Comment une agitation étudiante a préfiguré l’extrémisme des campus universitaires d’aujourd’hui
par Daniel Pipes
Il y a cinquante ans, des amis et moi avons eu l’audace de parrainer ce que nous appelions le « Counter Teach-In: An Alternative View » (Contre-colloque : un point de vue alternatif). L’événement s’est tenu le 26 mars 1971 à l’Université de Harvard pour soutenir l’engagement américain dans la guerre du Vietnam – une position qui, à l’époque sur les campus, était grosso modo aussi scandaleuse que celle, actuelle, qui plaide en faveur d’une victoire d’Israël sur les Palestiniens.
Les opposants à la guerre ont interrompu l’événement, faisant ainsi le premier pas vers la culture d’annulation (cancel culture) qui s’est emparée de la vie sur les campus. Désormais, les professeurs et les étudiants y font l’objet d’enquêtes menées par de véritables tribunaux inquisitoriaux qui les renvoient ou les expulsent en raison du péché consistant à professer des opinions fausses. De même, l’attitude de la direction de Harvard, associant la force des paroles à la mollesse des actions, préfigurait la lâcheté des dirigeants de l’université qui parlent courageusement mais agissent avec pusillanimité.
L’événement
Le Contre-colloque s’est signalé comme « le premier événement politique significatif depuis plus de cinq ans organisé à Harvard par des étudiants conservateurs », pouvait-on lire dans le journal étudiant, le Harvard Crimson. Organisé sous le nom Students for a Just Peace (SJP, étudiants pour une paix juste), notre solide petit groupe avait invité cinq orateurs à venir expliquer pourquoi les forces américaines devaient soutenir le gouvernement du Sud-Vietnam : Dolph Droge, conseiller de la Maison Blanche sur le Vietnam ; Anand Panyarachun, ambassadeur de Thaïlande auprès des Nations Unies ; Nguyen Hoan de l’ambassade du Sud-Vietnam à Washington ; I. Milton Sacks de l’Université Brandeis et Daniel E. Teodoru du Comité national de coordination des étudiants pour la liberté en Asie du Sud-Est. Lawrence McCarty de l’Union conservatrice américaine avait accepté de modérer l’événement.
Deux groupes se sont alors signalés par la férocité de leur réaction : les Students for a Democratic Society-Worker Student Alliance (abrégé en SDS, Étudiants pour une société démocratique-Alliance étudiante des travailleurs), amateurs du sexe, drogue et rock ‘n roll, et le Progressive Labor Party (PLP, Parti travailliste progressiste) tombé pratiquement dans l’oubli et dont les membres étaient surnommés les « maoïstes coiffés en brosse », guindés et violents. C’est ainsi que la Nouvelle et l’Ancienne Gauche ont fait cause commune contre nous, les « réactionnaires ».
Avec d’autres groupes de gauche, ils se sont rencontrés et ont décidé d’interrompre le colloque. Dans des prospectus qui couvraient le campus avant l’événement, le PLP affirmait que les « comparses », « bouchers », « laquais » et autres « valets » qui devaient prendre la parole « devaient être écrasés ». Plus prosaïquement, le SDS a simplement demandé qu’on « sévisse en les empêchant de parler ». Certains radicaux ont justifié cette réponse au motif que le gouvernement américain (et non pas la poignée d’étudiants que nous étions) avait amené les conférenciers sur le campus. Un étudiant a même qualifié le Contre-colloque de « complot ourdi par Harvard et l’agence d’information américaine pour montrer que le mouvement anti-guerre était mort ».
