Réactions chrétiennes prémodernes face à l’islam et aux musulmans
par Daniel Pipes – Middle East Quarterly – Hiver 2021
Dans une conversation qui, apparemment, eut lieu le 13 juillet 634, soit deux seulement après la mort de Mahomet, on demanda à un vieil homme ce qu’il pouvait dire au sujet « du prophète qui est apparu avec les Sarrasins ». Il répondit que Mahomet était « un imposteur. Les prophètes viennent-ils sur un char et armés d’épées ? » D’accord avec lui, une autre personne fit remarquer qu’on « ne trouve aucune vérité dans le soi-disant prophète, seulement des effusions de sang. » Plusieurs mois plus tard, dans un sermon de Noël datant de 634, le patriarche de Jérusalem parlait des musulmans comme de « la fange des Sarrasins impies qui menacent de semer massacres et destruction. » [1]
Ainsi, la réaction chrétienne face aux musulmans commença à ce moment peu propice où les passions religieuses étaient au plus haut et l’ouverture aux nouvelles influences au plus bas. Cette réaction hostile demeura largement inchangée pendant un millénaire, soit de 634 à 1700. Ce n’est qu’au cours des trois derniers siècles que les attitudes évoluèrent, mêlant cette vieille hostilité à quelque chose d’étonnamment différent.
Les lignes qui suivent donnent un aperçu des réactions chrétiennes face à l’Islam et aux musulmans durant un millénaire. Pourquoi l’Europe [2] a-t-elle entretenu une vision négative des musulmans pendant si longtemps ? Dans la deuxième partie on s’interrogera sur le pourquoi du changement partiel et le comment de la situation actuelle.
Le défi militaire en dehors de l’Europe
Ce sont deux défis, l’un militaire et l’autre religieux, qui expliquent l’animosité initiale et constante de l’Europe envers les musulmans. Les musulmans n’ont pas fait que conquérir une grande partie de la chrétienté d’avant 1700 et menacer ce qui résistait à leur domination, ils ont également posé aux chrétiens un défi religieux singulier. C’est la combinaison de ces deux défis qui a conféré aux musulmans un rôle unique.
Ce qu’on a appelé « la plus ancienne frontière au monde » [3] remonte aux victoires militaires des musulmans sur les chrétiens. Deux ans après la mort de Mahomet survenue en 632, les musulmans commencèrent à lancer des raids sur le territoire byzantin situé au nord de l’Arabie. À peine 82 ans plus tard, les musulmans s’étaient rendus maîtres de territoires allant des Pyrénées à l’Asie centrale. Les chrétiens composaient la majorité des populations de nombreuses régions passées sous le contrôle des musulmans, notamment la Syrie, l’Égypte, la Nubie, l’Afrique du Nord et l’Espagne, sans oublier les nombreux chrétiens vivant en Irak et en Iran. En réalité, c’est pratiquement l’intégralité du monde chrétien en dehors de l’Europe et de l’Anatolie qui, en moins d’un siècle, fut brusquement intégré à ce que les musulmans appellent le Dar al-Islam (territoires contrôlés par un pouvoir musulman).
À une exception près, les quelques régions hors d’Europe ayant survécu à l’offensive arabe initiale finirent par céder face aux conquérants musulmans. Capitale de l’Empire byzantin et porte de l’Europe orientale, Constantinople résista pendant huit siècles aux assauts musulmans dont le premier fut l’expédition navale de 654. La ville finit par succomber face aux Turcs ottomans le 29 mai 1453, qui resta l’une des dates les plus sombres et retentissantes de l’histoire du christianisme. Pendant plus de quatre siècles, de 653 à 1071, Byzance résista en Anatolie jusqu’à ce que les Turcs envahissent leur pays et finissent, en 1461, par éliminer le dernier royaume grec. Les Arméniens tombèrent sous la férule musulmane en 666 et y demeurèrent assujettis par la suite à l’exception d’une seule longue période entre 885 et 1375. De la même manière, les Géorgiens tombèrent sous contrôle musulman en 654, jouirent d’un regain d’autonomie au Moyen Âge avant de retomber sous la domination musulmane au XVIe siècle. De nombreux chrétiens maronites vivant dans les plaines de Syrie échappèrent à la domination musulmane en allant se réfugier dans les montagnes du Liban où ils conservèrent leur indépendance durant la plus grande partie de l’ère islamique avant de tomber sous le pouvoir des Ottomans. Au Soudan, Dongola perdura jusqu’aux environs de 1350 et Alwa, toute proche, jusqu’en 1504.
