L’antisémitisme ne concerne pas les Juifs, ça concerne les antisémites, ça concerne des gens qui ne peuvent pas accepter la responsabilité de leurs propres échecs et doivent plutôt blâmer quelqu’un d’autre. Historiquement, lorsque vous étiez un chrétien à l’époque des Croisades, ou un Allemand après la Première Guerre mondiale, et voyaient que le monde n’avait pas tourné comme vous le pensiez, vous blâmiez les Juifs. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Et je ne peux pas même commencer à dire à quel point c’est dangereux. Pas seulement pour les Juifs mais pour tous ceux qui valorisent la liberté, la compassion et l’humanité.
L’apparition de l’antisémitisme dans une culture est le premier symptôme d’une maladie, le signe avant-coureur d’un effondrement collectif. Si l’Europe permet à l’antisémitisme de prospérer, ce sera le début de la fin de l’Europe. Et ce que je veux faire dans ces brèves remarques, c’est simplement analyser un phénomène plein de flou et d’ambiguïté, car nous avons besoin de précision et de compréhension pour savoir ce qu’est l’antisémitisme, pourquoi il se produit, et pourquoi les antisémites sont convaincus qu’ils ne sont pas antisémites.
Premièrement permettez-moi de définir l’antisémitisme. Le simple fait de ne pas aimer les Juifs n’est pas de l’antisémitisme, nous avons tous des gens que nous n’aimons pas, c’est acceptable ; c’est humain ; ce n’est pas dangereux. Deuxièmement, le simple fait de critiquer Israël n’est pas de l’antisémitisme. Je parlais récemment à des écoliers et ils m’ont demandé : est-ce que critiquer Israël est de l’antisémitisme ? J’ai répondu « Non » et j’ai expliqué la différence. Je leur ai demandé : « Pensez-vous que vous avez le droit de critiquer le gouvernement britannique ? » Ils ont tous levé la main. Puis j’ai demandé : « Lequel d’entre vous pense que la Grande-Bretagne n’a pas le droit d’exister ? » Personne n’a levé la main. « Maintenant, vous connaissez la différence », dis-je, et ils ont tous compris.
L’antisémitisme signifie nier le droit des Juifs à exister collectivement en tant que Juifs avec les mêmes droits que tous les autres. Ça prend différentes formes selon les époques. Au Moyen Âge, les Juifs étaient détestés à cause de leur religion. Au XIXe et au début du XXe siècle, ils étaient détestés à cause de leur race. Aujourd’hui, ils sont détestés à cause de leur État-nation, l’État d’Israël. Cela prend différentes formes mais cela reste la même chose : l’idée selon laquelle les Juifs n’ont pas le droit d’exister en tant qu’êtres humains libres et égaux.
S’il y a une chose à laquelle mes contemporains et moi-même ne nous attendions pas, c’est que l’antisémitisme réapparaisse en Europe en plein dans la mémoire vivante de la Shoah. La raison pour laquelle nous ne nous y attendions pas, c’est que l’Europe avait entrepris le plus grand effort collectif de toute l’histoire pour s’assurer que le virus de l’antisémitisme n’infecterait plus jamais le corps politique. Ce fut un magnifique effort de législation antiraciste, d’éducation sur l’Holocauste et de dialogue interreligieux. Pourtant, l’antisémitisme est revenu malgré tout.
Permettez-moi de vous poser cette question : que vous soyez juif, chrétien ou musulman : resteriez-vous dans un pays où vous avez besoin de policiers armés pour vous garder pendant que vous priez ? Où vos enfants ont besoin de gardes armés pour les protéger à l’école ? Où, si vous portez un signe de votre foi en public, vous risquez d’être maltraité ou attaqué ? Où, lorsque vos enfants vont à l’université, ils sont insultés et intimidés à cause de ce qui se passe dans une autre partie du monde ? Où, lorsqu’ils présentent leur propre vision de la situation, ils se font hurler dessus et sont réduits au silence ?
Cela arrive aux Juifs dans toute l’Europe. Dans tous les pays d’Europe, sans exception, les Juifs craignent pour leur avenir ou celui de leurs enfants. Si cela continue, les Juifs continueront à quitter l’Europe jusqu’à ce que, à l’exception des personnes fragiles et âgées, l’Europe devienne enfin « Judenrein ».
Comment est-ce arrivé ? C’est arrivé comme à chaque fois que les virus battent le système immunitaire humain, à savoir en mutant. Le nouvel antisémitisme diffère de l’ancien antisémitisme de trois manières. J’en ai déjà mentionné une : autrefois, les Juifs étaient détestés à cause de leur religion, ensuite ils étaient détestés à cause de leur race, aujourd’hui, ils sont détestés à cause de leur État-nation. La deuxième différence est que l’épicentre du vieil antisémitisme était l’Europe, aujourd’hui, c’est le Moyen-Orient et c’est communiqué à l’échelle mondiale par les nouveaux médias électroniques.
