Par Jean-Marc Alcalay
Un peu de jargon, mais pas trop !
Dans les années 1972-73, le psychanalyste Jacques Lacan représente dans une constellation topologique ce par quoi le sujet tient au monde, ce par quoi il lui est noué, ce par quoi tient sa fragile identité de « parlêtre », parfois même son illusion d’être. Il appelle cela le nœud borroméen en souvenir des princes de ces îles italiennes du lac Majeur dont les armoiries étaient représentées par trois anneaux entrelacés (les îles sont au nombre de 5 mais seules, 3, se visitent). Lacan va nommer ces trois anneaux qui pour lui illustrent le nouage psychique de chacun, le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique. Pour faire court, le Réel, c’est l’innommable, l’indicible, l’événement qui nous tombe dessus sans y être préparé. Une bombe terroriste ou autre, un deuil, une effraction dans notre univers, un peu comme ce qui nous arrive aujourd’hui avec le Covid-19, ses particularités et ses incidences sur le psychisme.
Le Réel c’est aussi ce qui échappe à toute symbolisation possible, quand les mots manquent pour parler de tel ou tel événement qui fait effraction en nous. L’Imaginaire ensuite, c’est le domaine des leurres et des représentations. Une façon pour le sujet de maîtriser ce Réel innommable, par une activité imaginaire, voire fantasmatique, rendue possible par le langage qui nous humanise, mais qui peut aussi nous tromper, car l’imagination qui lui est consubstantielle, et qui parfois nous sauve avec ses débordements, est, cependant, par définition, trompeuse. Le troisième nœud qui intervient dans cette articulation du sujet avec lui-même et avec le monde est appelé le Symbolique. Il résulte de l’inscription de chacun de nous, en notre langue, en nos signifiants, héritages de notre histoire consciente et inconsciente.
Il forme aussi nos échanges « névrotiques » avec l’autre et maintient le lien social au moyen de ce qui est commun à la plupart d’entre nous, le langage. Le Covid-19 a donc ceci de particulier qu’il est de l’ordre du Réel, qu’il peut emporter certains sujets dans des folies imaginaires et qu’il attaque ce processus de symbolisation du lien social qui peut lui résister ou pas. J’y reviendrai. Mais ce nouage à trois n’est possible, et pour faire encore court, que si au centre de cette entrelacement de nœuds, il y a un manque, que Lacan a appelé l’objet a, nommé par lui, objet cause de désir, la plus belle de ses découvertes. Un manque nécessaire, né du refoulement primaire du bébé à la jouissance qu’il a de sa mère. Du coup, si ce renoncement réussit, il pourra, pour ne pas perdre l’amour de sa mère, s’identifier à celui que sa mère aussi désire, à savoir son père. Le prix à payer, est qu’il perd cet objet a, mais qu’il gagne son entrée dans l’Œdipe et sa constellation borroméenne.
Constellation donc névrotique quand les trois anneaux se tiennent et qui de fait, maintiennent le sujet à flot dans son « équilibre » psychique. Sans quoi écrit Lacan, en cas de rupture d’un des nœuds, c’est l’ensemble qui éclate, se morcelle, et c’est la psychose…
Voilà pour le dire, avec beaucoup de raccourcis, ce sur quoi nous pourrions nous appuyer pour comprendre ce que le Covid-19 inflige à notre humaine condition, puisqu’il brutalise notre position de sujet encore une fois articulée selon Lacan entre le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.
Le nœud borroméen encore, c’est l’écriture du sujet et sa présence au monde. Le nœud borroméen, c’est la caisse de résonance psychique du sujet et qui tremble de façon pulsionnelle quand un événement survient, comme l’irruption brutale d’un conflit interne ou externe, un traumatisme, une guerre, une séparation, un deuil, ou encore aujourd’hui, un virus…
Le Corona-19, une grimace du Réel
Le Réel, c’est donc l’innommable. Mais bien sûr, me direz-vous, que le Covid-19 est nommé, étudié, mis en carte moléculaire pour mieux le connaître, le cerner et nous en protéger… Mais ce qui participe du Réel en lui, c’est son caractère insidieux, traître, invisible à l’œil nu, non palpable, non matérialisable (sauf au microscope) comme tous les virus d’ailleurs. Ce qui relève encore du Réel, c’est le mystère de la date de son éradication. Le Coronavirus a fait irruption dans le monde par ingestion, déplacement géographique et contagion. Comme toutes les épidémies, malheureusement, on le ne ressent que quand on est touché, contaminé. Témoin chaque jour, le personnel soignant plus exposé que ceux qui restent confinés. Ceux qui luttent de près contre lui en sont conscients. Le Réel de ce virus, pour tous ceux qui s’y confrontent et l’affrontent, devient alors réalité. A juste titre, elle peut angoisser, déprimer, rendre mélancolique, face à ces morts journalières annoncées par les médias comme une longue litanie, un cortège funèbre. Ce virus nous dit nos fragilités, nous renseigne sur nos peurs qui en certains cas peuvent nous aider et nous protéger. Il nous renvoie à notre position d’êtres mortels. Il est donc cette grimace du Réel qui pourrait expliquer la difficulté qu’ont certains à pouvoir le représenter et donc, s’en méfier.