Seul le royaume chrétien d’Éthiopie résista à la vague de conquête musulmane, ce qui en fit la seule terre chrétienne antique hors d’Europe à subsister. Et ce royaume eut lui aussi cédé face au djihad (guerre musulmane contre les non-musulmans) sans l’intervention, en son nom, d’un petit contingent portugais qui, selon l’historienne Elaine Sanceau, fut « pas loin d’être miraculeuse » [4]. Ce fut en effet quasi miraculeux quand on sait que l’invasion musulmane de 1530-1531 conduite par Ahmad Gran aurait eu raison de l’antique royaume chrétien sans l’intervention de 350 bombardiers et fusiliers portugais. En 1541, ces derniers parvinrent, avec l’aide de 200 Éthiopiens, à l’emporter face à 15.000 archers, 1500 cavaliers et 200 arquebusiers turcs.
Les terres chrétiennes furent perdues à un moment où le Proche-Orient et l’Afrique du Nord – et non l’Europe – constituaient le cœur de la chrétienté et rassemblaient la majorité de sa population, ses principales institutions et ses centres culturels majeurs. La domination musulmane détruisit la primauté de la chrétienté orientale et mina le pouvoir de ses Églises. Sous l’autorité musulmane, quatre des cinq patriarcats (Alexandrie, Antioche, Constantinople et Jérusalem) perdirent une grande partie de leur autonomie et de leur influence. Selon Norman Daniel, les Européens occidentaux considéraient la chrétienté comme « une seule et unique nation, qui, avec l’essor de l’islam, se vit dépouillée d’un tiers de ses meilleures provinces » [5] et plus encore par la suite. L’Europe était devenue orpheline.
Le défi militaire en Europe
Plus près de l’Europe, toutes les grandes îles de la mer Méditerranée connurent la domination musulmane dont la durée varia de quelques mois, comme en Sardaigne, à plus de six siècles comme à Chypre. Les musulmans régnèrent sur les îles Baléares de 903 à 1228 et les razzièrent pendant des siècles avant et après ces dates. Ils dominèrent la Corse de 814 jusqu’au début du Xe siècle, Crète de 826 à 961 et de 1669 à 1897, Chypre de 649 à 965 et de 1573 à 1878, Malte de 869 à 1091, Rhodes durant deux brèves périodes – en 653-658 et en 717-718 – puis de 1522 à 1912, la Sardaigne en 1015-1016 et la Sicile de 827 (l’île ne fut que partiellement sous contrôle musulman jusqu’en 965) à 1091.
Quant à l’Europe continentale, des vagues d’envahisseurs y déferlèrent à la fin de l’Antiquité et durant les premiers siècles du Moyen Âge. Les incursions opérées par des peuples non musulmans tels que les Celtes, les Goths, les Magyars et les Vikings prirent fin en 955 avec pour seule exception l’invasion mongole de l’Europe orientale en 1240-1241. Les musulmans en revanche poursuivirent leurs assauts jusqu’en 1700, soit pendant pratiquement les huit siècles qui suivirent. Ainsi, à l’exception des Mongols (dont beaucoup toutefois se convertirent à l’islam et peuvent donc pratiquement être eux aussi considérés comme musulmans), les attaques lancées en Europe après 955 furent, dans leur grande majorité, le fait de musulmans.
Le djihad se déroula en deux vagues principales : la première fut menée en Europe occidentale par les Arabes du VIIIe au Xe siècle et la seconde, déployée en Europe orientale du XIVe au XVIIe siècle, fut l’œuvre des Turcs (les deux périodes de domination musulmane sur les îles de Crète, Chypre et Rhodes, reflètent cette double offensive).
