Les deux gauches Par Yeshayahou Baboulin

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« Ainsi parle le Nom à la maison d’Israël : cherchez-Moi et vous vivrez » (Amos 5,4) M. Baboulin se livre, dans un texte qu’il a fait paraître récemment, à une sorte d’introspection – face aux groupes politiques qu’il a fréquentés auparavant. Ce qu’il en dit sur le plan idéologique nous concerne moins. En revanche, sa conclusion, dans le domaine religieux, nous a semblé intéressante. « J’ai été « de gauche » pendant 33 ans (1963-1996). On ne m’accusera pas de l’avoir été de façon superficielle et mondaine : je me suis impliqué dans la pratique militante pendant toutes ces années, avec toute l’énergie que me donnaient mes convictions intellectuelles. Lorsqu’une expérience intellectuelle et militante s’achevait dans les sables de l’Histoire, je reprenais le flambeau pour en tenter une autre : communisme « orthodoxe » (PCF), maoïsme (Gauche Prolé- tarienne), socialisme moderniste (Michel Rocard). En bref, j’ai tout (ou presque) essayé, et sans faire semblant. C’est la raison pour laquelle le devenir de la gauche m’inspire des questions et des réflexions. » La gauche et l’islam La question de l’islam contribue, au moins autant que la question sociale/ économique et les questions internationales, à diviser la gauche.

Il y a deux gauches au regard de l’islam : – La gauche républicaine, laïciste et universaliste – La gauche démocrate, relativiste et multiculturaliste. Les deux gauches sont unies sur la question de l’immigration massive de populations originaires des pays de culture musulmane : cette immigration « est une chance pour la France », et d’ailleurs, « la France est constituée d’immigrés plus ou moins anciens, et elle a toujours su assimiler les gens venus d’ailleurs ». Pensée figée, pensée aveugle. Car de quelles populations parle-t-on ? De quelles origines ? De quelles cultures ? Installées en France à quelles époques ? En quelle quantité ? La gauche, bien campée sur son socialisme moral, et donc refusant de seulement poser ces questions réalistes, a décidé de ne plus nommer les immigrés. Il n’y a plus « des immigrés » ; il y a « l’Autre » : les gentils sont accueillants pour « l’Autre », « les méchants n’aiment pas « l’Autre »1 » .

La différence entre les deux gauches se joue sur la façon de traiter les problèmes posés par cette immigration massive : faut-il assimiler au nom du Même (universalisme), ou intégrer au nom du droit à la différence (relativisme) ?

Voici, au fond, deux conceptions de la civilisation occidentale qui s’affrontent : – Cette civilisation a-telle produit des valeurs universelles, censées servir de base au « vivre ensemble » planétaire ? – Ou bien a-t-elle imposé, par la puissance (culturelle, économique, militaire), ses valeurs au monde entier (colonialisme, impérialisme) ? La gauche classique, traditionnelle, a toujours défendu le premier point de vue : la Révolution française, le marxisme, la IIIème République – unis malgré leurs différences et divergences dans l’idéologie de l’universalisme occidental2 . C’est à partir de 1945 (la naissance de la postmodernité) que ce consensus a été remis en cause. La DUDH (Déclaration universelle des droits de l’homme) et l’ONU (la communauté internationale) « veulent répondre aux problèmes posés par l’explosion de l’Europe au XXème siècle (deux guerres mondiales, les fascismes, le colonialisme), mais en même temps, elles créent un nouveau problème : ces institutions universalisent les valeurs occidentales de façon formelle, juridique, en actant la victoire des Etats-Unis (libé- ralisme) et de l’URSS (communisme) en 1945.

Toutefois, ces valeurs ne sont : – Ni communes entre les Etats-Unis et l’URSS, – Ni partagées par les pays qui accèdent à la souveraineté (décolonisation). L’universalisme des valeurs occidentales, sous l’expression abstraite « droits de l’homme », constitue une fiction juridique appuyée sur le volontarisme des puissances actrices de la mondialisation marchande (Etats-Unis et Europe). A partir de 1945, la communauté internationale s’est trouvée dans cet entredeux, dans cette contradiction : – Y a-t-il des valeurs universelles dans un monde qui proclame l’égalité des diffé- rences ? – Si oui, qui en porte l’autorité ? Les pays libéraux ou les pays communistes ? On sait que la seconde question a été « résolue » au tournant des années 80/90 par l’effondrement du communisme. Cet événement a pu laisser croire à la victoire finale du libéralisme éclairé (cf. Fukuyama et les néoconservateurs).

Cependant, l’Occident a vite déchanté, sur deux plans : – Le communisme a été remplacé par l’islamisme en tant qu’idéologie alternative aux valeurs occidentales. L’islamisme est tout autant universaliste que le libéralisme et le communisme, bien qu’il soit le « challenger » extra-occidental. – La montée en puissance économique de grands pays du tiers-monde (Chine, Inde, Brésil, etc.) remet en cause l’hégé- monie occidentale – sur tous les plans. Pour l’instant, cette remise en cause est uniquement économique, car ces pays n’ont pas d’idéologie universaliste à proposer. Par contre, cela affaiblit le pouvoir hégémonique occidental. La situation présente en Occident (donc en France) hérite de cette généalogie. La question posée à la gauche est celle-ci : qu’est-ce qu’être « progressiste » (on ne dit plus « révolutionnaire ») aujourd’hui ? – Est-ce militer pour l’universalisation totale des valeurs occidentales, en s’appuyant sur les restes de puissance de l’Occident ? – Ou bien est-ce militer pour le règne du relativisme généralisé, chacun (chaque civilisation, chaque religion, etc.) « ayant droit » à la différence ?