Anticipant une réponse massive, les organisateurs avaient réservé la plus grande salle de Harvard, le Sanders Theatre, d’une capacité de 1238 spectateurs. Le SDS et le PLP avaient tous deux appelé à des rassemblements à 19 heures, soit une heure avant le début de l’événement. Le chercheur sur l’extrémisme Gordon D. Hall rapportait dans le Boston Herald Traveler qu’une majorité de l’auditoire était extérieure à Harvard, y compris une grande partie des dirigeants radicaux de la région. Notre insolence d’amener ce que les deux groupes appelaient des « criminels de guerre », a produit un tel déchaînement que la salle s’était remplie bien avant l’heure de départ et que beaucoup d’autres personnes avaient essayé d’entrer. Pour reprendre les termes du Boston Globe, « des centaines de partisans du SDS … s’étaient massés aux entrées et avaient tenté d’atteindre les fenêtres du deuxième étage. »
Dans le public en grande majorité hostile, beaucoup exprimaient leur point de vue sans tapage en faisant le doigt d’honneur, en portant des bandeaux, en portant des drapeaux Viet Cong et en agitant des pancartes portant le mot « ASSASSIN » entre autres slogans. Environ les moitié des perturbateurs sifflaient, huaient, chantaient, scandaient des obscénités, vociféraient dans des mégaphones et battaient des mains en rythme. Ils hurlaient des slogans, dont les plus récurrents étaient « Assassins » et « États-Unis hors du Vietnam, bouchers hors de Harvard ». À l’unisson, ils ouvraient et fermaient en les faisant claquer les sièges en bois de la salle. Ils bombardaient la scène de guimauves, de boulettes de papier, de pelures de fruits, de pièces de menue monnaie et d’autres petits objets.
Les intervenants n’eurent pas la moindre chance de se faire entendre. Un mur de bruit se dressa face aux trois personnes qui essayaient de s’adresser à l’auditoire à savoir, le modérateur, un représentant de l’université et le premier orateur (pour un enregistrement audio de 41 minutes de l’événement, cliquez ici). Lors de l’événement, l’ancien Avocat général des États-Unis, Archibald Cox, 59 ans (devenu célèbre par la suite lors du Massacre du samedi soir au Watergate), faisait office de médiateur de Harvard. Représentant l’université, il fit une déclaration très remarquée et souvent citée, dans laquelle il implorait la foule « de [l]e laisser dire quelques mots au nom du président et des professeurs de cette université par respect pour la liberté d’expression ». Mais la foule refusa de céder et continua à faire du vacarme. Son appel – « si cette réunion est interrompue … alors c’est un peu de la liberté qui sera morte » – fut accueilli avec indifférence et mépris. Par la suite, le PLP condamna l’idée même de liberté d’expression en la qualifiant de « pourrie ». |
Le premier orateur, Dan Teodoru, tenta de combattre le feu par le feu, une tactique qui échoua. Selon les termes de l’enquête officielle de Harvard, « le vacarme continua et divers projectiles lui furent lancés depuis le public, dont au moins un qu’il renvoya. » Il tenta également de faire honte au public en l’injuriant, également en vain. Le tintamarre et le chaos se prolongèrent pendant 45 longues minutes.
L’enquête réalisée par Harvard raconte comment l’événement prit fin : «Au cours de la dernière partie de la réunion, des personnes que la police universitaire avait empêché d’entrer dans le théâtre alors que la salle semblait pleine commencèrent à vouloir enfoncer les issues de secours pour y entrer et brisèrent plusieurs fenêtres pour entrer, laissant présager une violence accrue. Vers 8 h 45, la réunion fut annulée à la demande du professeur Cox, parlant au nom de l’Université. » Les termes précis de ce dernier étaient les suivants : « Compte tenu de la foule, il y a un risque considérable de violence. Je vous demande d’arrêter ce meeting. » De manière plus colorée, le PLP signala qu’un bélier était prêt à enfoncer les portes du théâtre.
Une demi-douzaine de policiers de Harvard escortèrent les orateurs hors du bâtiment, à travers le réseau de galeries techniques souterraines de l’université, comme cela avait été le cas quelques années plus tôt avec le secrétaire à la Défense de l’époque, Robert McNamara. Les organisateurs du SJP guidèrent les orateurs jusqu’à la station de radio WGBH, qui avait diffusé l’événement, et là, dans le calme du studio, ils reprirent leur conversation là où elle avait été interrompue.