Sur le continent européen, les chrétiens s’inclinèrent souvent face aux attaques musulmanes. Les Arabes conquirent l’Espagne entre 711 et 716 et y anéantirent le royaume chrétien des Wisigoths avant de passer en Gaule où ils atteignirent Poitiers en 732, à 320 km au sud-ouest de Paris. Selon l’hypothèse célèbre émise par Edward Gibbon, sans la victoire des Francs à Poitiers,
Aujourd’hui, l’interprétation du Coran serait peut-être enseignée dans les écoles d’Oxford et les professeurs y démontreraient à un peuple circoncis la sainteté et la vérité de la révélation de Mahomet. [6]
Même si les Arabes ne parvinrent pas à établir une base solide hors de la péninsule Ibérique, leurs razzias devinrent un malheur récurrent dans de nombreuses régions d’Europe aux IXe et Xe siècles. L’un de ces raids les plus notables fut celui qui, en 846, conduisit les musulmans jusqu’aux portes de Rome où ils mirent à sac la basilique papale de St-Pierre. À la suite de cette incursion, un mur fut construit – en grande partie par des prisonniers musulmans – afin de protéger le pape. C’est là l’origine de l’État indépendant du Vatican. À cette époque, l’Italie vit s’établir sur son sol un émirat musulman indépendant qui, certes, fut bref (853-871) et de taille réduite (à Bari, non loin du talon de l’Italie).
En 889, des pillards arabes s’emparèrent de la petite ville de Fraxinetum (aujourd’hui La Garde-Freinet), située sur la Côte d’Azur non loin de Saint-Tropez, et la conservèrent pendant près d’un siècle. C’est de là qu’ils parcoururent la vallée du Rhône pour atteindre la Suisse où, en 954, ils saccagèrent le monastère de St-Gall, sur le lac de Constance, aujourd’hui situé à la frontière germano-suisse. Dans les années 920, bon nombre de cols alpins étaient contrôlés par les musulmans.
La présence arabe s’étendait à l’est jusqu’à Athènes où, aux environs de l’an mil, vivait une colonie de musulmans qui édifièrent une mosquée sur le site du temple antique de l’Asclépiéion, et travaillèrent à la ville comme ouvriers. [7] Des noms de lieux gardent encore la mémoire de ces différentes invasions : ainsi, la ville suisse de Pontresina, située non loin de Saint-Moritz, tire son nom du latin « Pons Saracenorum », le Pont des Sarrasins, un terme désignant, au Moyen Âge, les Arabes et les musulmans. [8] Malgré leur caractère effrayant profondément gravé dans les mémoires des habitants locaux, ces incursions n’eurent pas d’effet significatif : plusieurs siècles après la prise de l’Espagne, les musulmans ne réalisèrent en effet aucune avancée durable en Europe.
En 1356 une deuxième vague de conquêtes commença quand les Turcs ottomans traversèrent le Bosphore et prirent Gallipoli aux Byzantins. Pendant les siècles suivants, les Ottomans s’emparèrent de la Grèce et de pratiquement toute la région des Balkans, un fait dont la mémoire fut également conservée dans de nombreux toponymes : le terme Balkan, par exemple, est un mot turc signifiant « montagne ». De nombreux peuples chrétiens dont les Grecs, les Serbes et les Hongrois, tombèrent sous la coupe des musulmans. L’expansion ottomane atteignit son apogée lors des deux sièges infructueux de Vienne, en 1529 et 1683.
Dans le cadre des efforts menés en vue de libérer la Grèce du pouvoir ottoman, une coalition d’armées européennes composées de mercenaires bombarda le Parthénon que les Turcs utilisaient comme entrepôt et, en septembre 1687, une frappe directe et l’incendie qui suivit laissèrent la structure à l’état de ruine que nous connaissons aujourd’hui encore (L’explosion eut également pour effet la reddition forcée des Turcs).
La puissance turque se déploya au-delà des Balkans : au nord, les Ottomans possédèrent la région polonaise de Podolie de 1672 à 1699 ; à l’est, une dynastie musulmane indépendante gouverna la Crimée de 1475 à 1774 ; à l’ouest, les Ottomans contrôlèrent la ville italienne d’Otrante de façon momentanée entre 1480 et 1481. La puissance maritime musulmane pouvait se faire sentir sur pratiquement n’importe quelle côte. En 1627, se produisit un cas extrême où deux hordes de pirates, l’une du Maroc, l’autre d’Algérie, accostèrent en Islande et provoquèrent ce qui resta connu sous le nom de Tyrkjaránið à savoir, la prise de centaines de captifs qu’ils ramenèrent au pays pour les vendre comme esclaves. Ces avancées n’eurent pas de grands résultats. Et pourtant, la situation aurait pu être bien différente. Si l’offensive contre l’Italie n’avait pas été abandonnée en raison de contraintes internes à l’Empire ottoman, elle aurait pu, comme le souligne Bernard Lewis, avoir des conséquences majeures.
