On ne sait pas si la nouvelle doit faire rire ou pleurer: le chorégraphe israélien Ohad Naharin, dont l’organisation “Ballet Irland” a décidé de déprogrammer un spectacle pour “punir” Israël de sa riposte militaire à Gaza, a réagi en déclarant qu’il aurait “soutenu cette décision s’il pensait qu’elle aiderait les Palestiniens”. Et il a ajouté, sur la télévision israélienne Kan, “Notre gouvernement est un ennemi d’Israël, les gens qui ont élu ces personnes sont des ennemis d’Israël”. Vous avez bien lu. Les ennemis d’Israël, selon Naharin, ne sont pas les terroristes du Gaza et leurs alliés, mais bien le gouvernement israélien et ses électeurs… Cette déclaration illustre un phénomène plus général, qu’on pourrait décrire comme la démission (ou la trahison, au sens où l’entendait Julien Benda) de certains intellectuels et artistes juifs, face au défi existentiel de la guerre déclenchée le 7 octobre par les ennemis mortels d’Israël.
Dans ce cinquième volet de notre série d’articles consacrée aux intellectuels juifs face à la guerre de Gaza, nous allons analyser les récents propos de deux intellectuels illustrant ce même phénomène. Dans un récent entretien sur Akadem, Delphine Horvilleur trouve ainsi “abject” et révoltant le fait que l’armée israélienne “tue tellement de Palestiniens” à Gaza. Et Ruben Honigman qui l’interviewe abonde dans son sens. Dans la revue K (qui fut parfois mieux inspirée), Bruno Karsenti prétend quant à lui qu’une guerre menée par des moyens injustes n’est pas une guerre juste, citant à l’appui de cette affirmation le philosophe juif américain Michael Walzer. Le commun dénominateur entre ces deux prises de position est que ces intellectuels prétendent critiquer (et condamner) Israël au nom de la justice (Karsenti) ou de la morale et des valeurs juives (Horvilleur).
Bruno Karsenti, comme bien d’autres avant lui, fait ainsi porter la responsabilité du “drame humanitaire” à Gaza au gouvernement israélien, n’hésitant pas à écrire : “Toujours à leurs postes dans le gouvernement, les sionistes religieux – dont la volonté de soumettre les Palestiniens est telle qu’ils puissent envisager leur expulsion de l’ensemble des territoires, et donc une politique d’épuration ethnique – ont continué à entretenir la haine et dresser des entraves à la fois à la politique humanitaire indispensable qui devait accompagner la riposte réassurant la sécurité…”. Ce faisant, il accrédite le narratif des adversaires politiques d’Israël (UE, frange progressiste du parti démocrate américain) qui établissent une symétrie entre le Hamas et une partie du gouvernement israélien.
Delphine Horvilleur, après avoir dénoncé la nazification d’Israël, qualifie la mort de civils palestiniens à Gaza d’”horrifiant” (sic) et va jusqu’à comparer la “contextualisation” par une partie de la communauté juive des morts de Gaza à celle des exactions du 7 octobre par les soutiens du Hamas. “Israël doit et peut faire beaucoup plus en matière de protection des civils”, explique doctement la rabbine, rejoignant ainsi l’exigence présentée à Israël par le président des Etats-Unis Joe Biden. Au-delà même de l’incroyable prétention d’intellectuels à juger de la stratégie militaire d’Israël, sans avoir pour cela plus de compétence que le téléspectateur lambda, en abusant de leur magistère intellectuel et de leur position sociale, il y a là une forme d’argumentation qui mérite d’être analysée, et si besoin dénoncée.
Comment ces intellectuels juifs peuvent-ils prétendre défendre Israël contre ceux qui l’accusent de “génocide” ou d’épuration ethnique, dès lors qu’eux-mêmes accusent Israël (ou son gouvernement) de ne pas faire assez pour protéger les civils (Horvilleur) ou d’aspirer à une épuration ethnique des Palestiniens (Karsenti)? Concernant ce dernier, le procédé rhétorique consistant à imputer à la fraction sioniste-religieuse du gouvernement une volonté d’épuration ethnique (totalement fantasmatique, pour qui connaît un peu le sionisme religieux, dont les meilleurs des fils se battent et meurent à Gaza) conduit en fait à faire porter sur Israël tout entier cette accusation délirante et lourde de conséquences.
On est bien loin ici, tant chez l’un que chez l’autre, de la responsabilité de l’intellectuel juif (et de l’intellectuel tout court) soulignée par André Neher. Comment expliquer un tel dévoiement ? La première hypothèse est que ces clercs préfèrent, selon les mots anciens mais toujours actuels de Theodor Lessing cités en exergue, penser à leur “carrière académique”, au lieu de “porter des pierres sur la grande route de Yeroushalayim”. L’autre explication, plus indulgente mais tout aussi préoccupante, est qu’ils sont tellement influencés par le débat public et par la propagande anti-israélienne en France qu’ils reprennent à leur compte, sciemment ou à leur insu, les arguments des ennemis d’Israël, tout en s’en défendant. (à suivre…)
[1] La haine de soi, le refus d’être juif, éditions Berg International 1990, pages 26-33, traduction de M. Ruben-Hayoun.