On entend bien derrière cette alternative se poser la question désormais centrale de la religion. La question de l’Universel est celle de ce qui peut unifier les hommes dans leurs différences. On le sait : l’universalisme occidental s’origine dans le christianisme (romain pour le catholicisme, libéral anglo-saxon pour le protestantisme). La postmodernité achève le processus de sécularisation qui vise à détruire les fondements religieux de l’universalisme. La disparition (progressive et non achevée) du christianisme remet en cause l’idée même d’Universel. Le communisme a tenté de reprendre le flambeau, on a vu pour quels résultats. Aujourd’hui l’islam s’y attèle à son tour : c’est pourquoi le relativisme athée postmoderne, qui veut en finir avec l’universalisme occidental, est dans les faits le Cheval de Troie de l’islamisme. La gauche se trouve bien embêtée avec ce problème : elle ne peut décemment pas revendiquer les origines chrétiennes de l’universalisme occidental pour le sauver du naufrage3 .

Doit-elle accepter, plus ou moins consciemment, de faire le jeu de l’islam au nom du relativisme multiculturel ? C’est là tout le problème des républicains laïcistes. Le FN s’engouffre dans cette contradiction : il défend la culture chrétienne, parce qu’elle englobe les valeurs modernes, pour combattre l’islam.

Néanmoins, la position souverainiste n’est pas davantage tenable. De fait, le monde hérite d’Etats-Nations qui ne sont en rien « naturels » (ce que croit le souverainisme). Les frontières s’avèrent totalement inadéquates aux réalités culturelles, ethniques, religieuses, linguistiques… Il faudrait donc, pour que la solution souverainiste soit universellement valable, redessiner entièrement les frontières des Etats. On sait qu’il n’existe qu’un seul moyen pour cela : la guerre. Nous voilà bien loin des illusions des Lumières, exprimées par Rousseau et Kant : la République Universelle et la Paix Perpétuelle ! La gauche et la religion Lectures de référence : Mathieu Block-Côté : « Le multiculturalisme comme religion politique », Cerf 2016 Jean Birnbaum : «Un silence religieux ; la gauche face au djihadisme » (Seuil 2016) Dès qu’il s’agit de questions impliquant la religion quelle qu’elle soit, la gauche fait la démonstration de son incurie intellectuelle et de son incapacité à analyser la réalité. Elle « pète les plombs », litté- ralement. C’est pourquoi elle se divise profondé- ment sur la question de l’islam. Pour les uns, qualifiés de « républicains laïques », l’islam est caractérisé par son obscurantisme, qui s’oppose à l’idéal d’émancipation. Pour les autres, qualifiés de « relativistes multiculturalistes », l’islam constitue l’expression identitaire des masses opprimées, que ce soit dans les pays du tiers-monde (Afrique noire, Afrique du Nord, Moyen-Orient, Asie Centrale) ou chez les immigrés des métropoles occidentales.

Mon analyse est que la première tendance, nostalgique de la Révolution fran- çaise et de la IIIème République, est en voie, sinon de disparition, du moins, de marginalisation, malgré les sursauts qu’elle manifeste régulièrement. La mondialisation marchande libérale libertaire va dans le sens du relativisme et du multiculturalisme, car les acteurs de cette mondialisation ont tout intérêt à la dislocation des liens sociaux fondés sur de quelconques appartenances. Ils ne veulent avoir à faire qu’à des producteurs et des consommateurs qui ne se réfèrent à aucune autre valeur que la valeur marchande. Les idéologies de gauche, parfois même les plus radicales, qui prêchent le « droit à la différence » contre l’universalisme moderne occidental, se font malgré elles les complices actives de la mondialisation libé- rale marchande. On ne sait plus très bien où est passée la définition marxiste de la religion comme « opium du peuple ». Il faut croire que, désormais, la religion ne l’est plus – pourvu qu’elle soit musulmane. L’islamophobie est dénoncée quasiment comme un crime raciste, mais la christianophobie et la judéophobie se portent très bien dans les milieux progressistes – à l’heure où le christianisme n’est plus une menace pour personne, et où le judaïsme confirme son piétisme fondamental.

Faisons un exercice : chaque fois qu’est diffusé un film, une pièce de théâtre, une exposition à caractère antichrétien (c’est pratiquement toutes les semaines), instaurons des quotas de diffusion d’œuvres culturelles antimusulmanes. Je prends les paris : en peu de semaines, la France sera à feu et à sang, et nos gauchistes postmodernes ne seront pas du côté de la « liberté d’expression ». On connaît l’argument pour justifier ce deux poids deux mesures : le christianisme a été la religion du Pouvoir ; l’islam est la religion des opprimés.

Mais alors justement : si c’est la religion des opprimés, elle fonctionne absolument comme « opium du peuple » ! Quant au judaïsme, il n’est pas connu pour avoir été, en Occident, la religion du Pouvoir. Mais j’oubliais : le judaïsme et le sionisme, c’est un peu la même chose, non ? Et les Juifs d’Israël persécutent bien les pauvres, Musulmans palestiniens non ? Et 80 % des Juifs dans le monde soutiennent bien l’Etat d’Israël, non ? CQFD.

 

Extrait de Kountrass numéro 198

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