La facilité avec laquelle quelques années plus tard en 1494-1495, les Français purent conquérir presque sans résistance les États italiens les uns après les autres, laisse penser que si les Turcs avaient poursuivi leurs projets, ils auraient conquis une grande partie voire, l’ensemble de l’Italie sans grande difficulté. Si la Turquie avait conquis l’Italie en 1480, alors que la Renaissance venait de commencer, l’histoire du monde se serait trouvée transformée. [9]
En considérant l’ensemble de l’Europe continentale, il fut un temps où les musulmans étaient maîtres de l’ensemble ou de la quasi-totalité des États actuels que sont le Portugal, l’Espagne, la Hongrie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord, le Kosovo, l’Albanie, la Grèce, la Bulgarie, la Roumanie, le Belarus et la Moldavie. En outre, ils contrôlaient certaines parties d’autres États que sont la France, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, la Pologne, la Lituanie, la Slovaquie, la Slovénie et l’Ukraine.
Cette présence musulmane très étendue eut pour conséquence que, pendant 1200 ans, soit de la Reconquista espagnole entreprise en 722 à la guerre d’indépendance d’Albanie en 1912, les chrétiens gagnèrent à de nombreuses reprises leur indépendance contre les musulmans. Pas étonnant dès lors de voir que les musulmans furent largement considérés comme l’ennemi principal et que les identités nationales se forgèrent en s’opposant à eux dans une grande partie de l’Europe méridionale, particulièrement au Portugal, en Espagne, en Sicile, en Serbie, en Grèce, en Bulgarie et en Roumanie. Les Arabes, les Sarrasins, les Maures, les terribles Turcs, les hordes tatares et les pirates barbaresques servaient de repoussoirs à la bravoure chrétienne. Des saints (dont le plus célèbre fut le roi de France saint Louis IX) bâtirent leur réputation en tenant tête aux musulmans.
Les musulmans jouèrent également ce rôle dans la littérature, qu’il s’agisse de la Chanson de Roland ou du Cantar de mio Cid au Moyen Âge, de Don Quichotte et des Lusiades aux Temps modernes ou encore, à l’époque contemporaine, du Camp des Saints et de Soumission. [10] L’hymne national d’Andorre, adopté en 1921, commence par les paroles suivantes : « Le Grand Charlemagne, mon père, nous délivra des Arabes. »
Les hostilités avec les musulmans stimulèrent la technologie militaire. Ainsi, Galilée développa le télescope non pas simplement pour prouver la théorie héliocentrique de Copernic mais aussi comme « verre espion » dont le renseignement militaire put faire usage afin de détecter les vaisseaux de la marine ottomane deux heures plus tôt qu’à l’œil nu. [11] L’encerclement par les musulmans conduisit à des découvertes dans le domaine de la navigation, à commencer par celles suscitées par le prince du Portugal, Henri le Navigateur (1394-1460).
Un cordon de peuples musulmans partant de l’Espagne, s’étirant le long de l’Afrique du Nord et se prolongeant jusqu’en Asie centrale et en Sibérie, séparait l’Europe médiévale du reste de l’hémisphère oriental. L’encerclement qu’exerçaient effectivement les musulmans ne fit qu’exacerber les convictions chrétiennes. Non seulement peu d’Européens parvinrent à aller au-delà des pays musulmans mais les récits sur l’Afrique et l’Asie non-musulmanes – par exemple ceux de Marco Polo – furent souvent accueillis avec scepticisme.
Encerclée par des musulmans et « préoccupée par des problèmes immédiats provoqués par la menace de l’islam, l’Europe perdit presque complètement de vue l’Orient [non-musulman] en tant que pays réel », écrit l’historien Donald Lach. [12] Les chrétiens avaient peine à réaliser à quel point leur vision était limitée : « L’islam non seulement obligeait les chrétiens à vivre dans un monde clos minuscule… il leur fit également sentir qu’une telle existence était tout à fait normale », observe John Meyendorff. [13] De plus, les Européens se sentaient souvent isolés et désespérés. Comme l’écrivait Roger Bacon dans les années 1260, « il y a peu de chrétiens, la vaste étendue du monde est occupée par des incroyants et il n’y a personne pour leur montrer la vérité. » [14] Jusqu’aux environs de 1450, les Européens conservèrent ce sentiment claustrophobe et cette impression d’être cernés par des ennemis.
