Comprendre le mode d’escalade à l’iranienne
Les tensions augmentent avec la République islamique d’Iran. Le 12 mai, les reportages de presse abondaient, affirmant que quatre pétroliers – dont deux opérant sous pavillon saoudien – étaient soumis à un «sabotage» près d’une grande voie navigable internationale. À la suite de l’incident, des responsables américains anonymes ont déclaré à la presse que c’était là le travail de Téhéran ou de ses séides, tandis que d’autres déclaraient publiquement qu’il était grand temps de clarifier la politique iranienne des Etats-Unis. Le reportage de CBS News en date du 15 mai révèle que le secrétaire d’État américain Mike Pompeo pense que Washington connaîtra la réponse à la question de savoir qui était directement responsable des attaques «dans les heures et les jours à venir».
Où l’attaque s’est-elle produite et contre qui?
Les attaques auraient eu lieu près de la côte ouest du golfe d’Oman, près de la ville portuaire de Fujairah, dans les Émirats arabes unis. Fujairah se situe au sud du détroit d’Hormuz, qui est une importante voie de transit internationale pour les pétroliers et les navires de commerce se rendant dans le golfe Persique. Les quatre pétroliers qui auraient été visés opéraient sous les drapeaux de l’Arabie saoudite (Amjad, Al Marzoqah), des Émirats arabes unis (A.Michel) et de la Norvège (Andrea Victory). Les images qui circulaient dans la presse comme preuve de l’attaque montraient presque exclusivement l’Andrea Victory, qui avait un trou creusé dans la coque à la hauteur de la ligne de flottaison. Selon les enquêteurs militaires qui ont parlé à l’AP, il y avait des trous dans chaque navire, qui auraient chacun une hauteur de 1, 50 m à 3 m. The Drive a rapporté que malgré une déclaration de responsables saoudiens au sujet de dommages «importants», il n’y avait aucune preuve photographique des dégâts sur les deux pétroliers saoudiens – un seul d’entre eux transportant du pétrole.
Quelle sorte d’attaque a eu lieu?
Les médias pro-iraniens auraient été les premiers à affirmer qu’il y avait eu plusieurs explosions dans le port de Fujairah dimanche dernier. Bien que ces informations aient par la suite été réfutées, certains responsables iraniens, tels que le président de la Commission de la sécurité nationale et de la politique étrangère du Parlement (iranien), ont utilisé lesinformations sur les explosions pour dire que «la sécurité du sud du golfe Persique» s’apparentait à du «verre» (fragile). La nature cryptique du reportage dimanche dernier, même en anglais dans la presse occidentale, qui continuait à faire référence à la notion de «sabotage» ou une «attaque» sur les pétroliers sans détails ni descriptions claires, a ajouté à la confusion.
Grâce au processus d’élimination, il est possible d’affiner le type d’attaque mené contre l’Andrea Victory (dans la grande probabilité qu’il provienne d’Iran ou d’un groupe terroriste supplétif soutenu par l’Iran) en fonction de ce que l’on sait sur les stratégies, les capacités et les intentions de Téhéran., ainsi que grâce à l’assistance fournie par les rapports en open source, au fur et à mesure que l’affaire se développait. Ce processus d’élimination conduit à la conclusion que des analystes indépendants et des autorités américaines anonymes ont récemment avancée : des «mines» ont probablement été utilisées, probablement par une équipe de plongeurs de l’armée iranienne.
Premièrement, même sans voir aucune image des dommages causés à la coque de l’Andrea Victory, il serait extrêmement improbable que le régime, ou l’un de ses supplétifs, ait tiré un missile, qu’il s’agisse d’un missile de croisière anti-navire (ASCM) ou un missile balistique anti-navire (ASBM), depuis le territoire iranien contre ces navires. Alors que l’Iran possède bien un arsenal ASCM (dont beaucoup sont des copies ou des variantes d’ASCM fournis par les Chinois) et ASBM (qui sont des variantes iraniennes, d’un seul étage à combustible solide et à courte portée, des missiles balistiques appelé le Fateh-110), un tel lancement serait incompatible avec l’approche plus progressive et par étapes de l’Iran en matière d’escalade. Il indiquerait également clairement une adresse sur laquelle frapper, pour ceux qui voudraient exercer des représailles contre le régime, pour une attaque aussi crasse et manifeste contre un navire civil. Décrypter une image de la coque endommagée de l’Andrea Victory éliminerait également cette option, étant donné que même les projectiles à courte portée de l’Iran (utilisés dans les exercices militaires plus anciens) portent une tête explosive susceptible de laisser un trou plus grand.
