Consul du Portugal à Bordeaux en 1940, Aristides de Sousa Mendes délivra des visas à tous les réfugiés qui se présentaient à lui. Bravant les ordres donnés par Salazar, ce « juste » a permit ainsi à 30 000 personnes dont 10 000 juifs d’échapper au nazis.
Celui-ci, né le 19 juillet 1885 à Cabanas de Variato, à 350 km de Lisbonne, dans une riche famille aristocratique, profondément catholique, arrive à Bordeaux en 1938 après une carrière diplomatique qui l’a mené de Zanzibar aux Etats-Unis en passant par le Brésil. Propriétaire d’un superbe château dans sa ville natale, père de quatorze enfants, portant beau, d’une élégance sobre, il a fait ses études à l’université de Coïmbra avec Antonio de Oliveira Salazar, qui a installé un pouvoir autocratique à Lisbonne en 1932
En mai 1940, fuyant les forces allemandes, des centaines de milliers de réfugiés se retrouvent à Bordeaux. Beaucoup se massent devant l’ambassade du Portugal. En dépit de ses accointances idéologiques avec les puissances de l’Axe, le pays est resté neutre. Pour tous ceux qui craignent l’ombre terrible qui s’étend sur l’Europe, Lisbonne devient alors la ville qu’il faut atteindre coûte que coûte. Les uns pour y rester, les autres pour s’embarquer vers le Nouveau Monde. L’essentiel est de partir.
« Ils entraient et ils sortaient, témoigne Cesar Mendes, le neveu du consul. Ils dormaient sur des chaises, sur le plancher, sur des couvertures (…). Même les bureaux du consul étaient bondés de réfugiés, épuisés, fatigués à en mourir parce qu’ils avaient passé des jours et des nuits dans la rue, dans l’escalier et, enfin, dans les bureaux. Ils ne pouvaient plus satisfaire leurs besoins, ne mangeaient ni ne buvaient par crainte de perdre leur place dans la queue. »
Dans « Le consul proscrit », le remarquable documentaire de Téréza Olga, réalisé en coproduction par la Radio-Télévision portugaise et France 3 Aquitaine, le fils de rabbi Jacob Kruger, un rabbin anversois, raconte qu’Aristides de Sousa Mendes avait offert l’hospitalité à son père et à sa famille, sans même les connaître. Et c’est la conversation entre le rabbin et l’aristocrate catholique qui allait tout faire basculer. « Je vais essayer de vous aider et de vous faire partir avec votre famille », dit Sousa Mendes. « Ce n’est pas seulement moi qu’il faut aider, mais tous mes frères qui risquent la mort », répond rabbi Jacob Kruger. « Alors, raconte Pedro Nunes Sousa Mendes, mon père sembla si fatigué ! Il se coucha et resta prostré pendant trois jours. »
Et puis, tout d’un coup, après avoir décrété qu’il donnerait des visas à tout le monde, Aristides de Sousa Mendes se met au travail. Aidé de Rabbi Jacob Kruger et de sa femme, de ses deux fils les autres sont restés au Portugal , il va, en quelques jours, signer des milliers de visas. « Mon père, raconte le fils de Jacob Kruger, descendait dans la rue, sans sa calotte, ce qui ne lui était jamais arrivé, prenait les passeports par poignées, et les remontait pour les faire signer par Aristides. » La réserve de formulaires est épuisée ? Qu’à cela ne tienne, on utilise des feuilles blanches, puis des petits bouts de papier. L’essentiel est que chaque visa porte le sceau consulaire et la signature de Sousa Mendes.