Il convient de noter que dans l’hypothèse où le théâtre n’aurait pas été rempli d’une foule en grande majorité hostile, les radicaux avaient en tête un scénario plus violent, révélé par Hall qui avait recueilli des renseignements sur leurs préparatifs : « Une assistance réduite pourrait obliger à se ruer sur la scène pour prendre de force le contrôle du colloque. » Si cela s’était produit, les radicaux entendaient envahir la scène. « La cohue et les cris rendraient difficile pour quiconque de distinguer un individu en particulier. Le chaos permettrait également de bâillonner les orateurs, d’embrouiller la police et d’interrompre la réunion. » Selon le PLP, les orateurs du Contre-colloque étaient « des tueurs de masse (impérialistes !) et les organisateurs de terribles souffrances qui n’ont pas le droit de vivre et encore moins de parler ». En d’autres termes, la soirée aurait pu connaître une tournure bien pire que celle qu’elle connut effectivement.
Légitime ou odieux
L’altercation eut pour effet d’évacuer le débat sur la politique du Vietnam au profit d’un affrontement sur les actions des radicaux et la nature de la liberté d’expression.
Les arguments en faveur de l’interruption provenaient exclusivement de milieux proches de l’extrême gauche et portaient sur deux questions, la morale et le pouvoir. Sur le plan moral, les orateurs avaient le sang d’innocents sur les mains et n’avaient donc pas le droit de parler. Sur le plan du pouvoir, les orateurs représentaient l’autorité et les interrompre, ont écrit deux étudiants, « donne l’opportunité aux personnes dépourvues de pouvoir d’influer sur le cours des événements politiques ». Un éditorial minoritaire publié dans le Crimson minimisa les actes de perturbation en les qualifiant de simple « transgression des lois du protocole et de l’ordre ».
Des voix venues de tous les horizons politiques dénoncèrent l’interruption. Le Conseil de Faculté condamna fermement « l’effort concerté et soutenu pour faire taire » les orateurs. Une soixantaine de professeurs de droit signèrent une déclaration exprimant « la plus grande inquiétude » et qualifiant les troubles d’attaque contre « l’espoir d’une société juste et compatissante ». Le président de Harvard, Nathan Pusey, les qualifia de « faits répréhensibles » et « d’affront odieux ». Le président élu Derek Bok décrivit ces faits comme « particulièrement odieux ». Le Boston Globe parle de « prestation honteuse » et fit des radicaux « les ennemis de ce qui rend la vie digne d’être vécue ». Le chroniqueur du New York Times, Anthony Lewis, qualifia les perturbateurs de gens « ignares ». Le juge en chef de la Cour suprême, Warren Burger, évoqua les troubles avec désapprobation au cours d’un appel à la courtoisie.
Certains commentateurs qualifièrent les perturbateurs de totalitaires. Voyant dans la perturbation « le cri des sauvages », l’historien Oscar Handlin compara la « haine visible » sur les visages des meneurs à « la haine que nous avons vue sur trop d’autres visages, à d’autres époques et en d’autres lieux – c’est-à-dire en Allemagne, le 9 novembre 1938 », référence à la Nuit de cristal orchestrée par les Nazis. De même, le journaliste du Globe, Daniel J. Rea, rendit compte de l’événement dans lequel il perçut « la vacuité dans le visage qui personnifiait les Jeunesses hitlériennes des années 1930 et la Garde rouge de la Grande Révolution culturelle de Mao ». Cornelius Dalton du Boston Herald Traveller compara les tactiques des perturbateurs à « celles utilisées par les troupes d’assaut nazies » et qualifia l’incident de « coup le plus préjudiciable porté depuis longtemps à la cause de la paix ».
Plusieurs professeurs soulignèrent la gravité de l’incident. Le physicien Bruce Chalmers, 63 ans à l’époque, observa que « la gravité avec laquelle vous considérez cet incident dépend beaucoup de votre âge. Plus vous êtes âgé, plus il vous apparait comme grave. » Cox déclara qu’il « ne pouvait pas surestimer le sérieux avec lequel nous considérons cet incident. Rien de plus important ni de plus triste ne s’est produit ici à Harvard depuis très, très longtemps. » John T. Dunlop, doyen de la faculté des Arts et des Sciences et ancien secrétaire au Travail, a déclaré que « l’interruption du colloque fut la chose la plus grave qui se soit produite à Harvard depuis que je suis ici » (Il était arrivé en 1938, soit 33 ans plus tôt).