Ensuite, bien qu’il soit plausible uniquement en raison de la référence aux «charges explosives» dans un article de l’AP , ainsi que d’images peu claires rendant difficile au départ de déterminer si le métal dans la coque était soufflé vers l’intérieur ou soufflé vers l’extérieur, reste la possibilité d’une bombe posée à bord du navire. Mais pour que cela soit vrai, cela devrait vouloir dire que l’endroit où la coque a été déchirée (là où la ligne de flottaison est située) devrait être accessible de l’intérieur du bateau, ce qui est probablement impossible. De plus, le niveau de coordination requis et les chances d’être rattrapés seraient considérablement plus importants dans ce cas, ce qui rendrait plus difficile le travail en peu de temps.
En éliminant l’idée des missiles lancés depuis la côte iranienne et les explosifs placés à la main, et en l’associant à une image plus claire de l’Andrea Victory une sorte d’attaque à la grenade propulsée par roquette pourrait être possible, mais elle n’est pas la plus convaincante. Il serait difficile d’imaginer que l’Iran ou un supplétif soutenu par l’Iran puisse tirer un RPG directement sur la ligne de flottaison de la coque et éviter tout témoignage public sur l’observation de ces engins d’attaque rapide.
Cela laisse en lice une arme éprouvée et testée par l’Iran : l’usage de mines navales. L’Iran s’était auparavant engagé dans des opérations à l’aide de mines dans le golfe Persique, ce qui constituait un moyen d’ empêcher le transport de certains États du Golfe, tels que le Koweït et l’Arabie saoudite, aux côtés de l’Irak pendant la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Les compétences de l’Iran en matière d’utilisation de mines navales se sont développées au fil des ans, tout comme les stocks de mines du pays. Les deux types de sous-marins de l’Iran, le Fateh de classe sous-marine et le Ghadir de classe mini-sous-marine ont la capacité de transporter et de poser des mines. Compte tenu de ce qui a été rapporté à propos de ces mines collant à la coque du navire, une opération visant à coller les mines aux coques des navires par des plongeurs iraniens ou pro-iraniens semble plus probable, mais soulève également de nouvelles questions sur les capacités des plongeurs de la marine de Téhéran.
Pourquoi le timing est-il important et pourquoi l’Iran (ou une force soutenue par l’Iran) l’aurait-il fait?
Les attaques contre les navires font suite à une intensification de la pression américaine sur l’Iran, en particulier au mois d’avril. Le mois dernier, l’administration Trump a pris plusieurs mesures historiques telles que la levée de toutes les dispenses de sanctions pétrolières et la désignation officielle du Corps des gardiens de la révolution islamique (IRGC) en Iran, comme étant une organisation terroriste étrangère (FTO). Ces mesures, conjuguées aux difficultés économiques globales causées par le rétablissement des sanctions au cours de l’année écoulée, ont peut-être incité Téhéran à adopter une approche différente (progressivité de l’escalade par opposition à la patience stratégique) face à la politique de « pression maximale » de Washington qui entre dans sa deuxième année.
Dans la période qui a précédé le 8 mai (le premier anniversaire du moment où les Etats – Unis se sont retirés de l’accord nucléaire avec l’Iran et ont commencé leur campagne de pression économique), les responsables américains ont utilisé leurs moyens d’intimidation, en relayant dans les médias que l’ Amérique augmente la présence de ses atouts militaires dans le golfe Persique en réponse aux nouvelles menaces de l’Iran ou de groupes soutenus par l’Iran. Bien qu’on ait révélé par la suite qu’une partie du déploiement militaire américain était déjà programmée et qu’elle compensait les faiblesses de la position des forces américaines dans la région en 2018 (en ce qui concerne les porte-avions et la défense antimissile), le message était clair : les États-Unis tenaient, très publiquement, à renforcer leur dissuasion contre l’Iran et ils citaient le comportement problématique de l’Iran comme en étant la raison.
Le 8 mai, alors que Washington a annoncé une augmentation des sanctions contre l’ Iran – cette fois -ci sur le registre du commerce des métaux industriels – Téhéran a signalé qu’il allait progressivement limiter son adhésion à l’accord nucléaire par deux types de mesures dans les soixante jours (Le deuxième de ces calendriers, à partir des 7 et 8 juillet – si Téhéran donnait réellement suite à ses propres menaces – mettrait essentiellement la République islamique en situation de violation matérielle de l’accord). Le lendemain, le 9 mai, l’Administration maritime des États-Unis a fait savoir que le nombre de menaces pesant sur les navires opérant dans le golfe Persique augmentait. Trois jours plus tard, le 12 mai, des attaques contre des pétroliers juste au sud-est du golfe Persique ont été signalées.