La troisième est particulièrement inquiétante, je vais vous expliquer, il est facile de haïr, mais difficile de justifier publiquement la haine, tout au long de l’histoire lorsque les gens ont cherché à justifier l’antisémitisme, ils l’ont fait en recourant à la plus haute source d’autorité disponible au sein de la culture. Au Moyen Âge, c’était la religion : nous avions donc un antijudaïsme religieux. Dans l’Europe de l’après-Lumière, c’était la science, nous avions donc les deux fondements de l’idéologie nazie : le darwinisme social et la soi-disant étude scientifique de la race. Aujourd’hui, la plus haute source d’autorité dans le monde, ce sont les Droits de l’Homme, c’est pourquoi Israël – la seule démocratie pleinement opérationnelle au Moyen-Orient dotée d’une presse libre et d’un système judiciaire indépendant – est régulièrement accusée des cinq péchés capitaux contre les droits de l’homme : racisme, apartheid, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique et tentative de génocide.
Le nouvel antisémitisme a muté de telle sorte que quiconque le pratique peut nier être un antisémite. Après tout, diront-ils, je ne suis pas raciste, je n’ai aucun problème avec les Juifs ou le judaïsme, je n’ai qu’un problème avec l’État d’Israël. Mais dans un monde avec 56 nations musulmanes et 103 nations chrétiennes, il n’existe qu’un seul État juif, Israël, qui constitue un quart de pourcent de la masse terrestre du Moyen-Orient. Israël est le seul des 193 pays membres des Nations Unies dont le droit à l’existence est régulièrement remis en question, par un État, l’Iran, et de très nombreux autres groupes engagés dans sa destruction.
L’antisémitisme signifie nier le droit des Juifs d’exister en tant que Juifs avec les mêmes droits que tous les autres. La forme que cela prend aujourd’hui est l’antisionisme. Bien sûr, il y a une différence entre le sionisme et le judaïsme, et entre les Juifs et les Israéliens, mais cette différence n’existe pas pour les nouveaux antisémites eux-mêmes. Ce sont des Juifs, et non des Israéliens, qui ont été assassinés lors des attentats terroristes à Toulouse, Paris, Bruxelles et Copenhague. L’antisionisme est l’antisémitisme de notre époque.
Au Moyen Âge, les Juifs étaient accusés d’empoisonner les puits, de propager la peste et de tuer des enfants chrétiens pour utiliser leur sang. Dans l’Allemagne nazie, ils étaient accusés de contrôler à la fois l’Amérique capitaliste et la Russie communiste. Aujourd’hui, ils sont accusés de diriger ISIS et en même temps l’Amérique. Tous les vieux mythes ont été recyclés, des accusations de crime rituels (Blood Libel) aux Protocoles des Sages de Sion. Les caricatures qui ont inondé le Moyen-Orient sont des clones de celles publiées dans Der Sturmer, l’un des principaux véhicules de la propagande nazie entre 1923 et 1945.
L’arme ultime du nouvel antisémitisme est éblouissante par sa simplicité. Ça se passe comme ça : la Shoah ne doit plus jamais se reproduire, mais les Israéliens sont les nouveaux nazis ; les Palestiniens sont les nouveaux Juifs ; tous les Juifs sont sionistes. Par conséquent, les véritables antisémites de notre époque ne sont autres que les Juifs eux-mêmes. Et ce ne sont pas des opinions marginales. Elles sont répandues dans tout le monde musulman, y compris dans les communautés européennes, et infectent peu à peu l’extrême gauche, l’extrême droite, les cercles universitaires, les syndicats et même certaines églises. Après s’être guérie du virus de l’antisémitisme, l’Europe est réinfectée par des régions du monde qui n’ont jamais fait l’auto-évaluation que l’Europe a entreprise une fois que les actes de la Shoah ont été connus.
Comment peut-on croire à de telles absurdités ? C’est un sujet vaste et complexe, et j’ai écrit un livre à ce sujet, mais l’explication la plus simple est la suivante. Lorsque de mauvaises choses arrivent à un groupe, ses membres peuvent poser l’une des deux questions suivantes : « Qu’avons-nous fait de mal ? » ou « Qui nous a fait ça ? » Tout le sort du groupe dépendra de la question qu’il choisira.
S’il demande : « Qu’avons-nous fait de mal ? » c’est le début de l’autocritique essentielle à une société libre. S’il demande : « Qui nous a fait ça ? » il s’est défini comme une victime. Il cherchera alors un bouc émissaire responsable de tous ses problèmes. De façon classique c’était les Juifs.