Celui-ci signe de huit heures à trois heures du matin. Parmi les milliers d’anonymes, quelques personnes célèbres. Charles Oulmont, écrivain et professeur à la Sorbonne, très riche, qui, selon Cesar Mendes, avait avec lui « quatre sacs de pommes de terre pleins d’or pur » et promit à Sousa Mendes la moitié de sa fortune pour obtenir des visas. Otto de Habsbourg, qui se souvient « des milliers de documents estampillés ». Plusieurs ministres du gouvernement belge en exil. Le pianiste Norbert Gingold. Salvador Dali, qui, avec Julien Green ou Jacques Audiberti, se trouvait aussi à Bordeaux en 1940, a vraisemblablement obtenu un visa signé Sousa Mendes pour se rendre à Lisbonne puis à New York. Retrouvé par Téréza Olga, Henri Zvi Deutsch résume tout en une seule phrase : « Il y avait l’espoir de ceux qui montaient l’escalier du consulat du Portugal et la joie de ceux qui redescendaient avec leur visa en main. »
A Lisbonne, les autorités s’inquiètent. Et font savoir à Aristides que « toute autre erreur sera considérée comme de la désobéissance et entraînera un procès disciplinaire ». Salazar, qui cumulait alors les fonctions de premier ministre et de ministre des affaires étrangères, avait donné l’ordre aux consulats portugais de ne pas délivrer de visa aux personnes arrivant des pays de l’Est envahis par les Allemands, aux « suspects d’activités politiques contre le nazisme » et aux juifs. Il faut éviter l’entrée au Portugal des « gens indignes ». Sousa Mendes, lui, s’appuie sur la Constitution de son pays, qui nie toute discrimination. « S’il me faut désobéir, ajoute le consul, je préfère que ce soit à un ordre des hommes qu’à un ordre de Dieu. » Il se sent investi d’une mission. « Si autant de juifs, ajoutera-t-il, peuvent souffrir au nom d’un catholique, Hitler, il n’y a rien de choquant à ce qu’un autre catholique souffre pour tant de juifs. »
Le 22 juin, la France capitule. Les réfugiés de Bordeaux savent qu’ils n’ont plus que quelques jours, quelques heures, avant l’arrivée des Allemands. Alors que le consul et son équipe improvisée accélèrent encore le rythme de délivrance des visas, le gouvernement portugais envoie deux fonctionnaires à Bordeaux pour ramener l’impétrant à Lisbonne, sous prétexte de protéger sa sécurité. Sousa Mendes est obligé d’obtempérer. Sur le chemin du retour, à Bayonne, le consul voit une foule amassée devant le consulat du Portugal. Il fait arrêter la voiture, descend, et demande des informations au vice-consul. Celui-ci, légaliste, respecte les ordres du gouvernement. « Je suis encore votre supérieur », rétorque Sousa Mendes, qui, avec le sceau du vice-consul, reprend la signature de nouveaux visas. « Il donnait des visas, debout, dans les escaliers, et même dans la rue », raconte une voisine de l’époque. « Nous avions mis tous nos passeports dans un grand sac, témoigne David Bromberger, qui était enfant à l’époque, et quelle ne fut pas notre joie, avec mes frères et mes parents, de voir revenir le sac avec nos passeports estampillés ! »
Mis au courant, le ministre des affaires étrangères envoie à Bayonne un homme de confiance de Salazar. Sousa Mendes repart. Au poste frontière d’Hendaye, il voit des réfugiés, auxquels il avait donné des visas à Bordeaux, qui ne peuvent entrer en Espagne, les frontières de la péninsule ayant été fermées. « Mendes, écrit Gérald Clark, leur fait signe de le suivre dans une petite auberge toute proche, où il réclama du papier et se mit à fabriquer de nouveaux visas. » Des visas bien particuliers, en fait quelques lignes sur papier libre, priant, « au nom du gouvernement portugais, les autorités espagnoles de laisser le porteur traverser librement leur territoire. « Seule la signature authentifie le document.
Le plus invraisemblable se produit alors. Mendes demande aux réfugiés de le suivre et ordonne à son chauffeur de rouler tout doucement et de prendre une route de campagne. Lors d’un précédent voyage, il avait repéré un petit poste frontière, perdu, sans téléphone. L’extraordinaire convoi se met alors en route, le consul dans sa voiture, suivi de plusieurs centaines de réfugiés. « Je suis le consul du Portugal, ces gens possèdent un visa conforme pour gagner le Portugal », dit Mendes au policier, qui n’a pas encore reçu les nouvelles instructions de Madrid et laisse passer tout le monde.
Le châtiment ne va pas tarder. Le 30 octobre 1940, Salazar condamne Sousa Mendes à un an d’inactivité, à la diminution de moitié de ses appointements, avant sa mise à la retraite. Cela, au terme d’un procès disciplinaire, dont les pièces, mises sous scellés, car elles révélaient la politique antisémite de Salazar, viennent d’être retrouvées. L’acte d’accusation contre Mendes reproche notamment à celui-ci d’avoir « déshonoré le Portugal devant les autorités espagnoles et devant les forces allemandes d’occupation ». « Mon seul objectif était de sauver des gens dont la souffrance était imprescriptible », répond Mendes dans sa lettre de défense.