Pendant environ mille ans, du raid initial sur Constantinople en 654 au second siège de Vienne en 1683, les musulmans constituèrent pour l’Europe le plus grand défi extérieur et leur puissance fut, pendant plus d’un millénaire, une source majeure d’inquiétude pour les Européens. Le défi posé par la religion islamique ne fit que renforcer ce sentiment de menace.
Le défi religieux – Mahomet et sa fausse religion
Pour les Européens, la religion islamique n’inquiétait pas moins que les armées musulmanes. L’islam présentait plusieurs défis inédits pour la religion chrétienne. Il était vu comme un mensonge. Prétendant compléter l’Évangile et le remplacer, il offrait un mode de vie alternatif viable et séduisant, et attirait plus de chrétiens convertis que toute autre religion. En 1845, l’éminent administrateur écossais en Inde et spécialiste de l’islam, Sir William Muir, écrivait que l’islam était « le seul opposant déclaré et redoutable au christianisme » [15] En 1957, Wilfred Cantwell Smith ajoutait : « Jusqu’à Karl Marx et l’éveil du communisme, le « prophète » a organisé et lancé le seul défi sérieux auquel la civilisation occidentale ait été confrontée durant toute son histoire. » [16]
Tout au long de la période médiévale, les chrétiens appréhendèrent l’islam non seulement comme une fausse religion mais aussi comme une déformation du message chrétien, une perversion de leur propre religion. St Jean Damascène (m. vers 749) considérait la « superstition des Ismaélites » comme une hérésie chrétienne. C’est dans cet esprit que les chrétiens du Moyen Âge imaginèrent que les musulmans vénéraient une trinité impie : Mahon (c’est-à-dire Mahomet), Tervagant et Apollin. Ils voyaient dans l’islam la quintessence du mal, un amalgame diaboliquement intelligent de doctrines conçu pour exploiter les faiblesses humaines. En une formule lapidaire, Norman Daniel résume à quel point l’islam représentait « une tyrannie sexuellement corrompue fondée sur de faux enseignements. » [18]
Les accusations de manipulation de la religion, du pouvoir et du sexe portées contre l’islam devinrent partie intégrante du répertoire européen classique et montrèrent une « ténacité étonnante » qui se manifesta maintes et maintes fois sous des formes diverses et infiniment variées tout au long du Moyen Âge. [19] Comme l’expliquait Richard Chenevix (1774-1830), auteur irlandais d’un ouvrage en deux volumes sur le caractère national, l’islam répondait à toutes les pulsions du mal :
Pour convenir aux différents traits de l’Arabie heureuse, de l’Arabie Pétrée et de l’Arabie déserte, la religion [islamique] devait être aussi diversifiée que ces contrées. Elle devait être féroce pour l’une et sensuelle pour l’autre ; futile, luxurieuse, enthousiaste et sauvage pour toutes. Au voleur, elle devait inculquer le pillage des incroyants. Au guerrier, elle devait prêcher la conquête et l’extermination. À l’indolent, elle devait permettre les plaisirs des sens. À tous ses adeptes, elle devait promettre une éternité de béatitude voluptueuse, pourvu qu’ils tombassent pour la défense du prophète. [20]
De telles attitudes vis-à-vis de Mahomet justifiaient le rejet, par les chrétiens, de tout ce que représentait l’islam. Si Mahomet était un imposteur, comment les musulmans pouvaient-ils être sincères ? Les chrétiens exprimaient leur scepticisme dans les termes qu’ils employaient. Ainsi dans la langue anglaise du XVIe siècle, « Mahomet » désignait une idole et « Mahometry » l’idolâtrie. [23]
De la même manière, les chrétiens européens manifestèrent leur mépris pour l’islam en désignant par des termes religieux plutôt qu’ethniques les disciples de Mahomet. Comme l’écrit Bernard Lewis, « en Grèce, les musulmans étaient plutôt des Arabes, des Perses, des Hagarènes voire, des Assyriens. En Russie, c’était des Tatars ; en Espagne, des Maures et dans une grande partie de l’Europe, des Turcs. Mais que ce soit en Europe orientale ou occidentale, ils étaient tous communément appelés Sarrasins, un terme d’origine obscure mais qui avait assurément une signification ethnique. » [24]
Le défi religieux – Les conversions
En tant que peuples civilisés porteurs d’une religion élaborée et d’une culture attrayante, les musulmans différaient de pratiquement tous les autres envahisseurs de l’Europe qui étaient des hommes tribaux axés sur le pillage. Les musulmans firent plus que détruire des biens, ils contestèrent également la domination continuelle du christianisme.