Signe de l’extrême bouleversement de la faculté, le doyen Dunlop envoya aux membres du corps professoral un mémo inhabituel et peut-être unique dans l’histoire de Harvard, les exhortant à aborder avec les étudiants le sujet de la liberté d’expression : « Les déclarations publiques seules ne suffisent pas. Le calme et la discussion raisonnée entre personnes est nécessaire pour influencer nos étudiants. De nombreux étudiants et même certains membres du personnel enseignant, n’acceptent pas la proposition selon laquelle la liberté académique exige la libre expression de tout point de vue. … J’espère que vous prendrez un peu de temps dans les tout prochains jours pour discuter avec les étudiants … de ces questions capitales. »
Sanction
Sur le plan pratique, les administrateurs de l’université prirent deux mesures contre les perturbateurs à savoir, un dépôt de plaintes au pénal contre deux d’entre eux devant un tribunal de Cambridge et l’ouverture d’une procédure interne contre l’ensemble des perturbateurs par un organe de Harvard connu sous le nom de Committee on Rights and Responsibilities (CRR, Comité des droits et responsabilités).
Sans tapage, le tribunal du troisième district reconnut deux étudiants coupables de perturbation et les condamna à des peines de prison. Les audiences et les verdicts du CRR furent beaucoup plus litigieux et devinrent la pomme de discorde depuis le moment où le Contre-colloque prit fin, le 26 mars, jusqu’à la lecture du verdict du CRR, 70 jours plus tard, le 4 juin. Dans un éditorial, le Crimson stigmatisa les audiences du CRR en les qualifiant de « chasse aux sorcières » constituée « d’éléments de preuves médiocres, de témoignages vagues, de procédures approximatives et d’une indifférence à la vérité ». Le futur rédacteur en chef et chroniqueur du Washington Post, David Ignatius, demanda à n’appliquer « aucune sanction ». Trente-deux membres du corps professoral signèrent une lettre ouverte déclarant que « toute sanction de la part de l’Université serait inacceptable ».
Parmi les partisans de la plus sévère sanction à l’encontre des perturbateurs figuraient Elliott Abrams, plus récemment envoyé spécial des États-Unis au Venezuela et en Iran, qui écrivit : « La liberté d’expression à Harvard est une chose que nous ne devons pas mendier mais sur laquelle nous devons insister. … Le fait de rester tranquille pendant que des gangs de voyous extrémistes frappants et hurlants détruisent la liberté d’expression à Harvard, est un crime moral. … Nous devons exiger leur expulsion de notre université. » Le futur candidat à la présidentielle Alan L. Keyes fit valoir que les perturbateurs « devaient être punis avec toute la sévérité dont l’Université peut user ».
Au bout du compte, à peine neuf étudiants furent déclarés coupables de perturbation par le CRR, soit environ 1% de ceux qui avaient effectivement interrompu la réunion. Sur ces neuf, quatre firent l’objet d’une exclusion temporaire, trois d’une exclusion avec sursis et deux d’un avertissement. Le SJP requit pour les groupes de gauche qui avaient planifié la perturbation une interdiction définitive de l’utilisation des infrastructures universitaires, une requête que l’administration rejeta au motif qu’« il n’existe aucun élément indiquant que ces ‘organisations’ ont interdit l’exercice de la liberté d’expression ».
