Terre où coulent le lait et le miel, Erets Israël retrouve ses moissons d’antan. Mais terre d’Histoire, les moissons… de vieilles pierres y vont aussi bon train. Signes muets mais tellement évocateurs, elles posent les jalons d’une mémoire, embarassent parfois des chercheurs bardés de certitudes, mettent souvent en verve les imaginations les plus débridées, émeuvent toujours. A plusieurs reprises, elles sont venues jeter un éclairage intéressant sur certains épineux problèmes de Halakha.
Nous présentons ici une mise au point du Rav H. Kahn, sur une récente découverte archéologique dans la région de Beth Chéan. Etant bien entendu que, sur un sujet délicat et complexe, les conclusions de cet article ne sauraient être tenues pour décisives.
Erets Israël, terre deux fois sanctifiée
Le peuple juif a, dans l’Antiquité, pris a deux reprises possession de la Terre d’Israël. Une première fois, après la Sortie d’Egypte, lors de la conquête menée par Yéhochoua’ bin Noun. Première « montée », où la terre conquise s’est vue investie d’une sainteté particulière, avec toutes les lois qui en dépendent : dîmes sur les produits agricoles, année sabbatique, Jubilée, règles concernant certaines villes entourées de murailles, enceintes de Jérusalem et du Temple, etc… Cette « Qédoucha« , fruit de la conquête, s’est trouvée annulée par la déportation des Juifs en Babylonie.
Une deuxième Qédoucha a été conférée à Erets Israël lors de la « montée » de Babylonie, sous la direction de ‘Ezra. Cette seconde Qédoucha se distinguait cependant de la première sous deux aspects principalement :
– la Qédoucha d’Ezra, produite non par une conquête mais par une œuvre de sanctification, est indépendante des vicissitudes historiques et subsiste jusqu’à nos jours (sauf quand des données accessoires s’opposent à l’application, à notre époque, de certaines Mitswoth comme le Jubilée).
– le territoire soumis à la seconde Qédoucha est plus restreint que celui conquis par Yéhochoua’ bin Noun : soit du fait d’aléas historiques, soit par volonté délibérée, comme dans le cas de Beth Chéan, par exemple, dans la vallée du Jourdain.
Beth Chéan dans la Halakha
La Guémara de ‘Houlin (7,a) rapporte que Rabbi Yéhouda haNassi, soucieux de venir en aide aux pauvres d’Erets Israël, a décrété que les règles de l’année sabbatique ne seraient pas appliquées en certains endroits tels que Beth Chéan. Si les fruits en effet sont autorisés à la consommation en année de Chémita, et se trouvent même offerts à la disposition de tout venant de par l’obligation du Héfqèr (renoncement du propriétaire à tout droit de propriété), légumes et céréales sont eux interdits par décret rabbinique, sous le terme de Sefi’him.
A une époque où il était hors de question de procéder, comme de nos jours, à des importations à grande échelle, il pouvait y avoir grande difficuté à se nourrir pour qui n’avait pu faire de réserves en temps voulu. C’est pourquoi Beth Chéan, pour ce qui nous intéresse, fut laissée intentionnellement hors du territoire sanctifié par ‘Ezra au retour de Babylonie. En sorte que la Chémita n’y ait pas cours, mais qu’au contraire on y applique les dîmes habituelles (Ma’asser ‘Ani, dîme portant sur 9 % de la récolte, réservée aux pauvres) ainsi que les autres Mitswoth destinées aux indigents (Péa, coin du champ non récolté ; Léqèth, épis non glanés; Chikhe’ha, gerbes oubliées dans les champs).
A notre époque, alors que cette question trouvait une nouvelle actualité, un problème technique est apparu : quelles étaient les limites précises de Beth Chéan et de son domaine, exclu des lois de la Chémita ? Le Talmud de Jérusalem (Demaï, 11,a) donne certes des repères topologiques. Malheureusement, aucun des endroits cités ne nous est aujourd’hui connu de façon sûre.
L’avis des décisionnaires
Le Rav Yits’haq Goldhar, dans son ouvrage Admath Qodèch, a établi au début de ce siècle que c’est toute la région de Beth Chéan qui a été soustraite aux lois de l’année sabbatique, soit un territoire de 213 km². Le ‘Hazon Ich par contre, soucieux pourtant au plus haut point de prêter assistance au développement du Yichouv, aboutit à une conclusion fort différente (Zera’im, Chevi’ith, 3,19) : « …ll semble bien qu’on n’ait laissé hors d’Israël que les villes citées, ainsi que leurs enceintes, mais sans plus : ces villes n’ont en effet été mises à part qu’avec grande réticence, de façon parcimonieuse, et dans le seul but d’alléger le sort des pauvres en année de Chémita. Nous ne pouvons donc autoriser1 que ce qui a été expressément désigné par la Guémara : Beth Chéan, sans les champs éloignés. Certainement pas une surface de 12 kilomètres sur 12. (…) Car si dans le doute tu choisis un chiffre élevé, tu accrois les risques de te tromper. (…) Ainsi, il n’est pas du tout certain que ce que l’on nomme « plaine de Beth Chéan » soit inclu dans cette situation exceptionnelle. Beth Chéan, par ailleurs, est elle-même à vérifier, car souvent les villes ont été détruites puis reconstruites ailleurs. »
La découverte de Re’hov
En 1974, un site archéologique a été mis à jour à Re’hov, dans la vallée de Beth Chéan. A 5 km au sud de Beth Chéan, entre Ein haNatsiv et Chtou’hoth, il livra les ruines d’une antique synagogue qui, au vu des données établies, fut en service durant 300 ans et fut détruite voici près de 1300 ans par un tremblement de terre. Sa construction, autrement dit, fut contemporaine de la rédaction de la Michna et de la Guémara. Une grande mosaïque en pierres noires et blanches, située sur le parvis de la synagogue et parfaitement conservée dans l’ensemble, attira alors l’attention des archéologues comme des autorités rabbiniques. Il est vrai qu’elle était particulièrement originale : au lieu de porter, comme à l’accoutumée, des noms de donateurs ou bâtisseurs, ou encore des détails ornementaux d’inspirations diverses, elle présentait deux listes de produits agricoles et de noms de lieux. Ceux-ci correspondent de façon saisissante à des indications contenues dans le Talmud de Jérusalem2.
