Au cœur du Kidon, l’unité israélienne qui assassine sur commande

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Dimanche 20 mars 2016. Un vent froid souffle sur le petit cimetière militaire de Rosh Pina, un village du « doigt de la ­Galilée », cette vallée du nord d’Israël coincée entre la frontière libanaise, le plateau du ­Golan, et juste au-delà, la Syrie. Ce jour-là, on enterre Meïr Dagan, l’ancien directeur du ­Mossad, qui, à 71 ans, vient de mourir d’un cancer du pancréas. La zone a été ­déclarée stérile : un labyrinthe de bâches protège des regards et d’éventuels tirs de snipers la tombe autour de laquelle a pris place la crème de l’appareil sécuritaire de l’État hébreu. Il y a là le chef du gouvernement Benyamin Netanyahou, le chef d’état-­major de Tsahal, les responsables actuels ou passés des différents services de ­renseignement et autres vieux compagnons d’armes de celui dont l’ancien premier ministre Ariel Sharon – un ­connaisseur – disait qu’il n’avait « pas son pareil pour séparer la tête d’un terroriste du reste de son corps ». Car Meïr Dagan a beaucoup tué. Directement, comme dans les années 1970, lorsqu’il traquait les cadres de l’OLP dans la bande de Gaza grimé en guérillero palestinien. Indirectement, surtout, mais avec des moyens bien plus considérables, lorsqu’à la tête des renseignements extérieurs israéliens, entre 2002 et 2011, il engagea une guerre de l’ombre sans merci contre le projet nucléaire iranien. Une période au cours de laquelle au moins six spécialistes de l’atome iranien trouvèrent la mort, assassinés par de mystérieuses équipes de tueurs à moto. Jérusalem se gardant traditionnellement de confirmer ou de démentir toute responsabilité dans ce genre d’action, les observateurs en seraient ­réduits aux hypothèses si le mode opératoire audacieux de ces meurtres jamais élucidés, en plein cœur de la République islamique, ne laissait guère de doutes sur l’identité probable de leurs auteurs : des membres de Kidon (« baïonnette », en hébreu), l’unité secrète composée de vétérans des forces spéciales en charge des assassinats au sein du Mossad.

Une ambiguïté sciemment entretenue mais qui ne trompe personne, tant le « bras long d’Israël » est réputé pouvoir frapper n’importe où. Aux piliers de sa doctrine défensive – la bombe atomique, l’alliance avec les États-Unis et la supériorité de son aviation militaire – l’État juif ajoute en effet une arme dont il s’est fait une spécialité : les assassinats ciblés. Bien avant Meïr Dagan, le Mossad, le ­Shabak (les renseignements intérieurs, également connus sous le nom de Shin Bet) et les unités spéciales de ­Tsahal éliminaient déjà sans rechigner les individus censés représenter une menace pour la sécurité nationale. Depuis sa création il y a soixante-dix ans, ­Israël serait ainsi responsable de 2 000 à 2 700 exécutions, plus que n’importe quel autre État. « Le volume de ces assassinats est en soi un message. Il dit : “Nous serons implacables.” Le Moyen-Orient a ses propres ressorts psychologiques et ces opérations qui frappent l’imagination entretiennent la crainte des adversaires d’Israël. Mais elles s’inscrivent avant tout dans une stratégie constante de guerre secrète destinée à accroître autant que possible la période entre deux conflits ouverts. Elles sont une façon de changer le cours de l’histoire », résume ­Ronen ­Bergman. Journaliste au New York Times et au quotidien israélien Yediot Aharonot, il est l’auteur de Rise and Kill First (­Random House ; une traduction française paraîtra dans les prochains mois chez Grasset), dans lequel il retrace ­minutieusement la politique d’assassinat systématique mise en place par l’État ­hébreu.

