10Nous avons suivi jusqu’à présent l’ordre de la Michna de Avoth, qui rapporte les divers grands Sages de la période du second Temple. Ils ont dirigé leur génération. Nous sommes ainsi arrivés à Hillel l’ancien et à Chamaï. A suivre ce traité, nous devrions à présent parler de rabban Gamliel l’ancien, le petit-fils de Hillel (michna 16). Toutefois, ces deux écoles qui prennent la relève de ces deux grands Maîtres méritent notre attention, et c’est le projet de la présente livraison de notre rubrique.
En vérité, ces deux grands mouvements sont cités ailleurs dans les Pirqé avoth : « Tout débat en l’honneur du Ciel finira par conserver sa valeur ; sinon, il disparaîtra. Quels sont les débats en l’honneur du Ciel ? Ceux qui ont éclaté entre Hillel et Chamaï ; et le contraire s’est concrétisé avec celui lancé par Qora’h et tout son groupe » (Avoth/Maximes de nos Pères 5,17). Or c’est surtout avec les écoles consécutives à ces deux Sages que les discussions se sont développées, comme on le sait. Eux-mêmes ne se sont opposés qu’en quelques rares endroits.
Cette situation pose problème : n’est-il pas absolument déconseillé de rentrer dans toute confrontation avec autrui (Sanhédrin 110a) ? Pourquoi cette différence dans le domaine de l’étude de la Tora ? Du reste, même dans les débats entre Beth Chamaï et Beth Hillel, certaines expressions de nos Sages semblent laisser entendre que tout n’était pas à accepter.
Le Méïri (ad loc) établit la différence au niveau des motivations personnelles d’opposition : quand c’est une idée qui est en cause, et non point son initiateur, la discussion est saine. Elle restera énoncée pour toujours, car elle vise à dégager la vérité, et repose sur des bases dont l’intérêt ne diminuera pas. En revanche, si la discussion repose sur une volonté de s’en prendre à l’autre et de rejeter ses positions parce que c’est lui qui s’en fait le porte-parole, alors, en effet, il s’agit d’un débat malsain, qui ne peut qu’aboutir à des choses négatives. Ainsi en était-il avec Qora’h et son groupe, qui se sont opposés à Moché, en fait pour des raisons personnelles de pouvoir. Le rav Matithyahou Yits’hari (XIVème-XVème siècle, originaire de Narbonne et réfugié en Aragon lors de l’expulsion des Juifs de France) ajoute qu’en cas de discussion malsaine, l’Eternel punira les contestataires comme Il l’a fait pour l’équipe de Qora’h. D’après lui, du reste, ce sont les quelques discussions entre les fondateurs de ces deux groupes qui sont citées, et non point celles de leurs disciples. De fait, à ce dernier niveau, se glissaient parfois des raisons moins pures (cf. Qidouchin 52b).
Toutefois, quand il fallut savoir selon qui la Halakha serait fixée, la Guemara (‘Erouvin 13a) rapporte une longue discussion, sur trois années. Les uns comme les autres préconisaient qu’elle le soit conformément à leur avis. Cependant, finalement, une voix céleste déclara : « Les uns comme les autres sont les Paroles du D’ vivant ». Ceci correspondait à une belle approbation divine. Néanmoins, elle ajouta : « La Halakha suit Beth Hillel ! » La Guemara explicite le verdict : « Les uns comme les autres rapportent les paroles du D’ vivant – mais la Halakha est comme Beth Hillel ». Les Sages se demandent pourquoi, si les deux avis sont également licites et valables, privilégie-t-on tout de même celui-là ? La réponse laisse paraître l’importance des valeurs morales personnelles, aux yeux du Maître du monde : « Parce que ceux-là sont faciles et se laissent offenser, rapportant leurs positions, et celles de Beth Chamaï. Non seulement cela, mais encore, ils citent celles de Beth Chamaï avant les leurs. ». Rachi explique que ce n’était pas toujours facile pour Beth Hillel d’expliquer la compréhension de leurs opposants sur le terrain des commentaires des versets, mais ils faisaient de grands efforts en ce sens, avant de rapporter leur approche à eux.
Rabbi ‘Hayim Schemoulévitz (Si’hoth Moussar année 5733, cours 21) veut voir en une telle conduite non point un élément entrainant un mérite permettant d’accéder à la sagesse de la Tora, mais une orientation essentielle ouvrant les portes devant elle.