« J’ai toujours honoré, poursuit-il, la mission qui m’était confiée et toujours défendu l’honneur de notre nom et son prestige. » Et de citer une longue liste de ceux qu’il avait aidés : « Hommes d’Etat, professeurs, princes de sang, femmes et enfants anonymes (…). J’ai toujours reçu d’elles paroles de respect et de considération pour le Portugal, pays hospitalier et accueillant, le seul en Europe où ils pouvaient trouver tranquilité (…). Pour ma conscience, leurs paroles représentent la plus précieuse récompense. » Sousa Mendes conclut : « Je ne pouvais faire des distinctions entre les nationalités, les races ou les religions, étant donné que j’obéissais à des raisons d’humanité qui, elles, ne font pas de distinction entre les nationalités, les races ou les religions. »
Les sanctions, les humiliations, les mesquineries, vont alors tomber sur le consul. Non seulement il est mis à la retraite, mais on lui interdit, à lui, le juriste, de plaider. Il ne peut pas conduire, son permis ayant été délivré à l’étranger. Grâce à l’aide de la communauté juive de Lisbonne, il peut envoyer certains de ses enfants aux Etats-Unis, et deux de ses fils feront partie des parachutistes qui sauteront sur la Normandie. On voit souvent Sousa Mendes et sa famille à la cantine juive de Lisbonne. « J’aidais souvent ma tante qui y travaillait, raconte Isaac Bitton. Un jour, nous avons vu arriver un homme en costume noir et avec un chapeau ; éblouis par sa prestance, nous lui avons dit que la salle à manger pour les Portugais était à un autre étage et qu’ici, c’était pour les réfugiés. Il nous a regardés, a souri et a dit : « Nous aussi, nous sommes des réfugiés.« «
A la Libération, dans l’euphorie, Aristides de Sousa Mendes demande sa réhabilitation. Si Salazar et son administration vantent l’aide du Portugal aux réfugiés, ils n’ont pas pardonné au consul. Celui-ci demande au cardinal-patriarche de Lisbonne d’intervenir auprès de Salazar. « Le mieux serait de prier Notre-Dame de Fatima », répond le prélat. La vie de Sousa Mendes va être de plus en plus difficile. Il a vendu tous ses biens, beaucoup de ses amis l’abandonnent, sa femme meurt en 1948, sa famille se disloque. Un seul de ses quatorze enfants reste au Portugal, tous les autres émigrent, avec plus ou moins de bonheur. « Beaucoup d’entre eux ont connu misère et désespoir », explique un des enfants, Sebastien Mendes. Lorsqu’il meurt, le 3 avril 1954, à soixante-neuf ans, dans l’hôpital tenu par les pères franciscains de Lisbonne, Aristides de Sousa Mendes Do Amaral e Abranches n’a plus aucune tenue convenable et c’est dans une bure de franciscain qu’il sera porté en terre.
En 1966, à Jérusalem, l’Institut Yad Vashem fait de Sousa Mendes un « juste parmi les nations » et plante un arbre à sa mémoire. Il faudra pourtant attendre 1987 près de cinquante ans après son départ de Bordeaux ! pour que les autorités portugaises le réhabilitent. En 1974, après la « révolution des oeillets » qui mit fin à la dictature, un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères demanda bien la réhabilitation de Sousa Mendes, mais sa hiérarchie lui fit comprendre que le consul avait commis la pire des fautes pour un fonctionnaire : la désobéissance. En mars 1995, un sous-secrétaire d’Etat à l’immigration, chargé de représenter le gouvernement à une cérémonie d’hommage à Sousa Mendes, prit bien soin de préciser qu’il ne voulait pas « cautionner par sa présence la manière dont ce consul s’était formellement acquitté de ses fonctions ».
Le 4 juillet 1940, Oliveira Salazar n’avait-il pas reproché à Sousa Mendes d’avoir osé « mettre ses impératifs de conscience au-delà de ses obligations de fonctionnaire » ?
Tout était dit.
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/shoah-les-derniers-temoins-racontent/article/2005/08/18/le-consul-qui-sauva-trente-mille-personnes_679757_641295.html#HYIkwmCCoUPQZbMM.99