En d’autres termes, les sanctions se limitèrent à des peines symboliques. Les mots durs, les références aux grands principes et les avertissements sur l’avenir ne furent pas traduits en action. La réponse de Harvard fut aussi dure dans les mots que faible dans les actes. En ce sens, Stephen P. Rosen, alors nouveau membre du SJP et actuellement professeur de sécurité nationale et d’affaires militaires à Harvard, prédit de façon pertinente, quelques jours après l’événement, que le bouillonnement d’indignation s’éteindrait bien vite : « Notez bien ce que je dis : quand cette vague soudaine d’indignation vertueuse aura passé, l’université oubliera tout [du colloque] du week-end dernier. Le printemps passera sur nos têtes, le semestre scolaire se terminera et la vie reprendra son cours normal, comme si rien n’avait vraiment eu lieu. »
Je fis moi-même l’expérience de cette mollesse ayant porté plainte contre trois étudiants, Bonnie Bluestein, Martin H. Goodman et John McKean. L’affaire contre Bluestein fut mémorable car je fus longuement mis à la question par un Alan Dershowitz alors âgé de 32 ans. Celui qui allait devenir célèbre en tant que professeur de droit déploya avec succès ses formidables compétences juridiques pour convaincre le CRR que son client était innocent de la perturbation dont j’avais été personnellement témoin (sur ces perturbations étudiantes Dershowitz opéra, un demi-siècle plus tard, un virage à 180 degrés).
Le troisième prévenu, McKean, était étudiant à la Graduate School of Education, raison pour laquelle son audition fut diligentée par les professeurs de cette faculté, ce qui était encore plus frustrant que si ça avait été le CRR. Je me plaignit de mon expérience à ce sujet auprès du doyen de l’école d’éducation :
Lors de l’audience tenue le 20 mai par le Conseil de discipline étudiante de la faculté, M. McKean n’a pas nié avoir pris une part active à la perturbation, il s’est même dit fier de ses actions. Par conséquent, il n’a pas choisi de se défendre contre les éléments de mon accusation mais a justifié sa conduite sur une base politique, affirmant que la nature du contre-colloque faisait de la perturbation une nécessité. C’est à mon grand regret que le Conseil de discipline a choisi d’entendre les arguments politiques de M. McKean, étant donné que mon accusation portait sur un acte d’inconduite sans rapport avec la politique.
Mon appel tomba dans l’oreille d’un sourd. McKean ne se vit infliger aucune sanction.
Je fus également celui qui porta la seule accusation contre un membre du corps professoral. Je vis Hilary Putnam, professeur de philosophie et membre du PLP (qui salua Putnam comme un « communiste révolutionnaire »), crier pour perturber le Contre-colloque. Plus tard, il approuva la perturbation en tant que « véritable acte d’internationalisme. » Mais il s’avéra que ma plainte constituait une patate trop chaude pour la direction de l’école qui l’ensevelit sous un fatras bureaucratique d’où elle ne sortit jamais. Frustré par le manque de réponse, j’écrivit au président Pusey, l’informant que « j'[avais] vu un professeur, le Dr Hilary Putnam, perturber activement la réunion. » Un assistant du président me répondit immédiatement, accusant réception de ma lettre et m’assurant que « M. Pusey verrait votre lettre à son retour au bureau ». C’était tout. Je n’entendis plus jamais parler de ce courrier. Il convient de noter que, dans ses dernières années, Putnam – qui était, en fait, un penseur profond et éminent – dans la formulation délicate de sa nécrologie du New York Times, « avait coupé ses liens avec le [PLP] et déclaré que son adhésion à ce groupe était une erreur. »
Le Contre-colloque demeura un sujet de discussion qui fut même évoqué lors d’une audience organisée à la Chambre des Représentants en 1971 par le Comité de la sécurité intérieure au sujet du PLP . Dans son livre de 1998 intitulé Harvard Observed [Harvard sous la loupe], John T. Bethell qualifia l’incident de « violation odieuse de la liberté académique». Dans une étude de 2016 sur les préjugés anti-conservateurs dans les universités, Passing on the Right: Conservative Professors in the Progressive University [Passer sur la droite : professeurs conservateurs à l’université progressiste], Jon A. Shields et Joshua M. Dunn Sr., citent un professeur d’histoire anonyme qui, en tant qu’étudiant
glissa vers la droite après avoir été confronté à l’intolérance politique de la gauche universitaire dans les années 1960. Lui et ses amis tentèrent d’organiser un « Contre-colloque » sur la guerre du Vietnam. … Cet événement prit une mauvaise tournure. « Les gens me harcelaient », dit-il. « Ce fut une expérience vraiment cuisante. » Lors de sa dernière année, il reconnut à contrecœur qu’il n’était plus du tout accepté à gauche.