Et même si l’attribution formelle et officielle est toujours en cours de traitement, l’attaque a toutes les caractéristiques d’un attentat soutenu par l’Iran ou même réalisé par l’Iran. Il est asymétrique, il peut être déniable -on peut en nier toute responsabilité – , il se situe en dessous du seuil de réponse à l’usage de la force (c’est-à-dire qu’il est conforme à la compétence de l’Iran dans la «guerre entre les zones grises»), c’est un type d’activité dans laquelle l’Iran s’est engagé auparavant, la cible est clairement un adversaire de la République islamique et le mouvement est intensément symbolique. Il existe également un parallèle historique et stratégique clair dans un autre domaine de la guerre : l’utilisation par l’Iran de dispositifs explosifs improvisés (IED) et de pénétrateurs de type explosif (EFP) contre les forces américaines et la coalition en Irak. Un responsable de l’armée américaine a évoqué à la manière d’une pré-science, cette référence aux capacités iraniennes d’utilisation des mines, en 2012, en déclarant : «Nous avons déjà eu affaires à ce genre de choses, là-bas, nous appelons cela un EEI (-engin explosif improvisé) ». Le retour de l’Iran au secteur d’activité des mines peut être interprété comme une exportation de sa méthode efficace de combat à basse intensité et de terrorisme, appliquée à la guerre navale.
Si l’Iran avait pris la décision d’attaquer des navires civils transportant du pétrole, cela aurait pu constituer un moyen d’endommager les expéditions mondiales de pétrole sans devoir arrêter tout le trafic dans le détroit d’Hormuz. Une telle démarche découle de l’approche très progressive de l’Iran en matière d’escalade, qui implique une augmentation des coûts pour un adversaire au fil du temps, laissant le champ libre à l’escalade si ses demandes ne sont pas satisfaites, tout en cherchant à éviter un affrontement direct. En outre, compte tenu du calendrier politique susmentionné, l’attaque pourrait être considérée comme complétant – de manière dissimulée et dans un domaine différent – le calendrier de l’escalade manifeste dans le domaine nucléaire au cours de la deuxième année de pression maximale.
Un puzzle politique américain?
Les membres de l’administration Trump ont promis de tenir la République islamique pour responsable des actes de ses supplétifs. En effet, le 13 mai, le représentant spécial américain pour l’Iran, Brian Hook, a déclaré : “Téhéran sera tenu pour responsable des attaques de ses séides”.
Cependant, il existe un solide bilan bipartisan d’échecs successifs de la politique étrangère américaine face à l’Iran dans ce domaine. Même lorsque les administrations, y compris l’actuelle, cherchent à tenir l’Iran pour responsable du comportement de ses prolongements terroristes à l’étranger, le coût de la mise en œuvre de ce principe a entraîné une retenue et un recul qui risquent à leur tour de marquer une irrésolution. En effet, après les attaques contre les installations militaires et diplomatiques américaines en Irak en septembre 2018, l’administration a promis de tenir l’Iran pour responsable des actes de ses auxiliaires. Cependant, il a plutôt fermé le consulat à Basra. Plus récemment, le 15 mai, on a rapporté que Washington évacuait tout le personnel non essentiel de l’ambassade américaine à Bagdad. Selon un Journaliste du Wall Street Journal qui dirigeait auparavant le bureau de Bagdad, les États-Unis n’ont pas pris ce type de mesures, alors même que des attaques étaient perpétrées quotidiennement contre la «zone verte» (durant la guerre d’Irak) où se trouvaient les installations diplomatiques américaines.
Pourquoi le golfe Persique (et par extension le domaine maritime) est-il important?
Au-delà des simples invocations sur la sécurité énergétique, les prix du pétrole et la stabilité du marché pétrolier, voire la liberté de navigation et la défense des biens communs mondiaux, le golfe Persique est important pour la sécurité nationale des États-Unis, car il s’agit d’un des «domaines contestés» pouvant faire l’objet d’une escalade – que ce soit intentionnel ou accidentel – entre Téhéran et Washington.
