Le 7 décembre face à Nicolas Demorand sur France Inter, l’ambassadrice d’Israël en France Aliza Bin-Noun exprimait la position de son pays par rapport au choix de Jérusalem comme capitale :
Rien de nouveau parce que pour nous c’est la capitale d’Israël depuis 3000 ans.
Cette petite phrase irrita tant Laurent Joffrin, directeur de la publication de Libération, qu’il répondit à l’ambassadrice dans une tribune. « Jérusalem capitale depuis trois mille ans ? C’est une légende ». Et d’ajouter que « la Bible n’est pas un livre d’histoire » – ce qui est vrai : mais quid de l’archéologie qui, elle, atteste du lien très ancien du peuple juif avec cette ville ?
Le lendemain, Libération faisait sa une sur Jérusalem. Dans un article consulté par des milliers d’internautes, InfoEquitable lança l’alerte et montra comment la photo de couverture de Libération avait été recadrée, isolée de son contexte et accolée à un titre choc (« Jérusalem au bord du gouffre ») pour faire croire à une situation tendue qui ne reflétait pas la réalité.
Le travail d’InfoEquitable poussa la rédaction de Libération à se justifier dans les médias, invoquant le choix d’une image « apaisante ». Pas tout à fait convaincus, nous avions cependant pris acte de ces explications.
Ce mercredi 13 décembre, suite au cumul, en quelques jours, de la tribune de Laurant Joffrin et de la une dénoncée par InfoEquitable, l’ambassadrice d’Israël monta au créneau en adressant une lettre ouverte à Laurent Joffrin :
Quel objectif recherche donc Libération aujourd’hui en donnant écho à cette tentative révisionniste de nier le lien entre Jérusalem et le peuple juif ?
Quel but veut-on obtenir lorsque la veille, Libération publie en couverture un cliché éculé d’un soldat surarmé israélien face à un civil palestinien ?
Attiser la haine ? Jeter des braises sur une actualité déjà fort brûlante ?
En agissant ainsi, l’on prend le risque de réveiller d’autres mythes, que M. JOFFRIN ne cite pas et qui ont pour nom la haine des Juifs et l’antisémitisme.
Et voilà que, dans l’édition du mardi 12 décembre de Libération, nous découvrons (juste en dessous d’un article co-signé par la sénatrice Esther Benbassa et son mari Jean-Christophe Attias qui plaide pour que Jérusalem soit partagée) ce dessin :
Le caricaturiste Willem y montre la colombe de la paix tenue dans les crocs d’un molosse au visage de Donald Trump, pour la plus grande joie de son maître… Benyamin Netanyahםu. En arrière-plan, on aperçoit les victimes de cette scène, dont tout le monde comprend bien qu’il s’agit des Palestiniens. Ces derniers expriment leur mécontentement à leur manière… en lançant des pierres.
Le Juif qui manipule les politiciens des autres nations, un vieux stéréotype antisémite
La relation chien-maître renvoie à un thème bien connu de l’antisémitisme : le Juif maléfique et maître du monde, surpuissant, qui tire les ficelles et manipule tout. Accusation suprême, il détruit la paix (comme si le terrorisme palestinien et les lointains lanceurs de pierres du dessin n’y avaient aucune responsabilité…).
Représenter Netanyahםu et Trump ligués contre le reste du monde renvoie même directement au « complot américano-sioniste », qui n’est que la version modernisée du « complot juif mondial » popularisé par les Protocoles des Sages de Sion. Le philosophe et historien Pierre-André Taguieff a mené une étude approfondie de ce phénomène.
En 2012 déjà, le même registre avait été utilisé dans le quotidien The Guardian où le dessinateur Steve Bell avait représenté Benyamin Netanyahםu en marionnettiste manipulant les dirigeants britanniques Tony Blair et William Hague (alors ministre des Affaires étrangères du royaume).
Le Community Security Trust (CST), qui s’occupe de la sécurité de la communauté juive britannique, avait critiqué le dessinateur pour avoir utilisé « le stéréotype antisémite des Juifs comme marionnettistes, contrôlant les politiciens de nations ostensiblement bien plus puissantes ».
Un rédacteur du Guardian avait pourtant estimé peu auparavant que certains contenus paraissant parfois dans la presse pouvaient être vus comme antisémites, parmi lesquels « les références à la « domination globale » d’Israël et des USA et le terme « servile » pour décrire la relation américaine avec Israël » et « des stéréotypes antisémites comme celui des Juifs qui auraient trop de pouvoir ». Mais cela n’avait pas empêché la publication du dessin de Steve Bell par The Guardian.