Qui furent les vainqueurs et les vaincus ?
Lors du Contre-colloque, quel camp l’emporta et quel camp fut vaincu ?
À court terme, les radicaux remportèrent un succès tactique en mettant fin à l’événement, un acte dont ils se vantèrent ouvertement : pour le PLP, « le fait d’avoir contraint ces monstres impérialistes à partir la queue entre les jambes est une énorme victoire. » Le SDS qualifia cette perturbation de « défaite politique claire pour le gouvernement américain et l’administration de Harvard ». Au cours du mois, les radicaux produisirent un film célébrant l’événement et intitulé Sanders Theatre Victory.
En regardant la situation dans son ensemble, un large consensus se dégagea au printemps 1971 sur le fait que le comportement déplorable des radicaux avait nui à leur cause et aidé le camp pro-guerre. Comme l’écrivait un étudiant au Crimson, la perturbation avait permis aux organisateurs de l’événement d’en « tirer un profit bien plus grand que celui que leur auraient procuré leurs discours. » C’est en effet ce que nous avons réalisé. De longs articles savants furent publiés avec référence à la une du New York Times. Un membre de l’auditoire se plaignit au nom des participants silencieux et ruina le bien-fondé de la perturbation en expliquant qu’il était venu écouter et apprendre, ce que la gauche lui avait refusé. Il conclut que « la seule chose que la gauche put gagner en réduisant les orateurs au silence fut de s’aliéner certaines des personnes qui ne s’étaient pas encore fait une opinion ». Le New York Times rapporta que « une majorité d’étudiants semblent penser que la perturbation était déplorable à la fois en tant qu’acte immoral et en tant que bourde tactique ».
Le sociologue Barrington Moore, Jr. abonda dans ce sens, reprochant aux radicaux d’avoir aidé par inadvertance « une cause politiquement et moralement ruineuse ». Aryeh Neier, le chef de l’American Civil Liberties Union [Union américaine pour les libertés civiles], condamna les « tactiques dangereuses et contre-productives » de la perturbation. Dans cet esprit, Newsweek parla de la victoire des radicaux comme d’une victoire « à la Pyrrhus ». Le chroniqueur du New York Times, Lewis, estima que les partisans de la guerre au Vietnam « pourraient tirer profit précisément de tels excès ». Le Boston Globe conclut que les perturbateurs « nuisent de façon incommensurable » aux efforts visant à mettre fin à la guerre américaine au Vietnam.
Quand on les analyse 50 ans après, ces événements apparaissent toutefois d’une façon très différente. La composition de très haut vol du Contre-colloque – pour lequel avait été réservée la plus grande salle de la plus importante université du pays afin de prendre à bras le corps le problème le plus brûlant de la décennie – eut pour corollaire l’impact considérable de la quasi-impunité des perturbateurs. Ce fut là un message puissant envoyé à la gauche, un message que celle-ci intégra et développa parfaitement. Pour reprendre les mots de Saul Alinsky (dont les Règles pour les radicaux furent, hasard des choses, publiées en 1971), « Maintenez la pression. Ne la relâchez jamais ». Par conséquent, dans le contexte actuel, un événement comme le nôtre – consistant à plaider publiquement sur les campus en faveur d’une cause extrêmement impopulaire – est hors de question. Un tel projet serait étouffé dans l’œuf par les administrateurs pour des raisons techniques ou logistiques.
