FIGAROVOX/ANALYSE – Emmanuel Macron a annoncé dans le JDD vouloir relancer le chantier de la construction de l’islam. Si Adrien Dubrasquet trouve le projet ambitieux et à bien des égards nécessaire, il fait le point cependant sur les difficultés que présente une telle entreprise.
Emmanuel Macron souhaiterait «réduire l’influence des pays arabes, qui empêche l’islam français d’entrer dans la modernité», affirme une des sources proches du dossier au JDD. On retrouve ici la volonté maintes fois affichée de substituer à «l’islam en France», dont la gestion aurait été externalisée à des pays tiers, un «islam de France», structuré, géré et financé par des musulmans français pour les musulmans français.
D’une part, il convient de nuancer cette influence. La première consultation du CFCM, en 2003, a révélé qu’environ la moitié des mosquées en France étaient indépendantes, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas affiliées à une organisation nationale en lien avec l’islam consulaire (comme la fédération de la Grande Mosquée de Paris qui rassemble toutes les associations cultuelles musulmanes d’obédience algérienne) ou des idéologies transnationales (comme celle des Frères musulmans au sein de l’UOIF). Il convient aussi de relativiser la part des imams dont la rémunération est assurée par les États étrangers. L’institut Montaigne soulignait une «déprise religieuse» de l’islam consulaire, notamment auprès des nouvelles générations, rappelant qu’il n’y avait que «301 imams détachés sur les quelque 2 200 imams officiant en métropole, soit 13 % environ des imams en France.»
D’autre part, il faut rappeler que la loi de 1905, qui instaure une séparation entre le politique et le religieux, place les cultes en «autogestion». Si la puissance publique pose une série de garde-fous, notamment en termes de troubles à l’ordre public, elle laisse le soin aux fidèles d’organiser par eux-mêmes leur culte et de trouver des sources de financement. Rompre le lien entre État et religion a pour corollaire la possibilité qu’une religion puisse se financer à l’étranger ou puiser son clergé dans des pays tiers. Dans le cas de l’islam, cette influence financière des pays étrangers est à nuancer fortement. Dans son rapport d’information de 2016, le Sénat estime que la communauté musulmane finance la construction et le fonctionnement de ses lieux de cultes sur ses propres ressources, grâce aux dons des fidèles, et que la part du financement public étranger est marginale: la Turquie subventionne indirectement le culte en prenant en charge la rémunération des imams turcs, l’Algérie a financé les associations cultuelles à hauteur de 2 millions en 2016, le Maroc de 6 millions et l’Arabie Saoudite de 3,8 millions. À titre de comparaison, et au regard du nombre de ses fidèles, le culte orthodoxe est beaucoup plus dépendant du financement étranger, notamment russe – sans que cela ne pose de problème particulier.
Enfin, il importe de mesurer l’évolution de l’islam consulaire qui a changé de nature et d’objectifs au cours du temps, au gré des évolutions de «l’islam de France». Si initialement les pays étrangers cherchaient à maintenir un certain contrôle sur leurs ressortissants, l’installation durable des immigrés musulmans sur le sol français, le développement d’une deuxième génération puis d’une troisième ont contribué à relâcher progressivement le lien avec le pays d’origine. Désormais, l’investissement des pays étrangers dans la gestion de l’islam en France obéit à une logique prophylactique : il s’agit de prévenir sur leur propre sol la contamination islamiste qui s’opère désormais sur internet, via YouTube et les réseaux sociaux ; il s’agit d’assurer la sérénité de leurs communautés émigrées en leur octroyant un imam formé par eux-mêmes ou en les aidant à en salarier un. Ces pays étrangers, paradoxalement, cherchent à se protéger d’un «islam de France» qui, pour une part, est un islam radical se nourrissant aussi bien des influences de l’islamisme politique que du salafisme. Dit autrement: une bonne part de «l’islam de France» est celui que l’on veut combattre en organisant l’islam…
La non-demande d’organisation de l’islam de France
Un deuxième pan du problème à avoir à l’esprit en matière de tentative d’organisation de l’islam de France réside dans la faible demande des musulmans à s’organiser institutionnellement et cultuellement au niveau national, faible demande qui est en partie alimentée par un degré de défiance très élevé qu’une partie d’entre eux nourrit à l’égard des institutions publiques.
Les musulmans ne sont en effet respectivement que 32 % et 30 % à éprouver le besoin d’être représentés par une institution religieuse et une personnalité religieuse, selon le sondage de l’Institut Montaigne. Plusieurs facteurs expliquent cette absence de volonté manifeste à s’organiser au niveau national. Citons les principaux. Premièrement, un facteur historique: l’islam s’est d’abord organisé au niveau des mosquées, son implantation en France ne s’est pas faite autour d’un mouvement national. Deuxièmement, un facteur organique: sunnite dans sa très grande majorité, l’islam en France n’est pas structuré autour d’un clergé. En cela, il se rapproche beaucoup plus du culte protestant éclaté en une multitude d’Églises que du culte israélite structuré par le consistoire ou encore du culte catholique. Troisièmement, un facteur sociologique: pour une partie des musulmans, l’intégration à la française a parfaitement fonctionné – ce fut un des grands apports de l’étude de l’Institut Montaigne. Les non-musulmans (c’est-à-dire les sondés nés de parents musulmans mais qui ne se définissent pas eux-mêmes comme musulmans) représentent 15 % des enquêtés, soit un taux de sortie de la religion deux fois plus important que celui des conversions (c’est-à-dire des individus qui se définissent comme musulmans alors qu’aucun de leurs parents ne l’est).