Le Corona-19 est trompeur
C’est son caractère invisible qui le rend trompeur. Du coup, il égare aussi les représentations que l’on peut en avoir sauf, à être, je le répète, touché par lui de plein fouet, nous ou nos proches. Il peut donc emballer les imaginations, les déborder jusqu’à la paranoïa, l’hystérie, la peur panique, enfin, toutes les formes possibles de réactions psychiques. Voire, en certains cas, l’hallucination et le délire, si pour certains, l’angoisse est tellement envahissante qu’elle dénoue le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique. C’est la psychose induite par une poussée de l’Imaginaire qui entraîne le sujet dans le délire… Mais pour la plupart d’entre nous, bien que fragilisés par ce mal insidieux, nous n’en sommes pas là et jusqu’à présent, nous nous en défendons psychiquement plutôt bien. Une fois le virus vaincu, la réflexion viendra qui redonnera du sens à tout cela, retissera le lien social, remettant ainsi et en quelque sorte, le Réel à sa place et en redonnant à l’Imaginaire, par le verbe, les limites symboliques qui nous aident à tenir au monde et en nous-mêmes. L’Imaginaire et ses leurres, c’est encore ce qui pourrait expliquer que des gens prennent des risques inconsidérés avec leur vie, sans précaution aucune, défiant les interdits qui leur demandent le confinement et déniant d’une certaine façon qu’ils puissent être mortels. L’Imaginaire, s’il aide à vivre et à rêver peut aussi tuer ! Il permet maladroitement de cerner le Réel, et interfère à ce que le Symbolique puisse rendre le sujet responsable et de lui et des autres.
Le Covid-19 et l’enjeu Symbolique
Une remarque préalable. Ceux qui tueront le Corona-19, que l’on pourrait aussi appeler la Chose, autrement dit, cette part du Réel, ce sera la science avec ses traitements, le personnel soignant et les gens qui respectent le confinement et la distance. Mais en attendant, on peut le contrôler par une peur raisonnable et responsable. Pour l’instant, le lien social lui résiste par la solidarité, l’entraide mais jusqu’à quand ? Sans doute jusqu’à ce que les comptes se règlent avec le politique. Curieusement, pourtant, plus on est éloigné, plus on est confiné, plus les liens se nouent entre les gens, de façon borroméenne donc. Le coronavirus, grimace du Réel, peut donc leurrer le sujet dans des débordements imaginaires et malmener de façon frontale notre rapport au symbolique et au lien social. Témoins, nos malheureuses victimes.
La pire grimace du Réel, c’est la mort. Avec le coronavirus, elle s’abat sur le sujet, le plaque au sol d’un seul coup dit-on alors que l’instant d’avant, il pouvait aller bien ou mieux. Je le répète. A moins donc d’en être atteint de plein fouet, ou s’il touche des proches, ou si l’on fait partie des soignants, et que chaque jour on y est confronté, nous pouvons « comprendre » pourquoi certains sujets en perçoivent difficilement la dangerosité malgré tous les avertissements et les interdictions que nous recevons. Si le sujet n’est pas concerné de près par cette mort virale, le nombre de décès, annoncé par les médias peut rester virtuel et échapper ainsi à son intégration symbolique. Il s’attaque d’autant plus à nos valeurs symboliques, celles qui font civilisation, que même les malheureuses victimes ne bénéficient pas des rites funéraires si utiles, à faire comme l’on dit, le travail de deuil. J’ai lu qu’on avait enterré des gens en pyjama. Certains ne voient même pas une dernière fois le corps de leur défunt. Seuls les proches, vingt aujourd’hui, assistent à leur enterrement et le cérémonial religieux est parfois bâclé ou n’a pas lieu. Des personnes dans les maisons de retraite ou dans les EHPAD ne verront pas non plus leur entourage leur dire un dernier adieu… Les rites funéraires qui facilitent le travail de deuil (mais le fait-on un jour ?) s’ils n’ont lieu que de façon parcellaire, freinent toute possibilité symbolique d’intégrer la perte de l’être aimé. Pas de réunion commune après l’enterrement, pas de souvenirs du défunt à partager en commun autour d’une parole qui circule… ! Le travail de deuil devra se faire de façon différée dans un après-coup, une fois le coronavirus vaincu et le lien symbolique retrouvé entre les sujets… Le nœud borroméen qui soutient le sujet pourra alors se consolider autour de valeurs communes et à partager, à moins que…
« On n’a qu’une vie ! Je n’ai qu’une vie ! »
J’emprunte cette formule au psychanalyste Paul-Laurent Assoun qui nous dit qu’après un traumatisme, une mort le plus souvent, ou le coronavirus ici et maintenant, le sujet passe d’une position première où durant toutes ses années, il pouvait dire : « On n’a qu’une vie ! », à une position seconde où il se dit « je n’ai qu’une vie ! ». Et, à partir de là, il la flambe, brûle ses désirs par les deux bouts, quitte parfois femme et enfants, son travail aussi… Bref, il veut à nouveau triompher de la mort et de la dépression auxquelles il a échappé. Fuite en avant, consommation à outrance, dépenses inconsidérées de son argent et de son énergie vitale jusqu’à l’épuisement de ses ressources puis de lui-même. Justement, l’épuisement de nos ressources, c’est encore bien ce qui nous guette si nous ne prenons pas la mesure de ce que le Covid-19[1] envoie à notre humanité, comme signal d’alarme, en s’attaquant à nos liens symboliques, eux-mêmes tributaires, de façon vitale, à notre environnement animal, végétal et minéral…
Par ©Jean-Marc Alcalay
—————————–
[1] Jean-Marc Alcalay, Ecouter ce que le Covid-19 nous dit, in, Jforum du 20 mars 2020.