C’est ici, et dans des environnements maritimes associés tels que le détroit d’Hormuz et le golfe d’Oman (et même de plus en plus en mer Rouge), que l’Iran a fait des inférences et continuera de tirer des conclusions sur la fermeté de la résolution américaine. Ces déductions, ainsi que le reste de la posture et de la rhétorique militaires de Washington, seront utilisées pour calibrer les réponses de Téhéran à la campagne de pression maximale, ainsi que pour cesser ou, au contraire, continuer à tester l’Amérique. Si l’Iran ressentait une faiblesse, une confusion, une irrésolution ou pire encore, aucune stratégie ne sous-tendant l’escalade des sanctions imposées par les États-Unis, le régime fustigerait, probablement, que lui aussi a des options dans la manche et qu’il défendra ses intérêts fondamentaux jusqu’au bout. Plutôt que de sortir d’une spirale d’escalade qu’il ne pourrait pas gagner, l’Iran pourrait interpréter l’irrésolution américaine comme une invitation à prendre plus de risques.
La marine iranienne de l’IRGC (IRGC-N), qui tolère les risques, a une autorité opérationnelle dans le golfe Persique. Les précédentes évaluations de la menace dans le monde menées par la communauté du renseignement américaine en 2018 et 2019 brossent un tableau d’une relative diminution de la volonté de cette force de tester les États-Unis, du moins par le biais d’attaques rapides. Pour expliquer cette baisse des attaques de harcèlement de navires américains par des bateaux à moteur iraniens, des médias iraniens extrémistes comme Defa Press ont brodé le récit fictif selon lequel c’est l’Amérique, et non l’Iran, qui a ajusté son comportement dans le golfe Persique – en citant le kidnapping, par le régime, des marins américains en 2016 comme étant la raison de cet ajustement.
Mais ces deux dernières années, la tactique iranienne a évolué dans le golfe Persique. L’Iran est désormais une puissance qui possède drones et, à l’instar des autres théâtres de conflit, il a commencé à utiliser des drones pour tester ses adversaires. Dans le golfe Persique, l’Iran a utilisé des drones pour harceler et surveiller les navires américains, commençant ainsi à modifier sa méthode d’engagement traditionnelle, qui consistait à approcher par des moyens pilotés par l’humain, à des moyens sans pilote. Cependant, alors que Washington devrait s’inquiéter du remplacement des vedettes par des drones, l’Iran continue de donner à sa propre population une image fausse de sa volonté de défier les États-Unis. La dernière preuve en a été apportée par une séquence qui aurait été prise par un drone iranien en train de filmer un navire américain en avril, mais qui était en réalité un patchwork de vieilles images et vidéos.
Pour être clair, les États-Unis et l’Iran en sont déjà venus aux mains dans le golfe Persique par le passé. Pendant la guerre Iran-Irak, la marine américaine a coulé plusieurs navires et plates-formes pétrolières iraniennes en réponse au harcèlement du trafic maritime et à l’usage de mines sur des voies navigables par l’Iran. Mais malgré des victoires décisives et marquantes, il y a des décennies, Washington continue à vivre avec les fantômes de ce conflit, dont l’un qui consiste à entendre l’Iran menacer de fermer le détroit d’Ormuz. Tant pendant la guerre que maintenant, l’objectif politique ultime qui motive le comportement de l’Iran à l’égard des États-Unis dans le golfe Persique est le même : créer un environnement maritime peu sûr qui force l’Amérique à quitter la région et laisse à l’Iran un vide à combler, en lui offrant la possibilité d’exercer son hégémonie.
C’est dans cet esprit que l’utilisation par l’Iran de mines contre des navires civils est primordiale : il s’agit d’un acte de terrorisme conçu pour signaler la résolution et la tolérance au risque, comme partie intégrante de la rivalité plus vaste exercée par le régime contre l’Amérique.
À la fin de la guerre Iran-Irak en 1987, la CIA a déclaré que «le terrorisme est un instrument important de la politique étrangère iranienne… Téhéran n’a jamais été contraint à payer un prix élevé pour l’utilisation de la tactique terroriste comme arme politique, facteur qui renforce sa volonté de l’utiliser. » Si les États-Unis veulent véritablement que l’Iran revienne à la table des négociations, ils ne peuvent pas se permettre le moindre écart, en s’esquivant face à la première menace, que ce soit dans les domaines maritime ou nucléaire, quand elle est proférée par les Ayatollahs. Si l’Amérique se laisse intimider par de telles actions, ce qui était vrai en 1987 le sera dans un avenir proche.
Behnam Ben Taleblu est Chercheur principal à la Fondation pour la défense des démocraties (FDD).
PAR BEHNAM BEN TALEBLU | 20 mai 2019 | Behnam@defenddemocracy.org
Adaptation : Marc Brzustowski