Cette Roumanie qui vendait ses Juifs contre du bétail

Cette Roumanie qui vendait ses Juifs contre du bétail

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Quand la Roumanie communiste vendait ses Juifs.

Les faits 

Le très émouvant récit Les Exportés de Sonia Devillers (1) remet en lumière un des secrets longtemps les mieux gardés. Après une Shoah roumaine, la dictature communiste fit commerce de ses Juifs, exportés vers des pays européens puis vers Israël, d’abord troqués contre du bétail avant d’être vendus pour des devises.

Près de 280 000 Juifs roumains ont été déportés et tués durant la Seconde Guerre mondiale. Le 9 octobre, une journée de commémorations a lieu chaque année à Bucarest, en Roumanie.

Harry et Gabriela Greenberg, devenus le couple Deleanu – pour espérer vivre comme n’importe quel Roumain et ne plus souffrir de leur patronyme juif – ne connurent jamais les conditions inavouables qui leur permirent de fuir la Roumanie antisémite en 1961. Exilés en France, sans doute ne voulurent-ils jamais remuer ce passé enfoui, trop douloureux, dans la Roumanie communiste du dictateur Gheorghiu-Dej (prédécesseur de Ceausescu) qui avait fait d’eux des ennemis du peuple.

Comment auraient-ils pu d’ailleurs concevoir l’impensable ? Le couple et leurs deux filles avaient été troqués contre du bétail… Il leur en avait coûté une rançon de 12 000 dollars qu’ils mirent leur vie à rembourser. La Securitate fit de ce très juteux commerce de Juifs contre bétail – porcs, vaches, moutons, taureaux, etc., de la plus haute qualité importés d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Danemark ou encore de Grande-Bretagne – une de ces ressources majeures. Dans une Roumanie communiste exsangue des décennies 1950, 1960 et 1970, la police politique secrète devint ainsi le premier producteur de viande destinée à l’export, grâce à de la main-d’œuvre de prisonniers.

« Les Juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d’exportation »

Pour l’émouvant récit de cette tragédie familiale, la petite-fille de Harry et Gabriela, la journaliste Sonia Devillers, a mené l’enquête, collecté les maigres récits de proches de ses grands-parents restés évasifs, si ce n’est mutiques, sur leur passé, afin de remonter la filière de leur « exportation ». Et pour remettre en lumière ce commerce des hommes longtemps tenu dans le plus grand des secrets, elle s’est appuyée sur les travaux d’historiens, dont ceux, incontournables, de Radu Ioanid, aujourd’hui devenu ambassadeur de Roumanie en Israël.

Le business était à l’époque si confidentiel que même Nicolae Ceausescu, le dauphin de Gheorghiu-Dej, en ignorait l’existence lorsqu’il succéda à ce dernier en 1965. D’abord horrifié à l’idée qu’une telle pratique puisse nuire à l’image du pays – qui avait déjà pratiqué sa propre Shoah lorsqu’il était un allié très zélé du Reich –, il finit lui aussi par l’adopter et même l’amplifier, remplaçant peu à peu le bétail par des devises, puis commerçant avec Israël si soucieuse de se peupler. « Les Juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d’exportation », se serait même vanté le conducator, rapporte Sonia Devillers.

Les confessions d’un transfuge à l’Ouest

Il avait d’abord fallu un transfuge à l’Ouest, et pas n’importe lequel, pour que l’affaire s’ébruite. Le général Ion Mihai Pacepa, patron du renseignement extérieur, avait fait défection et publié ses confessions, dans les années 1980 aux États-Unis, dans lesquelles il relatait le commerce des Juifs. Mais il fallut attendre la plongée dans les archives après la chute du Mur pour que Radu Ioanid publie, en 2005, en anglais La rançon des Juifs. L’histoire de l’extraordinaire marchandage secret entre la Roumanie et Israël, puis le réédite en 2021, après déclassification des documents.

Rien peut-être n’aurait été possible sans un personnage aussi intrigant qu’incontournable, Henry Jacober, de son vrai nom Henrik Illes Jacober, lui-même Juif d’Europe centrale devenu britannique, avait le bras très long, et de très précieux relais dans la Securitate, pour orchestrer ce commerce. À lui de collecter l’argent auprès de la diaspora juive pour faire sortir leurs proches de la Roumanie ultra-verrouillée et d’y acheminer en échange le bétail commandé par Bucarest. Tout fut méthodiquement consigné.

Une communauté juive décimée

Ainsi ce petit rapport en date du 6 janvier 1960 extrait des archives : « Henry Jacober a suggéré à son agent de contact de donner des visas de sortie à la famille de Bery Marcu, composée de six personnes. Nous proposons qu’en échange de ces personnes, nous demandions à Jacober ce qui suit : de porter le lot de 50 moutons mérinos australiens à 100 têtes en laine fine ; de fournir 15 vaches jersiaises et 2 taureaux jersiais supplémentaires ; de payer les frais de transport des 100 moutons d’Australie vers notre pays ; de payer le transport des deux taureaux zébus d’Australie à Londres ».

Des 750 000 Juifs roumains d’avant-guerre, massivement exterminés, ou exportés, vendus, contraints à l’exil, et pressés de gagner Israël, il en resta à peine 10 000 à la chute du communisme.

(1) Flammarion, septembre 2022, 275 p., 19 €.

  • Marie Verdier, – LA CROIX – Illustration : Parlement de Roumanie, shutterstock

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