La première liste, elle, dresse l’inventaire des fruits et légumes soumis dans la région aux lois de la Chémita, en tenant compte des importations sur le plan local. L’intention paraît claire : rappeler à tout fidèle, à son entrée à la synagogue, des connaissances nécessaires et sujettes à l’oubli, puisqu’appliquées une fois tous les 7 ans.
L’intérêt de cette découverte
Le Rav Yossef Liberman3, dans son ouvrage Michnath Yossef (vol. 1, responsa n° 51 et 52), s’est intéressé aux données fournies par cette mosaïque. La liste des fruits et légumes est importante : les textes jusqu’à présent en notre possession étaient passés entre les mains de nombreux scribes, vivant en des pays variés, accumulant de façon naturelle erreurs et omissions, peu au fait assurément des conditions prévalant en Erets Israël de nombreux siècles auparavant. Voilà donc un texte de première main, contemporain des rédacteurs du Talmud, miraculeusement préservé en terre, et confirmant que, malgré des modifications mineures, la transmission traditionnelle des textes s’est effectuée de façon satisfaisante.
C’est cependant la seconde partie qui est venue apporter des éléments intéressants quant à la controverse entre le Rav Goldhar et le ‘Hazon Ich.
Selon le Rav Liberman, les lignes 5 à 9 de l’inscription permettraient en effet de trancher en faveur du ‘Hazon Ich. D’après le Admath Qodech du Rav Goldhar, les noms apportés par le Talmud de Jérusalem désignent des endroits assez éloignés de Beth Chéan : on obtiendrait ainsi une superficie de 213 km². La mosaïque de Re’hov, de son côté, appelle Pifel Beth Chéan des lieux situés aux 4 coins de la ville. Que signifie exactement ce terme ? On le retrouve en divers endroits, notamment dans la traduction araméenne de la Tora, pour désigner les portes d’une ville (ainsi Béréchith 19,1: Loth est assis aux portes de Sodome). On aurait donc là une confirmation de l’opinion du ‘Hazon Ich, selon laquelle ce n’est pas toute la plaine de Beth Chéan qui a été autorisée, mais seulement la ville et ses alentours immédiats. Le Rav Liberman ajoute par ailleurs que, toujours à l’appui du ‘Hazon Ich, les archéologues ont désormais localisé l’ancienne ville de Beth Chéan sur un Tell quelque peu au nord de la ville actuelle.
En conclusion
Il apparaît difficile d’apporter des preuves archéologiques comme arguments irréfutables à l’appui du ‘Hazon Ich. On sait en effet que celui-ci avait pris clairement et fermement position sur les questions liées aux poids et mesures dans la Tora, par rapport aux systèmes actuels. On lui raconta que les mensurations du Miqwé découvert à Massada prouvaient l’exactitude de sa thèse : la taille de ce Miqwé construit quelque 2.000 ans auparavant correspondait exactement à son estimation de l’Ama, la coudée. Le ‘Hazon Ich protesta vivement : la pure et noble recherche intellectuelle du « Talmid ‘Hakham« , confronté aux données de la Tora et de la Tradition, ne saurait être jugée à l’aune de « découvertes » archéologiques toujours sujettes à interprétation.
Le cas de Re’hov est cependant quelque peu différent de celui de Massada : il ne s’agit pas là d’une preuve concrète ajoutée à l’argumentation halakhique, mais bien d’un témoignage direct et digne de foi, sur une réalité historique disparue. En ce sens, si la lecture proposée de Pilé Beth Chéan est acceptée, la mosaïque de Re’hov nous renseignerait sur les limites territoriales de la Beth Chéan antique, en même temps qu’elle donnerait appui aux conceptions du ‘Hazon Ich.
Un dernier point : selon cette thèse, il peut paraître surprenant que Rabbi Yéhouda haNassi, soucieux du sort des pauvres, ne leur ait pourtant accordé que le territoire restreint de Beth Chéan. L’archéologie nous offre ici une réponse claire : la ville de Beth Chéan était autrefois une métropole aux dimensions considérables, puisque les fouilles établissent une superficie de 1200 dounam, ou 3 km sur 4. Il y aurait donc bien eu largesse à soustraire, en faveur des pauvres, la ville de Beth Chéan aux lois de la Chémita.
(1) Pour les travaux agricoles en Chémita
(2) Demaï 2,3 ; Chevi’ith 6,1 ; Tossefta Chevi’ith 4, et Sifri Ekèv
(3) Personnalité connue, Rav des ‘Hassidim de Sadigora à Jérusalem. Architecte de profession, ses connaissances en ce domaine apparaissent dans ses ouvrages. (Michnath Yossef, et Responsa). S’est particulièrement intéressé aux problèmes des limites géographiques précises d’Erets Israël.
Kountrass Magazine nº 2 – Teveth 5747 / Janvier 1987
Rav Henri Kahn