenneté républicaine.
La crise de la communauté politique vire donc à la crise de l’appartenance nationale !
Non. À la différence d’Alain Finkielkraut, Pierre Manent et beaucoup d’autres, je pense que la référence à l’identité nationale comme base de la citoyenneté est aujourd’hui périmée. Pendant très longtemps, la citoyenneté n’a pas été liée à la nation et à la nationalité. La Révolution française a reposé sur le volontarisme politique, c’est-à-dire que la communauté politique repose sur l’adhésion volontaire et consciente des citoyens quelle que soit leur nation d’origine. Certes, on a ensuite traversé un très long épisode, de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à une grande partie du XXe siècle, où citoyenneté et nation se confondent. De nos jours, le mélange des populations, les migrations, et l’héritage postcolonial rendent quasiment impossible de reconstruire de gré ou de force une identité nationale dans notre société plurielle. Aussi, je préfère construire une identité uniquement civique. Demander l’adhésion des citoyens à un certain nombre de principes généraux se révèle beaucoup plus facile que d’obtenir leur croyance en un récit national uniforme. Un français d’origine malienne peut prêter serment à la République mais on ne va pas lui demander de jouer à Astérix !
Pourtant, Ernest Renan postule que la nation, ce « plébiscite de tous les jours » s’appuie aussi sur un héritage commun…
Je ne rejette pas l’héritage commun – mais c’est celui de tous les pays démocratiques européens : la croyance dans les principes de liberté, d’égalité et de solidarité face aux accidents de la vie. A mon sens, ces piliers suffisent à reconstruire la communauté. Si un Bachi-Bouzouk veut vivre dans la tradition républicaine de la Révolution, il en a tout à fait le droit – mais aussi les obligations.
Vous donnez le sentiment de négliger toute une dimension a-rationnelle de l’homme. Mais le citoyen n’est pas un individu hors-sol, tout citoyen a besoin d’un ancrage identitaire. N’avez-vous pas tendance à dégager tout ce qui n’entre pas dans votre schéma rationaliste ?
C’est un argument que j’avais envisagé sérieusement dans mon essai sur le mérite1 lorsque j’analysais les principes de justice de John Rawls. A l’époque où j’avais écrit ce livre en 2009, je pensais que Rawls et les kantiens ne tenaient pas assez compte de l’épaisseur humaine, de la dimension culturelle, des passions, des émotions, etc. Mais dans nos sociétés composites, si on prend en compte toute cette dimension affective, on tombe sur deux écueils : le communautarisme ou le dissensus absolu. Hélas, je ne peux trouver aucun terrain d’entente affectif avec quelqu’un qui croit en la toute-puissance de D’. La seule chose que je lui demande, c’est de garder sa croyance en D’ pour lui mais d’admettre en tant que citoyen des principes tels que la liberté de religion et la liberté d’apostasie.
En tant que rousseauiste, vous exprimez parfois une conception plus épaisse de la citoyenneté qui frise parfois la religion civile. Ainsi, vous regrettez certaines pratiques anciennes de bannissement des citoyens ayant trahi la communauté…
Rousseau prône une religion civile qui est la religion de l’adhésion au contrat social. L’auteur de l’Emile croit que l’homme étant fondamentalement un animal religieux, il a besoin de cette religion. Là-dessus, j’ai un point de vue plutôt voltairien qui consiste à voir dans l’homme un animal utilitariste qui sait calculer ses intérêts. L’appartenance à une communauté politique qui vous assure un certain nombre de droits se mérite et implique une certaine loyauté – et elle a des avantages bien nets. Dès lors qu’il se montre déloyal, il est tout à fait légitime de priver un citoyen des avantages de la communauté par un système de sanctions graduelles. Et je ne pense pas qu’aux terroristes, mais aussi aux exilés fiscaux.
Source http://www.causeur.fr/yves-michaud-daech-immigration-islam-42730.html