Une opinion de Emmanuël Falzone, maître-assistant en histoire à la Haute École Albert Jacquard – Namur
Ce mardi matin, empruntant le passage Albert Van den Berg qui relie la rue du Laveu à la place Henri Simon, à Liège, je croise une dame et ses deux lévriers. Rencontre anodine, de prime abord, si ce n’est que l’un des deux chiens vient de soulager sa vessie d’un puissant jet d’urine sur la stèle installée au pied des nonante-trois marches de l’escalier de ce passage. Interloqué par la scène dont je viens d’être témoin, je fais remarquer à cette dame que son chien vient de copieusement uriner sur le monument rendant hommage à un Juste parmi les nations. En guise de réponse, je reçois un « Oh là là ! » passablement excédé. Rentré chez moi, je me suis interrogé sur la signification de cette réponse : était-ce l’expression d’un acte conscient à caractère antisémite ou bien un acte inconscient, reflet de l’ignorance, voire de l’indifférence, de cette dame à l’égard, non seulement du monument en lui-même, mais également de ce qu’il représente ?
Le titre de « Juste » est une distinction honorifique, délivrée par l’État d’Israël aux non-Juifs, en reconnaissance des risques considérables que ceux-ci prirent durant l’occupation pour aider au sauvetage des Juifs. Depuis la sortie de la Liste de Schindler (Schindler’s List, 1993) du réalisateur américain Steven Spielberg, film primé par sept oscars, Oskar et Émilie Schindler sont sans doute les deux « Justes » les plus connus du grand public. Pour autant, la mémoire de centaines d’autres, moins connus, n’en est pas moins honorée. Albert Van den Berg, docteur en droit et avocat au barreau de Liège, est de ceux-là. Le monument sur lequel le lévrier de cette dame a uriné ce mardi matin est une stèle commémorative réalisée par l’artiste Halinka Jakubowska. Inaugurée en 2010, celle-ci est installée au pied du passage. Bordé par des étoiles de David, le texte gravé dans la pierre indique aux passants : « Albert Van den Berg, Juste parmi les Nations, mort en déportation (1890-1945). Le réseau qu’il créa avec son beau-frère Georges Fonsny a sauvé 400 enfants juifs condamnés à mort par la barbarie nazie ». Avocat liégeois, Albert Van den Berg fut membre d’un réseau catholique de résistance à l’occupation allemande, au sein duquel il contribua, au mépris de sa propre vie, à sauver des Juifs, notamment des enfants, dans la tourmente du second conflit mondial. Arrêté en 1943, il est condamné, dans un premier temps, à cinq mois d’emprisonnement par une cour militaire allemande, avant d’être finalement déporté en camp de concentration, d’abord dans les Pays-Bas occupés, puis en Allemagne où il mourut en 1945. En 1995, le Mémorial de Yad Vashem – Institut international pour la mémoire de la Shoah (Jérusalem) honorait la mémoire d’Albert Van den Berg en lui décernant le titre de « Juste parmi les nations ».
Dans le froid de cette matinée de décembre, baignée d’une belle lumière, cette dame avait-elle pris la peine de lire le texte gravé sur la stèle que l’urine de son chien vient de souiller ? Je l’ignore, mais il est permis d’en douter, au regard de la réponse que celle-ci devait me faire. Si elle m’en avait laissé le temps, plutôt que de tourner les talons, je l’aurais invitée à lire les quelques lignes de ce texte et à prendre conscience de son acte. Nombreux sont les projets menés chaque année dans les écoles en lien avec le devoir de mémoire. Mais ce matin, une fois passée la stupéfaction qui m’a saisi, une seule pensée m’est venue à l’esprit : « Il y a encore du boulot… »