L’antisémitisme est une forme d’échec cognitif, et il se produit lorsque des groupes ont le sentiment que leur monde devient incontrôlable. Cela a commencé au Moyen Âge, lorsque les chrétiens ont réalisé que l’Islam les avait vaincus dans des lieux qu’ils considéraient comme les leurs, notamment à Jérusalem. C’est à ce moment-là qu’en 1096, alors qu’ils se dirigeaient vers la Terre Sainte, les Croisés s’arrêtèrent pour la première fois pour massacrer les communautés juives du nord de l’Europe. Au Moyen-Orient c’est né dans les années 1920 avec l’effondrement de l’Empire ottoman. L’antisémitisme est réapparu en Europe dans les années 1870, au cours d’une période de récession économique et de résurgence du nationalisme. Et il réapparaît aujourd’hui en Europe pour les mêmes raisons : récession, nationalisme et réaction violente contre les immigrés et autres minorités. L’antisémitisme survient lorsque la politique de l’espoir cède la place à la politique de la peur, qui devient rapidement une politique de la haine.
Cela réduit alors les problèmes complexes à des simplicité. Ça divise le monde en noir et blanc, voyant toutes les fautes d’un côté et toutes les victimes de l’autre. Ça désigne comme responsable un groupe parmi une centaine de délinquants. L’argument est toujours le même. Nous sommes innocents ; ils sont coupables. Il s’ensuit que si nous voulons être libres, eux, les Juifs ou l’État d’Israël, doivent être détruits. C’est ainsi que commencent les grands crimes.
Les Juifs étaient détestés parce qu’ils étaient différents. Ils constituaient la minorité non chrétienne la plus visible dans une Europe chrétienne. Aujourd’hui, ils constituent la présence non musulmane la plus visible dans un Moyen-Orient islamique. L’antisémitisme a toujours été lié à l’incapacité d’un groupe à faire de la place à la différence. Aucun groupe qui l’adoptera ne pourra jamais créer une société libre.
Je termine donc là où j’ai commencé. La haine qui commence avec les Juifs ne finit jamais avec les Juifs. L’antisémitisme ne concerne que secondairement les Juifs. Il s’agit avant tout de l’incapacité des groupes à accepter la responsabilité de leurs propres échecs et à construire leur propre avenir par leurs propres efforts. Aucune société qui a encouragé l’antisémitisme n’a jamais soutenu la liberté, les droits de l’Homme ou la liberté religieuse. Toute société motivée par la haine commence par chercher à détruire ses ennemis, mais finit par se détruire elle-même.
L’Europe d’aujourd’hui n’est pas fondamentalement antisémite. Mais elle a permis à l’antisémitisme de pénétrer via les nouveaux médias électroniques. Elle n’a pas réussi à reconnaître que le nouvel antisémitisme est différent de l’ancien. Nous ne sommes pas aujourd’hui retournés dans les années 1930, mais nous approchons en revanche de 1879, lorsque Wilhelm Marr fonda la Ligue des Antisémites en Allemagne ; jusqu’en 1886 lorsqu’Édouard Drumont publie La France Juive ; et en 1897, lorsque Karl Lueger devient maire de Vienne. Ce furent des moments clés dans la propagation de l’antisémitisme, et tout ce que nous avons à faire aujourd’hui est de nous rappeler que ce qui était alors dit à propos des Juifs se dit aujourd’hui à propos de l’État juif.
L’histoire des Juifs en Europe n’a pas toujours été heureuse. Le traitement réservé aux Juifs par l’Europe a ajouté certains mots au vocabulaire humain : dispute, conversion forcée, inquisition, expulsion, autodafé, ghetto, pogrom et Shoah, des mots écrits avec des larmes et du sang juifs. Pourtant, les Juifs aimaient l’Europe et y apportèrent certains de ses plus grands scientifiques, écrivains, universitaires, musiciens et façonneurs de l’esprit moderne.
Si l’Europe se laisse à nouveau entraîner sur cette voie, cette histoire sera racontée dans les temps à venir. Ils sont d’abord venus chercher les Juifs, puis les chrétiens, puis les homosexuels, et les athées, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de l’âme de l’Europe qu’un souvenir lointain et effacé.
Aujourd’hui, j’ai essayé de donner la parole à ceux qui n’en ont pas. J’ai parlé au nom des Roms, des Sintis, des homosexuels, des dissidents, des handicapés mentaux et physiques assassinés et d’un million et demi d’enfants juifs assassinés à cause de la religion de leurs grands-parents. En leur nom, je vous le dis : vous savez où finit la route, n’y retournez plus.
Vous êtes les dirigeants de l’Europe. Son avenir est entre vos mains. Si vous ne faites rien, les Juifs partiront, la liberté européenne mourra et le nom de l’Europe portera une tache morale que l’éternité ne pourra pas effacer.
Arrêtez-le maintenant, tant qu’il est encore temps.