Pierre-André Taguieff – Le Monde
Le regard acéré de Pierre-André Taguieff sur le monde contemporain – en particulier sur la judéophobie – apparaît dans toute force lorsqu’on dirige sur lui une lumière venue de l’âge classique, éclairage issu de l’un des plus grands philosophes jamais apparus, le père oratorien Nicolas Malebranche. Dans son maître-ouvrage, De la Recherche de la Vérité, ce penseur pointe « la facilité que l’esprit trouve à imaginer, et à supposer des ressemblances, partout où il ne reconnaît pas visiblement des différences », facilité qui « jette aussi la plupart des hommes dans des erreurs très dangereuses en matière de morale ». L’on pourrait ajouter : et de politique. Il est facile et trompeur de rabattre le nouveau sur le connu, de ne pas le reconnaître, il est difficile de faire des distinctions et de voir les différences. La première méthode – qui, justement, est une non-méthode, un réflexe paresseux – est celle de la plupart des journalistes et de nombreux intellectuels, la seconde est celle de Taguieff dans son dernier ouvrage : Judéophobie, la dernière vague.
Le dangereux amalgame des antisémitismes
Qu’en est-il de la haine antijuive contemporaine, dont les manifestations font si souvent, désormais, irruption dans l’actualité ? De cette haine antijuive dont les meurtres de Sarah Halimi – dont il a fallu attendre le livre de Noémie Halioua pour que la nature en fût révélée à l’opinion publique – et de Mireille Knoll, fournissent un cruel idéal-type ? Taguieff l’analyse (au sens propre : la décompose en ses éléments premiers). Tant que l’esprit renonce à la décomposer, il peut se tromper (naïveté) et peut tromper (cynisme et manipulation) ; dans les deux cas, il renvoie cette judéophobie du XXIème siècle à un antisémitisme classique, d’origine européenne. A l’antisémitisme des pogroms, de l’Affaire Dreyfus, celui de Je Suis Partout – celui qui a conduit à la Shoah.
Chez certains – à l’extrême gauche, dans des médias, parmi les intellectuels – il est facile et rassurant, voire manipulateur, de s’en tenir aux ressemblances. Par exemple : d’articuler l’actuelle judéophobie à un passé bien connu, allant de Drumont à Brasillach, faisant halte chez Barrès et Maurras. D’opérer une identification entre ce que l’on a sous les yeux aujourd’hui et ce que l’on sait de ce qui arriva au siècle passé. On ramène alors cette judéophobie à l’antisémitisme classique de l’extrême droite. La méthode en est obscurantiste : l’histoire est alors utilisée comme un paravent, pour empêcher de voir le présent. Cette facilité, ce retour réflexe au passé, présente la particularité – l’avantage pour certains – d’innocenter la judéophobie d’aujourd’hui.
La nouvelle géographie de la haine
Trois éléments entrent en fusion pour produire « la nouvelle configuration antijuive » : elle s’est islamisée et surtout « islamissisée », en utilisant le conflit israélo-palestinien comme catalyseur ; elle a partie liée avec l’antiracisme et ses dérivés ; elle porte, de façon plus ou moins hypocrite, le masque de l’antisionisme. Un liant – très excitant pour les imaginations déréglées –, plus ancien quoique reformulé, articule ces trois éléments les uns aux autres : le complotisme. Le centre de gravité de la haine antijuive s’est déplacé à la fois vers l’extrême gauche, militante et intellectuelle, et vers le monde arabo-musulman. Cette « nouvelle configuration antijuive » se développe donc suivant les voies d’une nouvelle géographie de la haine. Notre auteur n’estime pas abusif de parler d’ « un antisémitisme importé ». Même en Europe, en Allemagne et en France par exemple, dont le tragique passé antisémite est connu, la haine antijuive nouvelle s’exprime suivant les codes de cette nouvelle géographie. Toujours en référence à la question palestinienne, généralement aussi au monde arabo-musulman et à une certaine lecture ou interprétation, propre à l’islamisme politique, du Coran.
S’est produite, ces dernières décennies, une mutation de la judéophobie, tout à fait cohérente avec son « islamissisation » : elle campe « désormais à l’extrême gauche, dont l’anti-impérialisme et l’anticapitalisme se traduisent par un antisionisme radical, visant la destruction d’Israël ». A la lecture du livre de Taguieff, ceci saute aux yeux : c’est devant cette nouvelle géographie de la haine antijuive – qui est à la fois cosmologique, tellurique et symbolique, comme l’était, mais avec des repères différents, l’antisémitisme d’autrefois – que tant d’esprits préfèrent s’aveugler et cultiver le fantasme confortable de la réitération de l’ancienne géographie. Cette géographie nouvelle opère son découpage jusqu’au cœur des pays européens, où les autorités ont laissé grandir une contre-société, territoires perdus dérivant sur la voie de la partition (ainsi que l’a souligné Alexandre Mendel).
L’antiracisme à coloration antisémite
Cette nouvelle géographie est la clef pour comprendre que la nouvelle judéophobie a pu s’emparer du discours antiraciste pour, au moyen de la rhétorique antisioniste et propalestinienne, fracturer cet antiracisme en expulsant de lui le combat contre l’antisémitisme. De cette rupture est née un monstre, un pseudo antiracisme tératologique : l’antiracisme à coloration antisémite, l’antiracisme antijuif qui se cache à peine derrière l’antisionisme. L’inversion de l’antiracisme, précisément la mobilisation de l’antiracisme pour exciter les passions antijuives, caractérise cette nouvelle époque de la judéophobie.
Ce n’est pas seulement des intellectuels que l’antisionisme palestinophile est l’opium. Cette extension de la toxicomanie intellectuelle dormitive peut renvoyer aux avertissements proférés par Jean-Claude Milner, dans un livre maudit, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. « L’Europe continentale, disait-il, ne peut pas ne pas désirer la disparition d’Israël, qui est le nom de sa propre honte ». La cécité devant l’originalité de la nouvelle vague antijuive permet à cette Europe de rêver à l’accomplissement de son obscur désir. Parfaitement documenté, le livre de Taguieff ouvre les yeux de son lecteur sur une réalité gênante pour les mythes et illusions de plusieurs générations d’Européens élevées dans l’humanitaire, le tiers-mondisme, la vénération de l’altérité civilisationnelle présentée comme le siège du Bien, du Juste, le mixte de mauvaise conscience et de son poison, l’hespérophobie. Et, armé de sa subtilité malebranchienne, Taguieff nous donne, tout particulièrement si nous nous souvenons de Milner, à comprendre pourquoi tant d’Européens, s’enivrant du déjà-vu, ne veulent pas voir le nouveau visage de la haine.