La façon dont les radicaux considèrent désormais une institution comme Harvard démontre ce changement. En 1971, ils décrivaient l’université comme l’ennemi d’une manière inconcevable en 2021. Le PLP déclara que « Harvard, comme toutes les universités, ne sert que la classe dirigeante ». Le SDS était du même avis : « L’université soutient le ‘droit’ des bouchers » tels que Henry Kissinger, Samuel Huntington et Richard Nixon. Le PLP plaça une annonce dans le Crimson demandant : « L’Université de Harvard est-elle un forum ouvert d’idées, comme le prétend l’administration, ou un poste de commandement pour l’impérialisme ? Qui devrait être expulsé ? … Nous disons : expulsez les criminels de guerre comme Huntington et Kissinger. » Ensemble, le PLP et le SDS accusèrent l’administration universitaire de vouloir « la liberté pour elle-même de continuer à exploiter et à opprimer les peuples du monde ». Comme le disait le PLP, « Harvard agit ici [à Cambridge] et partout dans le monde pour priver les travailleurs de tout, y compris de leur vie ». Détestant le capitalisme et oublieux des faits, le PLP fit même référence aux « doyens milliardaires » de Harvard, une description singulière à une époque où les États-Unis ne comptaient pas de milliardaires et où la dotation de Harvard elle-même venait juste de franchir la barre du milliard de dollars.
Aujourd’hui, aucun gauchiste ne ferait de telles déclarations, car les universités alimentent les idées de la gauche et lui servent d’arsenal. Cet événement qui s’est produit il y a longtemps a ainsi aidé à ouvrir la voie à l’université de gauche monochrome que nous connaissons aujourd’hui. En 1971, le codirigeant du SJP, Arthur Waldron, à présent professeur de relations internationales à l’Université de Pennsylvanie, nota avec perspicacité comment « l’esprit répressif de la gauche a conduit de nombreux professeurs à ‘réduire la voilure’ ». Il s’avère que ce type de pensée s’est inscrit dans la durée et explique en grande partie la lâcheté actuelle du corps professoral.
Charles Lipson de l’Université de Chicago note qu’à l’heure actuelle, personne sur les campus universitaires ne préconise le génocide, l’esclavage ou la pédophilie mais plutôt « des opinions impopulaires sur des sujets tels que les admissions fondées sur le mérite, l’action positive, la compétition transgenre dans les sports féminins, l’avortement et le soutien à Israël. » Bien qu’il s’agisse à chaque fois de sujets légitimes au niveau du pays en général, « ce n’est pas le cas au niveau des campus universitaires, où les ‘mauvaises opinions’ ne sont pas que des opinions minoritaires. Elles sont verboten, tout comme les gens qui osent les exprimer. Contester ce conformisme répressif expose à la condamnation, rompt les amitiés et menace les carrières. Il n’est guère surprenant que peu sont ceux qui se lèvent pour la contester. »
Quelques jours à peine après la publication du rapport du CRR, Nathan Pusey prononça son dernier discours inaugural en tant que président de Harvard. Il rappela les grands espoirs des universités en 1945 et leurs réalisations, puis enchaîna sur une note sombre :
Nos rêves ont donc guidé notre travail. Les efforts n’ont pas exactement donné ce que nous avions espéré. Pas encore, du moins. Mais à présent, un changement s’est produit et, comme cela arrive si souvent avec la météo, le changement s’est accompagné de tempêtes. Les universités ne sont plus universellement admirées. En effet, certains en sont même venus à les considérer moins comme des institutions libératrices que comme la source de maux dont la société doit se libérer. Le grand public témoigne d’une estime moins grande pour les facultés universitaires. … Il ne fait aucun doute que l’enseignement supérieur entre dans une nouvelle période très différente et, semble-t-il, très troublée.
Pusey conclut en notant que « puisque nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, remettent en question la valeur des universités … on pourrait aisément s’attrister en pensant à l’avenir de celles-ci. » Et ces nombreuses personnes auraient raison.
ADDENDA
1. Pour de plus amples informations : (a) un enregistrement audio du Contre-colloque de 41 minutes, ici ; (b) le film de Harvard, d’une durée de trois minutes, sur l’événement, ici ; (c) de la documentation écrite, y compris des coupures de presse, des déclarations universitaires, des dépliants, des lettres, ici ; et (d) mon compte rendu détaillé de l’événement écrit le lendemain, ici.