La Guemara donne un exemple où l’on voit la conduite de Beth Hillel en la matière, et conclut : « Tu apprendras de là que toute personne qui s’abaisse, le Saint béni soit-Il la fait monter, et celle qui tente de s’élever, le Saint béni soit-Il l’abaisse ; toute personne qui vise à avoir des honneurs, les honneurs la fuient, et quand c’est le contraire, ils la poursuivent. Toute personne qui tente d’arriver avant son heure, l’heure la fuit ; et toute personne qui, pour l’instant, est mise de côté, son heure viendra. »
Quelques commentaires sur ce dernier texte
Comment deux avis tellement tranchés peuvent-ils rester malgré tout rester « les Paroles du D’ vivant » ? Le Ritva rapporte au nom des Sages français que quand Moché rabbénou est monté au Ciel, on lui a montré sur chaque point 49 facettes de permissivité, et 49 d’interdit. Sur sa demande, le Maître du monde lui a expliqué cette réalité : cela serait livré entre les mains des Sages d’Israël de chaque génération, qui pourraient eux-mêmes décider de la conclusion à apporter. Ce maître accepte cette interprétation sur le plan de la connaissance habituelle, tout en précisant que sur celui des secrets de la Tora, une autre voie est présentée – néanmoins, il ne la livre pas.
Le ‘Hida (in Péta’h ‘Einaïm) et rabbi ‘Aqiva Eiger (ad loc) rapportent Rachi (Ketouvoth 57b) : tout dépend de la compréhension de chaque Sage, et de fait, pour une petite différence de sens, tout peut être totalement inversé. Ceci serait donc l’explication de cette remarquable possibilité que chaque maître puisse arriver à comprendre la Volonté divine d’une façon différente.
Un auteur récent (rav Nathan Lobert) propose quant à lui une analyse moderne et intéressante : les fils électriques conduisent le courant. Si on branche les câbles d’un four à un réseau, on arrivera à faire cuire des plats ; si on met en route un réfrigérateur, on parvient au résultat inverse… Le même soleil fait blanchir le linge, et brunir la personne qui fait la lessive.
A partir de là, on pourra réalise qu’il existe dans la Tora une force unique, mais dépendante du Sage qui s’applique à la comprendre.
En quoi, se demande le Maharal (rapporté dans les techouvoth Erets Tswi II,47) de telles bonnes midoth (traits de caractère améliorés par l’effort de la personne) chez Beth Hillel peuvent-elles justifier que la Halakha soit fixée selon eux ? C’est que, répond-il, ils ne cherchaient aucunement à avoir raison à titre personnel, et n’hésitaient pas non plus à mettre la position de Beth Chamaï avant la leur. Ainsi, leur avis est plus pur que celui de leurs concurrents…
Pratiquement, le Or Saméa’h avance dans la même direction : si un prophète n’est pas habilité à fixer la Halakha, comment une voix du Ciel a-t-elle pu indiquer selon qui il faut se conduire ? L’indication sur Beth Hillel ne vient qu’apporter une donnée complémentaire sur leur propre personne, les montrant plus aptes à arriver à la vérité, et non point à prendre une décision halakhique.
Toutefois, un autre texte de nos Sages (Yevamoth 1,4) nous montre que leurs différends avaient leur limite : « Bien que ceux-ci interdisaient et ceux-ci permettaient, ceux-ci rendaient inutilisable et ceux-ci acceptaient, Beth Chamaï ne refusaient pas de prendre des femmes de chez Beth Hillel, et vice versa (alors qu’il se pouvait que pour l’une des écoles, ces femmes étaient interdites !). Ceci exige une grandeur d’âme certaine.
Les discussions entre les deux écoles ne concernent pratiquement jamais des questions de lois de la Tora. Elles recherchent systématiquement les dispositions à prendre afin d’assurer leur meilleur respect. En règle générale, Beth Chamaï vise à une conduite plus stricte dans ce domaine, mais, on trouvera un nombre important de cas où c’est le contraire. Ces exceptions sont toutes répertoriées dans le traité « ‘Edouyoth », les « témoignages ».
