Comment les jeunes survivants de la Shoah ont-ils reconstruit leur vie, par une chercheuse de l’Université de Tel-Aviv
Le Dr. Françoise Ouzan, chercheuse au Centre de recherche sur la Diaspora Goldstein-Goren de l’Université de Tel-Aviv a présenté son nouvel ouvrage sur l’étonnante auto-réhabilitation des jeunes ayant survécu à l’Holocauste, en France, aux Etats-Unis et en Israël, lors d’un symposium organisé le jeudi 13 décembre à l’Université de Tel-Aviv, avec la participation de chercheurs des diverses universités israéliennes, et de nombreux survivants de la Shoah.
« Le Dr. Françoise Ouzan conduit ses recherches dans le cadre du projet Conscience et Identité juive dans les communautés de la Diaspora après la Shoah, mené au Centre », précise le Prof. Simha Goldin, directeur du Centre Goldstein-Goren, qui ajoute que le sujet le touche personnellement, par l’intermédiaire de sa mère, survivante de l’Holocauste. « C’est un thème très important sur le plan identitaire et de la conscience. Les jeunes survivants de la Shoah ont non seulement reconstruit leur vie mais aussi la nôtre car ils ont eu une influence significative sur la génération suivante et continuent de façonner nos vies ».
« Tikkoun Olam »
« De tels livres justifient l’existence de notre Faculté. Le récit de vie des personnes qui ont reconstruit leur destin après l’Holocauste est l’histoire d’un héroïsme qui ne doit pas être oublié », a déclaré le Prof. Leo Corry, Doyen de la Faculté des Sciences humaines de l’UTA, qui rappelle à ce propos le colloque sur le Chambon-sur-Lignon, village protestant de Haute-Loire ayant massivement sauvé des Juifs pendant la guerre et hébergé des dizaines d’intellectuels marquants, organisé le mois dernier à l’Université par les Associations des Amis français et francophones.
Le Prof. Yosef Gorny, professeur émérite du Département d’Histoire du peuple juif de l’UTA et lauréat du Prix Bialik pour la pensée juive, qui a introduit la première séance du colloque, précise que, comme le décrit le livre du Dr. Ouzan, on peut diviser ces personnes ayant rebâti leur vie en trois catégories: « Celles qui sont retournées dans leur patrie d’origine et se sont insérées dans la société, comme c’est le cas de Simone Veil en France, celles qui sont parties vers les Etats-Unis, et s’y sont intégrées tout en prenant leurs distances, et celles qui ont immigrés en Israël, comme Zeev Sternhell, Saul Friedlander ou Aaron Appelfeld, catégorie à laquelle j’appartiens ».
Un changement d’un extrême à l’autre de la société israélienne vis-à-vis des survivants
Le Prof. Dina Porat, directrice du Centre Kantor pour l’Étude du Judaïsme contemporain de l’Université de Tel-Aviv et historienne en chef du Yad Vashem, s’est attachée à l’évolution de l’image des survivants de la Shoah au sein de la société israélienne. Au lendemain de la guerre, ils souffrent d’une opinion générale négative, exception faite de ceux qui se sont révoltés dans les ghettos. Comme l’a décrit Nathan Alterman, les réfugiés ont été accueillis par devoir, « car personne d’autre ne les auraient pris », mais leur intégration était problématique, et ils étaient considérés comme un poids sur la société. Peu à peu, Ben Gourion change d’avis à leur sujet et prend conscience de l’énorme force qu’ils ont en eux. « 70% des survivants dans les camps pour personnes déplacées ont immigré vers Israël. Peu à peu on rend hommage à ceux qui ont lutté mais aussi à ceux qui ont été forcés de se rendre. Dans les années 70, commence une vague de témoignages et de publication de livres de souvenirs. Au fil des ans, on constate un changement d’un extrême à l’autre de la société israélienne vis-à-vis des survivants de la Shoah, d’un reniement à une acceptation chaleureuse ».
