Charia : ce que révèle la décision de la CEDH

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An Egyptian Salafist holds a copy of the Koran, Islam's holy book, during a demonstration at Tahrir Square in Cairo to demand that sharia, or Islamic law, be the basis for legislation in a new constitution being drafted for Egypt on November 9, 2012. Nearly 2,000 radical Islamists gathered in Tahrir Square for the second consecutive to vent their demands, an AFP correspondent reported. AFP PHOTO/MAHMUD KHALED (Photo by MAHMUD KHALED / AFP)

FIGAROVOX/ANALYSE – Grégor Puppinck décrypte pour FigaroVox un arrêt de la CEDH rendu le 19 décembre dernier. Celui-ci pourrait selon lui ouvrir la porte à une application de la charia en marge du droit commun grec.


Grégor Puppinck est docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ). Il est membre du panel d’experts de l’OSCE sur la liberté de conscience et de religion. Il a récemment publié Les droits de l’homme dénaturé (éd. du Cerf, novembre 2018).


La charia a-t-elle sa place en Europe ? Si oui, à quelles conditions ? Ce sont les questions que se posent actuellement les instances du Conseil de l’Europe.

Jusqu’au 18 décembre, la Cour européenne des droits de l’homme estimait que la charia est, dans son principe même, incompatible avec les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Tel n’est plus le cas aujourd’hui: la Cour accepte maintenant son application en Europe à certaines conditions, malheureusement imprécises.

En 2003, la CEDH avait validé la dissolution d’un parti politique islamiste – pourtant vainqueur aux élections – au motif qu’il souhaitait instaurer la charia en Turquie. Les juges de Strasbourg avaient alors conclu, sans ambages, à «l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie» et avec les normes de la Convention européenne des droits de l’homme (arrêt Refah Partisi et autres c. Turquie du 13 février 2003).

Or, dans un arrêt Molla Sali contre Grèce du 19 décembre 2018, la Cour a omis de réitérer cette condamnation de principe de la charia, et en a accepté l’application en marge du droit commun grec.

Cela s’explique d’abord par le fait que l’application de la charia en Grèce n’est pas nouvelle. Héritage de l’Empire Ottoman, elle a continué à s’appliquer aux populations musulmanes passées sous juridiction grecque après la reconquête de la Thrace occidentale. Les Traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923) réglant après la guerre le sort des «minorités» en Turquie et en Grèce prévoyaient que celles-ci puissent continuer à vivre selon leurs propres usages. Par suite, les juridictions grecques ont estimé que la charia devait s’appliquer obligatoirement à tous les membres de la communauté musulmane de Thrace, en matière de mariage, divorce et de succession.

La Cour européenne a condamné cette application forcée de la charia… mais pas la charia en elle-même.

C’est ce que conteste une femme devant la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci, en effet, s’est vue privée de l’essentiel de l’héritage de son défunt époux du fait de l’application de la charia à sa succession, alors même que celui-ci avait choisi de lui léguer ses biens en application du droit commun. La justice grecque avait annulé ce testament, jugeant que le couple musulman avait l’obligation de régler la succession selon la charia, la faisant largement échoir aux sœurs du défunt. Il s’agissait donc, pour la Cour européenne, de juger si «la loi musulmane sacrée» peut être appliquée de force à des ressortissants grecs au motif, en particulier, de la «protection des minorités» et du respect des engagements internationaux de la Grèce.

Sans surprise, la Cour européenne a condamné cette application forcée de la charia… mais pas la charia en elle-même. La Grèce avait anticipé cette décision en rendant optionnel le recours à la charia et à la juridiction des mufti, par une loi du 15 janvier 2018.

De façon plus intéressante, et passée inaperçue dans la presse, la Cour européenne a profité de cette affaire pour poser ses conditions à l’application de la charia en Europe.

La Cour estime d’abord qu’un État n’est pas tenu, mais peut s’il le souhaite, «créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers». En d’autres termes, un État européen peut accorder à sa communauté musulmane la liberté d’être régie par des normes de la charia, sans que cela soit, en soi, contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Deux conditions sont posées quant à un tel statut spécial: le respect de la volonté des intéressés et celui, elliptique, des «intérêts publics importants».