Beth Hillel est en général suivi sur le plan de la Halakha, sauf dans le cas des 18 mesures (Chabbath 13b) : cette fois-là, divers disciples des deux écoles se sont réunis chez un Sage alors malade, ‘Hanania ben ‘Hizqia ben Garon, pour lui rendre visite. Se trouvant majoritaires, les membres de Beth Chamaï en ont profité pour mettre sur la table une série de 18 mesures qu’ils jugeaient bon d’adopter. Ainsi votées, elles ont été définitivement introduites dans le code du peuple juif.
Le texte parallèle du Talmud de Jérusalem décrit ce jour comme aussi dur que celui où le peuple juif a chuté avec la faute du veau d’or !
Quelles sont ces décisions ? Quatorze d’entre elles concernent des questions de pureté et d’impureté (la plus connue : l’aspersion par l’eau d’un miqwé, donc à l’extérieur du bassin, rend impur) ; le reste concerne nos rapports avec les non-Juifs : ils ont interdit leur pain, leur huile, leur vin (même s’ils ne l’ont pas offert devant une divinité, auquel cas leur vin est prohibé par la Tora), de s’isoler avec une non-Juive, et à plus forte raison d’avoir des relations avec elle.
Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi Beth Chamaï ont tant lutté pour l’acceptation de ces règles, mais elles nous permettent de comprendre qu’il ne s’agit que de précautions dans ces domaines spécifiques, et non point de discussions remettant en question des lois de la Tora.
Indubitablement, la teneur de leurs positions demande encore à être comprise ! C’est le cas, par exemple, de leur discussion à propos de la manière dont il faut danser devant une jeune mariée : « Beth Chamaï disent : « La kala – telle qu’elle est ». Beth Hillel : « La kala – belle et pieuse ». Beth Chamaï s’adressent à Beth Hillel : « Admettons qu’elle soit boiteuse ou aveugle, voulez-vous encore dire à son égard « Kala – belle ? » La Tora ne dit-elle pas : « Ecarte-toi de tout mensonge ! » Beth Hillel rétorquèrent : « D’après vous, une personne qui a fait une mauvaise affaire au marché, va-t-on la vanter à ses yeux ou la critiquer ? On va la vanter. De là nos Sages ont conclu qu’il faut toujours être proche des gens. » »
Deux positions fondamentales semblent bien ressortir de là : voir la vérité, et rien que la vérité, ou alors savoir composer avec les gens.
Sur le plan de la Halakha, le Ri Migach (rapporté dans la Chita Meqoubétseth ad loc) précise qu’on ne louera pas la kala avec des éléments qui n’existent pas chez elle, mais uniquement avec ce qu’elle a de bien – même selon Beth Hillel. On ne pourra pas dire qu’elle est belle, si c’est faux. Toutefois, toute personne, finalement, a obligatoirement quelque chose de bon en elle, et c’est l’élément que l’on recherchera à louer.
La discussion suivante est enfin assez surprenante, car elle ne correspond certainement pas à la majeure partie des textes talmudiques, consacrés à des problèmes de Halakha proprement dits. Toutefois, le fait est là : ces deux écoles se sont lancées dans une grande discussion, qui a duré trois ans, pour savoir si la création de l’homme constituait bien le choix idéal. On ne sera pas surpris devant la réponse positive de Beth Hillel : oui, sa création était une bonne chose. Toutefois, la conclusion a été différente : à la suite d’un décompte des voix, il a été décidé qu’il aurait mieux valu que la création de l’homme n’ait pas eu lieu ; or, maintenant que telle est la réalité, il nous reste à nous pencher sur nos actes et à les tester. Selon d’autres, il faut mesurer le résultat de nos actes, et penser au salaire de notre bonne conduite, par rapport à ce que nous devrons payer pour les autres actes.
Le Ba’h (Orakh ‘Hayim 46) explique que c’est la raison pour laquelle nous ne disons pas, le matin, de bénédiction sur le fait que l’Eternel nous ait fait juif. Nous exprimons notre émotion uniquement de manière négative : « qui ne m’a pas fait non-Juif ». De fait, nous voyons bien ici qu’en vérité, la création de l’homme ne formait pas un élément positif, mais nous louons le Saint béni soit-Il pour nous avoir fait naître dans Son peuple, proche de Lui !
Selon Tossafoth (ad loc), la conclusion fort négative de ce texte de nos Sages ne concerne que les gens du peuple : pour les Tsadiqim, au contraire, heureux sont-ils d’être venus au monde et heureuse est leur génération, du fait de leur présence !