La plupart des chrétiens du Moyen Âge qui vivaient dans le Dar al-Islam franchirent le point de non-retour en se convertissant à l’islam, la foi de leurs maîtres politiques, quoique à des rythmes très variables. Alors qu’ils disparurent pratiquement de l’Arabie, de l’Afrique du Nord et d’une grande partie de l’Anatolie, les chrétiens se maintinrent ailleurs au Moyen-Orient sous la forme de petites minorités. À l’heure actuelle, les Coptes ne représentent qu’un dixième de la population égyptienne et à peine quelques vestiges des communautés jacobite, melkite, nestorienne et orthodoxe survivent dans le Croissant fertile et en Iran. C’est la solidarité politique combinée à l’inaccessibilité de leurs terres qui a permis aux Arméniens et aux Libanais de rester majoritairement chrétiens.
Aujourd’hui, les chrétiens au Moyen-Orient vivent principalement en Égypte, au Liban, à Chypre et en Syrie et sont au nombre d’environ 15 millions, soit moins de 5% des 370 millions d’habitants de la région.
En Europe, les conversions de chrétiens à l’islam se produisirent à très grande échelle dans la péninsule Ibérique, certaines îles de la Méditerranée et plusieurs zones des Balkans. Au Moyen Âge, l’Espagne et la Sicile furent même d’importants foyers de la culture islamique. À certains moments, la reconquête chrétienne put contraindre les musulmans à quitter une région entière comme ce fut le cas en Espagne et dans toutes les grandes îles de la Méditerranée à l’exception de Chypre (où vivent à présent environ 150.000 Turcs autochtones). [25]
La domination musulmane put être contrée mais dans une bien moindre mesure que les conversions à l’islam. L’apostasie fut le fait d’un nombre insignifiant de musulmans qui, la plupart du temps, agissaient de la sorte à titre tout à fait individuel. Les deux principaux cas de conversions collectives – les Tatars de Russie au XVIIe siècle et les sunnites du Liban vers 1700 – eurent lieu sous la pression et dans l’espoir d’avantages immédiats pour les convertis. Aujourd’hui, une population musulmane indigène (c’est-à-dire sans compter les personnes qui ont émigré vers l’Europe depuis un siècle et celles qui se sont récemment converties à l’islam) de 15 millions d’âmes vit en Europe, principalement dans les Balkans et la Thrace turque. La plus grande concentration et le plus grand nombre de ces musulmans (environ 10 millions) se trouvent à Istanbul. On en trouve un nombre moins élevé en Albanie, en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et au Monténégro.
Conclusion
La rencontre avec l’Islam eut lieu huit cents ans avant celle avec le Japon ou la Chine, les hindous ou les bouddhistes, les Africains ou les Américains. En effet, le caractère hostile unique des opinions européennes vis-à-vis des musulmans devint une évidence au début du XVe siècle, quand avec les grandes découvertes opérées par l’Europe, les chrétiens réagirent bien plus favorablement face aux non-musulmans qu’ils rencontraient alors que les musulmans faisaient toujours plus clairement figure d’ennemis permanents.
En tant que seul rival persistant de l’Europe médiévale, les musulmans suscitèrent de puissantes réactions qui affectèrent l’ensemble des relations de l’Occident avec le reste du monde. La planète semblait être composée de deux grandes parties, l’une chrétienne, l’autre musulmane, représentant respectivement le Moi et l’Autre, le Bien et le Mal. L’historien R.W. Southern pense que « l’existence de l’islam fut le problème le plus profond de la chrétienté médiévale. C’était un problème à tous les niveaux », pratique, théologique et historique. [26] L’élément musulman influença la chrétienté médiévale dans sa perception d’elle-même, dans ses innovations, ses voyages exploratoires et sa vision du monde extérieur.
Daniel Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est président du Middle East Forum et éditeur du Middle East Quarterly.