2. Charles Schumer a ridiculisé les perturbateurs qui tentaient d’éviter les conséquences de leurs actes : lors de procédure judiciaire, « la plupart des perturbateurs semblaient désormais concentrer leur indignation morale sur des questions juridiques mineures. Ainsi, lorsqu’ils étaient accusés d’avoir chanté à 20h22, le manifestant piquait une colère car, en fait, il chantait à 20h24. » Le PLP abondait en son sens, condamnant également la lâcheté de prétendre d’avoir « simplement scandé « Que les bouchers parlent », « ou nié qu’ils avaient beaucoup chanté, ou quelque chose de semblable. »
3. Contrairement à aujourd’hui, la gauche en 1971 n’a pratiquement pas mentionné Israël, les Palestiniens, le Moyen-Orient ou l’Islam. Au contraire, un dépliant du PLP utilisait un langage qui sonne de façon très étrange aujourd’hui, comme déclarer que « la dictature du prolétariat est la seule solution ». Un autre a appelé « la classe ouvrière internationale et ses alliés [à] détruire complètement la bourgeoisie ». Les objectifs classiques comme la dictature du prolétariat ou la destruction de la bourgeoisie ont été remplacés par les objectifs apparemment plus raisonnables mais insidieux des droits des transgenres et de Black Lives Matter.
4. La réponse insignifiante à la perturbation de mars 1971 a contrasté avec celle donnée deux ans plus tôt, lorsque, en avril 1969, Pusey a appelé la police pour expulser les occupants d’un bâtiment administratif. Les doyens chassés de leurs bureaux comptaient manifestement beaucoup plus que le débat sur la guerre du Vietnam. Waldron voit dans ce contraste l’effondrement de la mission de l’université. « Supposons qu’au lieu de bafouer la liberté d’expression, la foule ait tenté de pénétrer par effraction dans le musée pour briser des vases anciens et lacérer des peintures de la Renaissance. La réaction de l’université aurait été bien plus dure. Or briser des droits est certainement pire que détruire des artefacts. L’université avait déjà changé en 1971, et ce changement s’est ensuite régulièrement poursuivi au point qu’il n’existe plus d’institutions véritablement intellectuelles. »
5. De nombreuses personnalités de l’époque se sont engagées dans les questions soulevées par le Contre-colloque. Comme indiqué, Derek Bok, Warren Burger, Archibald Cox, John Dunlop, Oscar Handlin, Anthony Lewis, Barrington Moore, Aryeh Neier, Nathan Pusey et Hilary Putnam l’ont commenté publiquement, tout comme l’historien spécialiste de la Russie Richard Pipes (il a ridiculisé l’argumentation favorable à la perturbation). Parmi les futures personnalités éminentes, il y avait Elliott Abrams, David Ignatius, Alan Keyes, Stephen Rosen, Charles Schumer et Arthur Waldron. Alan Dershowitz et Harvey Silverglate ont défendu les perturbateurs (Ce dernier me dit à présent qu’il considère qu’ils se sont mal comportés mais qu’il soutient le fait de les avoir représentés).
6. Inversement, les recherches effectuées dans le cadre de cet article ont conduit à faire le constat étrange qu’un certain nombre d’individus ayant acquis une visibilité en raison du Contre-colloque ont disparu par la suite. Citons à titre d’exemple le fait que pratiquement toutes les citations sur les moteurs de recherche pour John T.Berlow et Daniel E. Teodoru remontent aux environs de 1971.
7. Laszlo Pasztor, Jr. et Arthur N. Waldron ont co-présidé le SJP. Le petit groupe comprenait également Peter Barzdines, Douglas Cooper, Frederick Holton, John Moscow, John Preston et Stephen P. Rosen. Ayant rempli la charge de trésorier, je peux indiquer que l’organisation de l’événement a coûté en tout et pour tout 564,26 dollars, soit pas grand-chose, même en comptant en dollars de 1971.
M. Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) a été diplômé du Harvard College en 1971. © 2021. Tous droits réservés.