Avant de combattre les États-Unis, Hitler appréciait leurs lois raciales

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Un ouvrage revient sur l’influence méconnue des États-Unis sur les lois antijuives édictées à Nuremberg en 1935. Une preuve supplémentaire des ambiguïtés du «caractère national» américain, alors que des néonazis viennent de se livrer à une sanglante démonstration de force à Charlottesville.

Il y a deux semaines, les symboles nazis pullulaient dans les rues de Charlottesville, en Virginie, où des suprémacistes blancs scandaient «Les Juifs ne nous remplaceront pas» ou défilaient en brandissant des torches dans la nuit, dans une évocation des marches aux flambeaux de l’Allemagne hitlérienne. Cette nostalgie de la frange la plus radicale de l’extrême droite américaine pour le régime nazi fonctionne dans l’autre sens: il y a quatre-vingt ans, des Allemands voyaient dans l’Amérique et ses lois raciales la promesse d’un futur radieux. Une histoire «négligée» que raconte un livre stimulant récemment publié aux États-Unis, Hitler’s American Model: The United States and the Making of Nazi Race Law.

Son auteur, James Q. Whitman, professeur de droit comparé à l’université de Yale, centre son analyse sur deux des trois lois de Nuremberg adoptées par le Reichstag le 15 septembre 1935, qui constituèrent une étape essentielle de l’exclusion des Juifs de la société allemande, prélude à leur extermination. La «loi sur la citoyenneté du Reich» distinguait entre deux catégories d’Allemands, les citoyens, qui jouissaient de leurs droits politiques, et les ressortissants, qui en étaient privés. La «loi de protection du sang et de l’honneur allemands», elle, interdisait les mariages entre Juifs et non-Juifs. Les deux, selon Whitman, ont connu une influence, sinon une inspiration, commune: les lois raciales américaines.

Qui dit inspiration ne dit pas transposition directe. À Nuremberg, l’Allemagne ne met pas en place un système de ségrégation à l’américaine, avec ses infrastructures (écoles, bus, toilettes…) «séparées mais égales», selon le mensonger qualificatif de l’époque. En revanche, ses deux lois sur la citoyenneté et le mariage trouvent des équivalents dans la façon qu’ont les États-Unis de discriminer leurs propres citoyens selon leur couleur de peau. En 1901, la Cour suprême décrète que les habitants de Porto Rico et des Philippines, territoires annexés après la guerre hispano-américaine de 1898, bénéficient du statut de «nationaux» mais pas de citoyens. Les Amérindiens doivent eux attendre 1924 pour bénéficier de la citoyenneté. Quant aux Afro-Américains, malgré l’abolition de l’esclavage en 1865 et le vote dans la foulée des Quatorzième et Quinzième amendements, qui garantissent théoriquement leur citoyenneté, ils voient, au moins jusqu’aux années 1960, leur droit de vote massivement restreint par des astuces juridiques comme les tests d’alphabétisation ou la grandfather clause, qui impose d’avoir eu un grand-père électeur pour être électeur soi-même.

Les mariages «interraciaux», eux, sont interdits entre blancs et noirs dans une majorité des États avant la Seconde Guerre mondiale, et très souvent aussi entre blancs et Asiatiques ou blancs et Amérindiens – les nazis observèrent ainsi avec intérêt le Cable Act de 1922, qui permettait de dépouiller de sa nationalité une Américaine qui épousait un Asiatique. Il faudra attendre 1967 et l’arrêt de la Cour suprême Loving v. Virginia, pour voir les mariages «interraciaux» systématiquement reconnus.

Selon James Q. Whitman, «le droit américain a offert aux nazis quelque chose qui importe grandement aux juristes modernes: la confirmation que les vents de l’histoire soufflaient dans leur sens. Leur Amérique était celle décrite par Hitler: un pays dynamique dont la conscience raciale avait provoqué les premiers mouvements substantiels vers le genre d’ordre racial qu’il appartiendrait à l’Allemagne de porter à son point de perfection». En 1924, dans Mein Kampf, Hitler dressait en effet l’éloge des Américains, y voyant les seuls qui, «en refusant l’accès de leur territoire aux immigrants dont la santé est mauvaise, en excluant du droit à la naturalisation les représentants de certaines races, […] se rapprochent un peu de la conception raciste du rôle de l’Etat». On trouve dans la décennie qui suit d’autres propos aimables pour la législation américaine dans la presse du parti nazi, mais aussi des analyses très détaillées dans des revues allemandes à audience confidentielle ou des notes juridiques. Des traces discrètes qui, selon Whitman, invalident l’argument d’autres chercheurs selon lequel la référence des nazis aux États-Unis ne servait qu’à donner un vernis de respectabilité à leur politique à des fins de propagande.