S’agissant du respect de la volonté, la Cour pose comme «pierre angulaire» à son approche, le «droit de libre identification», c’est-à-dire le droit «de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité», tant par les membres de la minorité en question que par l’État. La Cour ajoute que le respect par l’État de «l’identité minoritaire d’un groupe spécifique» ne doit pas porter préjudice au «droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe» ou «de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci». En un mot, l’État doit respecter les minorités tout en évitant de contribuer à y enfermer leurs membres. Ainsi, lorsque l’État accepte l’application de la charia sur son territoire, celle-ci doit être optionnelle.

La Cour a choisi une approche à la fois libérale et communautariste.

S’agissant du point essentiel du contenu de la charia, la Cour ne porte pas de jugement. Ici encore, elle aborde la question sous l’angle du consentement individuel, estimant que tout individu peut valablement renoncer à certains droits pour des motifs religieux (c’est-à-dire se soumettre à la charia), sauf si «un intérêt public important» s’y oppose.

La Cour a donc choisi une approche à la fois libérale et communautariste, susceptible d’accommoder la coexistence de communautés diverses, dotées de privilèges juridiques au sein d’un même État. Cela fait écho à l’obligation, formulée il y a peu dans l’affaire autrichienne de blasphème, «d’assurer la coexistence pacifique de toutes les religions et de ceux n’appartenant à aucune religion, en garantissant la tolérance mutuelle». Cette approche pose de sérieuses difficultés dans sa mise en œuvre.

Tout d’abord, elle repose sur le postulat du consentement. La Cour suppose que «le choix en question est parfaitement libre, pourvu qu’il soit éclairé». Or, comme l’a parfaitement démontré Muriel Fabre-Magnan, dans son récent essai L’institution de la liberté, le consentement ne suffit pas à garantir la liberté. Ainsi par exemple, ce n’est pas parce qu’une jeune femme musulmane consent à épouser un homme choisi par ses parents que son choix est libre. Plus encore, quand on sait à quel point l’islam peut constituer une société fermée, il y a lieu de s’interroger sur la véritable liberté d’en sortir, d’autant plus que la charia punit de mort l’apostasie. Il y a une grande hypocrisie à estimer que le consentement suffise à garantir la liberté, peut-être aussi une certaine lâcheté.

Cet arrêt place ensuite les autorités publiques dans la situation défensive de devoir se justifier de refuser aux musulmans revendicatifs la «jouissance» de telle ou telle norme de la charia, dès lors qu’elles en acceptent d’autres. De fait, c’est non seulement la Grèce et le Royaume-Uni qui acceptent déjà la charia en certaines matières, mais aussi tous les pays qui reconnaissent une valeur aux normes alimentaires «halal». Dès lors, on ne voit pas pourquoi refuser l’application d’autres normes, en matière de finance par exemple. La charia est un système juridique qui couvre tous les aspects de la vie.

Plus encore, en acceptant le principe même de l’applicabilité de la charia en Europe, fut-ce de façon limitée, cet arrêt permet aux partis politiques qui en veulent l’application, de prétendre agir «dans le respect des droits de l’homme».

Enfin, s’agissant du contenu de «l’intérêt public important» susceptible d’être opposé à la charia par les États, il reste à définir au cas par cas. Force est de constater qu’il n’a pas de contenu matériel précis ; il fait probablement référence à des valeurs, telles que l’égalité et la liberté individuelle. Mais l’interprétation des «valeurs» est dangereusement mouvante, au gré notamment des évolutions démographiques, culturelles et électorales, d’autant plus que les juges estiment devoir faire évoluer leur interprétation des droits et libertés, en fonction des changements sociaux. Plus encore, c’est au regard de la même valeur de «liberté religieuse» que la Cour européenne permet l’interdiction du port public de la burqa tandis que le Comité des droits de l’homme des Nations unies s’y oppose. En droit comme à la bourse, le propre des valeurs est de fluctuer. Face à elles, en revanche, la charia semble jouir d’une grande stabilité.

La charia est un système juridique qui couvre tous les aspects de la vie.

La Cour européenne ne donne pas d’exemple de tel «intérêt public». D’ailleurs, étonnamment, elle ne critique pas – elle-même – la charia, en ce qu’elle serait contraire aux droits des femmes par exemple, mais se contente de rappeler que plusieurs organes internationaux «se sont dits préoccupés» par son application et par la discrimination ainsi créée notamment au détriment des femmes et des enfants, et l’ont estimée, sous certains aspects, «incompatible avec les engagements internationaux contractés par la Grèce».