« Une volonté de se surpasser »
Le Dr. Nelly Las, historienne, parle du silence qui s’est fait autour des survivants rentrés chez eux : « Les enfants étaient effrayés et ne parlaient pas. Le silence régnait autour des survivants. Le seul qui en a parlé à l’époque a été Sartre ». Son intervention porte en particulier sur les femmes rescapées de la Shoah. Elle prend l’exemple de Simone Veil, déportée à l’âge de 16 ans à Auschwitz, où elle perd toute sa famille, devenue une personnalité aimée des Français et enterrée au Panthéon, ou de Rita Thalmann historienne spécialisée dans l’étude du nazisme et de la Shoah. Ces femmes sont caractérisées par leur « volonté de se surpasser, de surmonter les difficultés et de réussir ». Mais si une partie des survivants est ressortie renforcée, par un phénomène de résilience, d’autres ne sont pas parvenus à surmonter la dépression. Certains enfin, comme Primo Levi ou Sarah Kofman, philosophe spécialiste de Nietzsche se sont suicidés après avoir raconté leur expérience.
Le Prof. Eliezer Ben Rafael, professeur émérite de sociologie de l’UTA, propose une perspective transnationale sur les enfants cachés : « Enfants qui se sont retrouvés dans des villages sous un nom d’emprunt et avec une fausse famille. En rentrant chez eux ils ont du se réhabituer à des parents qui avaient vécu la guerre différemment et parlaient la langue de leur pays avec un accent. Ces enfants, qui ont vécu des déchirures dramatiques au cours de leur vie, grandissent dans un sentiment d’anormalité et ont tendance à porter un regard non conventionnel sur la réalité. Leur accueil en Israël a été difficile, souvent honteux, parfois tragique. Leur histoire était l’antithèse du narratif israélien. Regardés de haut par les Israéliens de souche et suspectés d’être d’anciens Kapo, ils ont été condamnés au silence sur ce qu’ils ont vécu, alors que, paradoxalement l’Etat hébreu recherchait à maximaliser l’utilisation de la Shoah comme marqueur collectif de légitimisation de son existence. Pourtant, par un phénomène difficile à expliquer, ces jeunes survivants ont vite atteint des succès exceptionnels dans tous les domaines de la société et de l’économie israélienne.
Du rang de victime à celui d’acteur social
Le Dr. Françoise Ouzan a conclu ce symposium en présentant les principaux résultats de sa recherche comparative. « Toute la thèse du livre pourrait être est renfermée dans le titre de son premier chapitre: ‘Du rang de victime à celui d’acteur social’. Lorsque j’ai commencé mon doctorat sur l’accueil des personnes déplacées aux Etats-Unis, j’ai été frappée par le fait que les Juifs de Pologne formaient un groupe à la fois séparé des autres mais en même temps menaient une vie réussie. Mon hypothèse a été que les jeunes survivants avaient paradoxalement atteint un succès extraordinaire en dépit de leur souffrance. Ils sont passés du statut d’individus rejetés et humiliés à celui d’acteur jouant un rôle crucial dans la vie de leur pays. Ils ont su transformer leurs blessures personnelles et devenir des personnalités notoires pour ne pas succomber au chagrin. Ils ont fait le choix de professions dédiées à l’aide à autrui (sociologie, psychologie, vie publique etc…) en raison de leur effet de catharsis qui a facilité leur renaissance. En voulant comprendre, ils ont développé des capacités d’empathie envers l’autre. L’un des cas marquants est celui de Boris Cyrulnic qui a approfondi le concept de résilience ».
Le Dr. Ouzan présente également les différences de contexte entre les trois espaces géographiques qu’elle a étudiés. En France, les Juifs ont du adapter la reconstruction de leur identité dans le cadre de la société républicaine laïque qui leur accorde tous les droits s’ils cessent de s’identifier comme Juifs dans la sphère publique. Aussi, les survivants juifs français ont-ils éprouvé un fort désir de s’assimiler à la société, d’autant plus que les sentiments antisémites n’en avait pas disparu.
Aux Etats-Unis au contraire, les éléments religieux et ethniques font partie de la norme sociale; aussi la reconstruction de l’identité juive, qu’elle soit religieuse ou non, a-t-elle été facilitée, et la communauté juive est solide et possède un poids important.
Enfin, le jeune Etat d’Israël possède un rôle existentiel pour la réhabilitation de l’identité juive. Bien que là non plus, la voie n’ai pas été aisée pour les survivants. Israël reste primordial dans la reconstruction d’un narratif social rédempteur, autant pour les laïcs que pour les religieux.
How Young Holocaust Survivors rebuilt their Lives (Indiana University Press, Studies in Antisemitism, 2018)