«Mais les Américains le disent encore plus explicitement dans leurs lois !»

L’auteur décortique avec une minutie particulière une réunion de préparation des lois de Nuremberg qui s’est tenue le 5 juin 1934, et dont le compte-rendu est resté inédit jusqu’en 1989. Nous sommes alors encore dans une phase de consolidation du régime nazi: Hitler est arrivé au pouvoir depuis dix-huit mois, et la Nuit des longs couteaux aura lieu en juillet. Des éléments «modérés» sont à l’œuvre pour préserver un semblant de légalité, y compris lors de cette réunion qui donne lieu à «une discussion détaillée et en longueur de la législation des États-Unis». C’est particulièrement évident pour la «loi de protection du sang et de l’honneur allemands», sur laquelle s’interrogent les juristes sourcilleux: est-il possible, en plus de l’annulation d’un mariage «interracial», de punir pénalement les deux mariés qui ont contracté cet engagement sans qu’il ne s’accompagne, contrairement aux cas de bigamie, d’un mensonge de l’un envers l’autre? L’exemple américain – à l’époque, le Maryland punit un mariage «interracial» d’une peine de prison allant de dix-huit mois à dix ans – va permettre aux maximalistes d’imposer leurs vues, une peine en camp de travail étant prévue en cas de violation de la loi.

Extrait du document originel de la «loi de protection du sang et de l’honneur allemands». AFP.

Les nazis vont aussi s’inspirer des lois américaines dans leur définition de qui est juif et qui ne l’est pas. Lors de cette réunion, le juriste Roland Freisler, futur président du tribunal politique du régime (on lui devra la condamnation à mort de la résistante Sophie Scholl ou des conjurés de la tentative d’assassinat de Hitler le 20 juillet 1944) vante ainsi la souplesse du droit racial américain, qui ne s’est pas préoccupé de définir scientifiquement ce qu’est une personne de couleur: certains États appliquent des règles géographiques, d’autres analysent les liens de famille… Un juriste nazi de l’époque qui a étudié de près le droit américain, Henrich Krieger, a écrit qu’il y avait alors «une tendance croissante de la justice [américaine] à classer quelqu’un dans le groupe des personnes de couleur dès qu’il y avait trace de caractéristiques physiques typiques des Noirs, et au-delà de cela, quand l’ascendance noire de la personne était de notoriété publique, sans égard pour le nombre de générations auxquelles elle remontait».

La réunion du 5 juin 1934 donne lieu à l’échange suivant entre le docteur Möbius, un médecin attaché au ministère de l’Intérieur, et Roland Freisler: «Je me rappelle de quelque chose qu’un Américain nous a dit récemment. “Nous faisons la même chose que vous”, nous a-t-il expliqué. “Mais pourquoi vous faut-il le dire si explicitement dans vos lois?” –Mais les Américains le disent encore plus explicitement dans les leurs !» De manière stupéfiante, les nazis jugèrent ainsi trop dure une règle appliquée dans certains États américains, la one-drop rule: tout individu dont on pouvait identifier un ancêtre noir, quel que soit le niveau de parenté, était identifié comme noir. Au final, la loi prévit qu’était juif toute personne qui comptait trois grands-parents juifs, et que comptait comme juif toute personne qui comptait deux grands-parents juifs et appartenait à la communauté religieuse juive ou était mariée à un juif ou une juive.

Les lois de Nuremberg : Une affiche définissant le degré de judéité selon le nombre de grands-parents juifs, et établissant les mariages autorisés et interdits. United States Holocaust Memorial Museum Collection via Wikimédia Commons.

Selon Whitman, «ce que l’exemple américain a montré, c’est que les juges allemands pouvaient persécuter les Juifs même sans une législation fondée sur des définitions claires et scientifiquement satisfaisantes». Il a fourni à la législation nazie un esprit plutôt que des dispositions précises: «Ce qui compte, à la fin, écrit l’auteur, c’est que les nazis savaient qu’il existait un exemple américain, se sont tournés vers lui en premier et n’ont pas cessé ensuite.»