Le site du CST montrait que le stéréotype antisémite du Juif « marionnettiste », dominateur et manipulateur avait une longue histoire.
Les nazis l’utilisaient :
Dans cette variante serbe, Staline et Churchill étaient manipulés par un maître « judéo-maçonnique » :
Willem a eu la prudence de ne pas rajouter de symboles sur son dessin. Mais dans le monde arabe, on retrouve des dessins qui rendent plus explicite la nature juive du « marionnettiste maléfique », en le décorant d’une étoile de David comme le faisaient leurs prédécesseurs nazis. En voici quelques exemples trouvés sur le site de UK Media Watch.
Une caricature dans le journal égyptien Al-Ahram montrait les candidats à la présidentielle américaine de 2012, Mitt Romney et Barack Obama, embrassant les mains de Benyamin Netanyahu.
La même année, un dessin du journal saoudien Al-Watan utilisait de manière plus explicite thème de Jérusalem (sous-jacent au dessin de Willem qui réagit à la décision de Donald Trump), avec là aussi les deux candidats américains.
Une autre caricature d’Al-Watan montrait les Juifs en marionnettistes contrôlant les candidats de l’élection précédente de 2008, Barack Obama et John McCain.
« Mais le dessin de Willem est une critique contre la politique des deux dirigeants, pas contre leurs peuples », diront certains de ses défenseurs. Qu’ils expliquent alors pourquoi Donald Trump, qui concentre beaucoup d’animosité dans les médias, n’a pas l’exclusivité de ce traitement. Ses prédécesseurs des deux bords (démocrates et républicains) en ont aussi « bénéficié » : quand ils sont croqués dans un même dessin, c’est bien l’Amérique dans son intégralité qui est visée indépendamment de son dirigeant.
Il en est de même pour Benyamin Netanyahםu. « Nous ne critiquons pas Israël, seulement sa politique », nous répondra-t-on. Mais d’autres Premiers ministres israéliens ont été dépeints en manipulateurs. Par exemple, Ariel Sharon.
Dans ce dessin de Alhayat Aljadeeda, en 2003, le monde (l’ONU) et les Arabes étaient manipulés par George W. Bush, lui-même sous le contrôle du dirigeant israélien du moment, Ariel Sharon.
Les exemples ne manquent pas, y compris autour du thème de la paix piétinée par Israël (Ad-Dustur, 2004), le même message que celui envoyé par Willem :
Et Jérusalem n’est que le prétexte du moment. Les caricaturistes savent s’adapter à leur époque pour faire passer la même idée. En témoigne ce dessin qui accusait l’Etat juif, sous les traits d’Ariel Sharon, de pousser l’Amérique à faire la guerre en Irak.
Les Juifs fauteurs de guerre, un vieux thème antisémite comme en atteste ce livre du propagandiste nazi Paul Ferdonnet en 1938 qui commençait ainsi : « Ces parasites, ces étrangers, ces ennemis intérieurs, ces Maîtres tyranniques et ces spéculateurs impudents, qui ont misé, en septembre 1938, sur la guerre, sur leur guerre de vengeance et de profit, sur la guerre d’enfer de leur rêve messianique, ces bellicistes furieux, il faut avoir l’audace de se dresser sur leur passage pour les démasquer; et, lorsqu’on les a enfin reconnus, il faut avoir le courage de les désigner par leurs noms : ce sont les Juifs. »
Willem et Libération n’étaient peut-être pas au courant de ces connotations et de leur long historique ?
Nous aurions bien voulu le croire. Jusqu’à ce que nous trouvions ce dessin :
Sharon en crucificateur d’Arafat. Signé Willem et paru dans Libération le 26 décembre 2001.
Les mots prêtés par Willem à Ariel Sharon sont sans ambiguïté, reprenant les pires accusations antijuives de l’Eglise qui ont occasionné des milliers de victimes juives dans l’Europe médiévale.
La doctrine du « peuple déicide », à laquelle l’Eglise catholique a renoncé lors du concile de Vatican II en 1965, faisait des Juifs les responsables de la Passion du Christ. Elle a été pendant des siècles un des fondements de l’antisémitisme chrétien.
Plus antisémite, tu meurs…
Difficile, après cela, et au vu de la succession rapide de publications controversées sur Israël dans le quotidien, de voir le nouveau dessin de Willem comme la critique innocente d’une politique et de ne pas se demander ce que cherche vraiment Libération en jouant avec de tels stéréotypes.