Pourquoi tant de prudence? Est-ce pour ne pas froisser davantage la Turquie, dont le Président est un héritier du Parti Refah autrefois interdit, et qui a décidé de réduire significativement sa contribution financière au Conseil de l’Europe? Est-ce pour ne pas froisser la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Albanie qui, bien que membres du Conseil de l’Europe, ont aussi signé la Déclaration du Caire des droits de l’homme en islam (1990), laquelle déclare notamment que l’islam est la religion de naissance de chacun, et que les droits de l’homme sont soumis à la charia?

C’est aussi cette question de l’application de la charia en Europe, y compris dans des dispositions contraires à la Convention européenne, qui inquiète actuellement des membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et qui fera l’objet de discussions et d’un vote en janvier prochain à Strasbourg. Alors que cette Assemblée a longtemps adopté un discours bienveillant envers l’islam, déclarant encore en 2010 que «l’islam est une religion qui prône la paix» et qu’il ne faudrait pas interdire le port du voile intégral ni la construction de minarets, elle semble être à présent plus critique.

Le projet de résolution de janvier 2019, entre autres choses, se dit préoccupé par les activités «judiciaires» des «conseils de la charia» au Royaume-Uni et des muftis en Grèce, et invite la Turquie, l’Azerbaïdjan et l’Albanie à «envisager leur retrait de la Déclaration du Caire», mais aussi, à agir afin d’établir «clairement la primauté» juridique de la Convention européenne sur cette déclaration islamique.

En droit comme à la bourse, le propre des valeurs est de fluctuer.

L’Europe en est ainsi réduite à devoir défendre la Convention européenne des droits de l’homme face à la concurrence des droits de l’homme islamiques, qui se prétendent, eux-aussi, universels. Et cette défense n’a rien d’évident, car en faisant du consentement – c’est-à-dire de la volonté individuelle – le critère central des droits de l’homme, on ne voit pas ce qui permet aux instances européennes de prétendre que leur système est meilleur que celui du voisin. Car celui-ci peut, lui-aussi, prétendre reposer sur le consentement des personnes ; la Déclaration du Caire a d’ailleurs été ratifiée par un plus grand nombre d’États que la Convention européenne.

En fait, l’opposition entre l’individualisme libéral et la charia n’offre aucune issue satisfaisante, car l’un et l’autre système ont en commun de refuser le fondement même des droits de l’homme, à savoir l’existence d’un droit naturel qui peut être connu par la raison en observant la nature humaine, et qui existe indépendamment de la volonté arbitraire de «Allah» ou des individus. Ce qui risque d’arriver, et apparaît déjà dans cette affaire, c’est l’introduction de la charia, par la volonté individuelle, dans les droits de l’homme: c’est «le droit à la charia».

Seul un retour à une compréhension objective des droits de l’homme, fondée dans le droit naturel, leur permettrait d’échapper à l’individualisme libéral puis à la charia. Les droits de l’homme retrouveraient alors leur universalité. Mais nous ne semblons pas en prendre la voie ; nous préférons celle du communautarisme libéral, alors même que nous refusons de dire ce que nous sommes, en tant qu’Européens. La Cour ne dit mot sur ce que sont ces «intérêts publics importants» pour la société ; ils demeurent pourtant l’ultime refuge de la justice et de notre civilisation européenne.

Ce silence est celui du renoncement à l’identité européenne au profit de l’universalisme ; il ne date pas d’hier. Déjà, durant la rédaction du traité qui a donné naissance au Conseil de l’Europe, en mai 1949, les États fondateurs renoncèrent à mentionner la «civilisation chrétienne» comme fondement du projet européen, et lui préférèrent les notions, aussi vides qu’universelles, de «valeurs spirituelles et morales». Trois années plus tard, les États renoncèrent aussi, sous la pression turque, à la présence d’une croix sur le drapeau européen, alors même que ce choix avait été plébiscité.

Pour définir l’Europe, les instances qui nous gouvernent ont fait le pari des valeurs abstraites et de l’universalisme, celui d’un vivre ensemble aux contours flous ; il n’est pas sûr que cela suffise face à l’islam.

Source www.lefigaro.fr

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