Une place dans le «récit national»

L’histoire racontée par James Q. Whitman ne s’arrête bien sûr pas en 1935. Ni même en 1945 avec la défaite de l’Allemagne nazie, vaincue par une coalition emmenée par les États-Unis après avoir commis le plus important génocide de l’histoire – empruntant une nouvelle fois à la comparaison avec les États-Unis, Hans Frank, le bourreau de la Pologne, se référait en 1942 aux Juifs d’Ukraine comme à des «Indiens».

Elle nous raconte quelque chose de l’Allemagne hitlérienne, mais aussi «de l’histoire moderne du racisme, spécialement en Amérique». Whitman prévient ceux qui voudraient faire une lecture anti-américaine trop rapide de son ouvrage qu’«aucune personne sensée ne conclurait qu’une inspiration américaine a directement causé les crimes nazis» et qu’il serait «dément» de tenir les États-Unis responsables de la politique allemande entre 1933 et 1945. En revanche, il estime que cet épisode nous dit quelque chose du «caractère américain», ce qui explique sans doute pourquoi plusieurs médias ont glissé son ouvrage dans une liste de lectures indispensables après les événements de Charlottesville.

Il pointe ainsi les parallèles idéologiques entre le nazisme et une idéologie américaine qualifiée d’«égalitarisme affirmé entre les hommes blancs» – un mouvement capable de rejeter les inégalités de statuts et de combattre les aristocraties tout en insistant sur l’existence d’une «race» privilégiée. Une mentalité qu’il voit par exemple à l’œuvre dans le président Andrew Jackson (1829-1837), un des modèles de Trump, et qui a aussi trouvé à se manifester, un siècle plus tard, dans la fascination de certains politiques et militants américains pour le nazisme: quand, dans le roman Impossible ici de Sinclair Lewis, publié un mois après les lois de Nuremberg, une milice baptisée les «Hommes oubliés» sert de rampe de lancement à un président des États-Unis fasciste, c’est bien de l’homme oublié blanc qu’il s’agit…

L’analyse de James Q. Whitman force aussi à interroger la tradition juridique américaine. Les crimes nazis et la ségrégation dite «à la Jim Crow» se sont déroulés dans des cadres très différents: un État fasciste puissant d’un côté, des États du Sud sans pouvoir central ni organisation forte où les lynchages étaient monnaie courante de l’autre. Mais les nazis, en revanche, admiraient la tradition américaine de la common law, ce droit qui se construit au gré de la jurisprudence et des décisions individuelles des juges, par contraste avec notre droit romain davantage centré sur la loi définie par l’État. Une common law jugée par ses défenseurs plus respectueuse des libertés, mais où les nazis ont aussi entrevu un potentiel de décisions arbitraires et de plus grandes marges d’interprétation. Aux États-Unis, ce droit souple permit à l’administration Roosevelt de lancer les grands projets expérimentaux du New Deal, contre la volonté de la Cour suprême, mais permit aussi aux politiques qui ne souhaitaient pas mettre en place la déségrégation de contourner la loi.

L’auteur estime au final que cette fascination trouble doit trouver sa place dans le «récit national» américain, dont elle est trop souvent occultée tant est forte l’image du pays leader du monde libre durant la Seconde Guerre mondiale. Ironie de l’histoire, une partie de la presse américaine présenta d’ailleurs, en septembre 1935, les lois de Nuremberg comme une vengeance anti-américaine à cause du troisième texte, la «loi sur le drapeau du Reich», qui faisait de l’oriflamme à croix gammée l’emblème officiel du pays. Deux mois plus tôt, en effet, des militants communistes s’étaient introduits sur le paquebot SS Bremen, qui mouillait dans le port de New York, et avaient déchiré le drapeau à croix gammée avant de le jeter dans l’Hudson. Quelques jours plus tard, les coupables étaient libérés par un magistrat juif, Louis B. Brodsky, qui assimilait le drapeau à croix gammée au «drapeau noir de la piraterie» et qualifiait le nazisme de «révolte contre la civilisation». Le secrétaire d’État Cordell Hull présenta ses excuses à l’Allemagne, poussant Hitler, à Nuremberg, à féliciter l’administration Roosevelt pour sa réponse «digne et honorable», tandis que Goering dénonçait le «Juif arrogant» qui avait libéré les déchireurs de drapeau. Huit décennies plus tard, James Q. Whitman a choisi de dédier son livre «au fantôme de Louis B. Brodsky».

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