[1] Walter Emil Kaegi, Jr., « Initial Byzantine Reactions to the Arab Conquest, » Church History, juin 1969, pp. 139-49.
[2] On entend ici par Europe, la péninsule occidentale – en ce compris les îles qui la bordent – limitée par le 30ème méridien Est, à l’exclusion de la majeure partie de la Russie et de la Turquie sauf l’exception notable que constitue Istanbul. La présente analyse se concentre spécifiquement sur les chrétiens de l’Europe prémoderne et s’élargit occasionnellement pour inclure l’Occident dans son ensemble.
[3] Gai Eaton, Islam and the Destiny of Man, State Univ. of N.Y. Press and the Islamic Texts Society, 1985, p. 2. Cette analyse assume le récit conventionnel sur l’islam des origines.
[4] Elaine Sanceau, The Land of Prester John: A Chronicle of Portuguese Exploration, New York, Alfred A. Knopf, 1944, p. 136.
[5] Norman Daniel, Islam and the West: The Making of an Image, Edimbourg, The University Press, 1958, p. 109 [Islam et Occident, traduit de l’anglais par Alain Spiess, Paris, Cerf – Le Caire, Institut dominicain des études orientales, 1993].
[6] Edward Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, vol. 3, Londres, Everyman’s Library, 1993, p. 469 [traduction française : Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain].
[7] Kenneth M. Setton, « On the Raids of the Moslems in the Aegean in the Ninth and Tenth Centuries and Their Alleged Occupation of Athens, » American Journal of Archaeology, 58 (1954): 319.
[8] Manfred W. Wenner, « The Arab/Muslim Presence in Medieval Central Europe, » International Journal of Middle East Studies, Aug. 1980, p. 66 (avec une liste d’autres noms).
[9] Bernard Lewis, The Muslim Discovery of Europe (New York and London: WW Norton, 2001), p. 32. [traduction française : Comment l’Islam a découvert l’Europe]
[10] Daniel Pipes, « Qui écrira l’avenir de la France ? », The Washington Times, 7 juin 2016.
[11] Dankwart A. Rustow, « The Military Legacy », in L. Carl Brown, ed., Imperial Legacy: The Ottoman Imprint on the Balkans and the Middle East (New York: Columbia University Press, 1996), pp. 252-53.
[12] Donald F. Lach, Asia in the Making of Europe, vol. 1, livre 1 (Chicago: University of Chicago Press, 1965), p. 22.
[13] John Meyendorff, « Byzantine Views of Islam », Dumbarton Oaks Papers, 18 (1964): 131-32.
[14] Roger Bacon, Baconiis Opens Maius Pars Septima seu Moralis Philosophia, Eugenia Massa, ed. (Turici: In aedibus Thesauri mundi, 1953), 3:122; cité par R. W. Southern, Western Views of Islam in the Middle Ages (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1962), p. 57.
[15] Sir William Muir, The Mohammedan Controversy and Other Indian Articles (Edinburgh: T. and T. Clark, 1897), p. 2.
[16] Wilfred Cantwell Smith, Islam in Modern History (Princeton, N.J. and Oxford: Princeton University Press and Oxford University Press, 1957), p. 105.
[17] Modern research has revived this interpretation: see Robert Spencer, Did Muhammad Exist? An Inquiry into Islam’s Obscure Origins, (Wilmington, Del.: ISI Books, 2012).
[18] Norman Daniel, Islam, Europe and Empire (Edinburgh: Edinburgh University Press, 1966), p. 6.
[19] Southern, Western Views of Islam, p. 28.
[20] Richard Chenevix, An Essay upon National Character (London: James Duncan, 1832), vol. 1, p. 97.
[21] Annemarie Schimmel, And Muhammad Is His Messenger: The Veneration of the Prophet in Islamic Piety (Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 1985), p. 3.
[22] Daniel, Islam and the West, p. 107.
[23] « Mahomet » et « Mahometry » dans Oxford English Dictionary.
[24] Bernard Lewis, « Gibbon on Muhammad, » Daedalus, Summer 1976, p. 89.
[25] Des musulmans ont vécu en Crète jusqu’en 1923, date à laquelle ils ont dû partir pour la Turquie, selon les termes du Traité de Lausanne.
[26] Southern, Western Views on Islam, pp. 2-3.
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