Quant aux personnes qui se définissent musulmanes, deux catégories de musulmans (respectivement 18 % et 28 % des effectifs) en voie de sécularisation plus ou moins avancée ont été identifiées. Relativement sécularisée et ayant fait sien le système des valeurs françaises, cette nouvelle classe moyenne musulmane dont on s’attendrait à ce qu’elle prenne en charge l’organisation de l’islam de France ne se sent guère plus concernée par les affaires cultuelles. Elle est sortie ou est en passe de sortir de la religion – et n’a pas l’intention d’y retourner. Ce qui ne l’empêche pas pour autant de perpétuer certaines pratiques qui revêtent une dimension plus culturelle que cultuelle, comme la non-consommation de porc ou d’alcool ou le choix d’acheter de la viande halal – au même titre que des personnes de culture catholique continuent de faire baptiser leur enfant ou de se marier à l’église, sans pour autant s’investir dans l’animation de la vie cultuelle.
Enfin, quatrième facteur, la défiance politique que nourrit une partie des musulmans, et notamment les plus jeunes d’entre eux, à l’égard des institutions politiques. On se souvient du sondage commandé par l’institut Montaigne qui avait fait grand bruit lors de sa publication: si 28 % des musulmans affichent un degré de défiance particulièrement élevé à l’égard des institutions et des principes républicains, la proportion monte à près de 50 % chez les moins de 25 ans. Cette défiance se retrouve également dans les sujets portants sur l’organisation de l’islam. Ainsi, à la question relative à la formation des imams en France plutôt qu’à l’étranger (oui 57 % / non 35 %), ils sont 74% des sondés de 50 ans et plus et 60 % des musulmans entre 25 et 49 ans à y apporter une réponse favorable, tandis que seulement 42 % des moins de 25 ans approuvent cette proposition. De même, si la moitié des personnes interrogées de 50 ans et plus se déclarent favorables à ce que l’État choisisse et nomme les imams, ils ne sont plus que 30 % chez les moins de 25 ans à approuver cette proposition. Mais cette défiance dépasse le simple cadre administratif et s’insinue jusque dans le cœur de l’institution scolaire. De façon très nette, les musulmans interrogés se déclarent favorables à 87 % à ce que leurs enfants ou leurs petits enfants puissent apprendre l’arabe classique. La ventilation par tranche d’âges fait apparaître d’importantes divergences, en revanche. Parmi les sondés de plus de 50 ans qui se déclarent favorables, ils sont 74 % à souhaiter que cet enseignement prenne place à l’école et 20 % qu’il soit délivré à la mosquée. Chez les jeunes de moins de 25 ans favorables à cette mesure, ils ne sont plus que 46 % à vouloir que l’arabe soit enseigné à l’école publique contre près de 50 % à la mosquée.
C’est l’ensemble de nos institutions politiques qui fait l’objet d’un profond sentiment de défiance, notamment de la part des plus jeunes qui sont «les musulmans de demain». Dès lors, le risque est grand d’obtenir l’effet inverse à celui recherché dans cette tentative de relance de l’organisation de l’islam. Une tentative d’immixtion plus avant de la puissance publique n’aurait-elle pas pour conséquence immédiate d’accroître plus encore le fossé entre des instances officielles proches des pouvoirs publics auxquelles serait dévolu un rôle administratif, et des courants normatifs et prescriptifs qui se développent en dehors des canaux traditionnels de transmission de la culture religieuse?
Nous touchons là une particularité du «macronisme» qui indique moins une solution qu’il ne met le doigt sur un problème et tend à faire de l’énonciation de ce problème une solution en soi. Paradoxalement, la relance du processus d’organisation de l’islam soulève plus de difficultés qu’elle n’apporte de réponses. L’islam en France est dans une situation insoluble, avec d’un côté des musulmans «intégrés» qui sont désormais trop détachés de la religion pour souhaiter s’investir dans son organisation, et de l’autre des musulmans «radicaux» qui sont trop éloignés de l’État et de ses institutions pour souhaiter collaborer avec lui.
L’objet de ces lignes ne vise absolument pas à évacuer la nécessité d’une réforme de l’organisation de l’islam et encore moins à fermer les yeux sur les problèmes que traverse l’islam en France et qui minent la société française, mais juste à souligner la complexité d’un tel sujet et à prévenir les décideurs publics de la tentation de la réforme à 360°, clefs en mains. Comme en de nombreuses matières, et surtout dans ce domaine en particulier, la réforme devra être extrêmement prudente et mesurée, décentralisée et menée avec les principaux intéressés. Autant dire que ça prendra du temps…
Source www.lefigaro.fr/vox