Un ancien tabou

Publié en janvier 2018, l’ouvrage truffé de révélations est un tour de force journalistique : huit ans d’enquête et un millier d’entretiens avec les hommes de l’ombre de la sécurité israélienne. « Ils ont le sentiment d’être les garants de la survie d’Israël, et c’est aussi comme cela que leurs concitoyens les perçoivent : un rempart. » Tiré d’une injonction talmudique (« Si l’on vient pour te tuer, lève-toi et tue en premier »), le titre de son livre résume cette certitude gravée dans la psychologie ­collective d’un pays convaincu de n’avoir d’autre choix que de vivre par l’épée.

À l’instar de l’arme nucléaire, assassiner ses ennemis est le privilège des grandes puissances et de celles qui aspirent à l’être. En 2016, François Hollande provoquait pourtant une vive polémique en reconnaissant dans Un président ne devrait pas dire ça… (Stock) avoir donné son accord à quatre opérations « homo » (pour homicide). L’ancien chef de l’État venait de toucher à un tabou. Drôle de pudeur : après avoir longtemps critiqué la propension des Israéliens à ­éliminer leurs adversaires, ses alliés occidentaux ont désormais, eux aussi, recours aux assassinats ciblés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Les États-Unis, qui sous la présidence Obama se sont lancés dans une campagne effrénée de dronisation contre Al-Qaïda, ainsi que la Grande-­Bretagne ont d’ailleurs donné un cadre légal aux targeted killings, suivant l’exemple de la Cour suprême israélienne qui les encadre – et donc les légalise – depuis 2006. Sans même parler de la Russie, récemment mise en cause dans l’empoisonnement de l’agent double Sergueï Skripal et de sa fille dans la ville anglaise de Salisbury. « Israël a ouvert une brèche dans le droit international en choisissant d’assumer ces pratiques, explique Amélie ­Férey, chercheuse au Centre de recherche international de Sciences Po (CERI) et ­auteure d’une thèse référence sur le sujet. Les justifier publiquement permettait de couper l’herbe sous le pied des critiques et d’éventuelles plaintes devant la Cour de justice internationale. » À son tour, la France semble d’ailleurs s’y être officiellement convertie : un communiqué de l’état-­major des armées ­revendiquait ­récemment la « neutralisation » de ­Mo­hamed Ag Almouner, un haut responsable de l’État ­islamique au Mali.

« Traitement négatif »

La trace laissée par les tueurs dépêchés par Israël suit fidèlement les évolutions géopolitiques du Moyen-Orient. Après les anciens ingénieurs du IIIe Reich recrutés par Nasser au début des années 1960 pour développer l’arsenal balistique égyptien, puis les responsables de l’OLP, ce sont désormais l’Iran et son allié libanais du Hezbollah, et dans une moindre mesure les islamistes du Hamas, qui sont leur cible prioritaire ; avec une constante : empêcher les transferts de technologies militaires, ce qui réduirait l’avance israélienne dans ce domaine. En avril 2018, Fadi al-Batsh, un universitaire originaire de Gaza installé en ­Malaisie, dont on apprendra plus tard qu’il travaillait au développement d’un programme de drones pour le Hamas ­palestinien, est assassiné par un tireur à moto, en bas de son immeuble de Kuala Lumpur. Trois mois plus tard, début août, Aziz Asbar, le directeur du Secteur 4, un laboratoire secret du régime syrien dédié à la modernisation des missiles sol-sol ­livrés par l’Iran, meurt dans l’explosion de sa voiture dans les environs de Hama, à l’ouest de la Syrie. Au total, ces trois dernières années, quatre spécialistes en armement ont été victimes de ce type de « traitement négatif », selon l’euphémisme en cours à Jérusalem.

Risquées et nécessitant des mois voire des années de préparation, ces opérations menées en territoire hostile par l’unité Kidon ou des commandos militaires, comme la Sayeret Matkal ou la Shayetet 13, ne peuvent cependant être utilisées qu’avec parcimonie. Lorsqu’éclate la seconde Intifada, au début des années 2000, cette version haute couture de l’assassinat ciblé s’avère surtout totalement inefficace face aux vagues d’attentats suicides. Ariel Sharon, le premier ministre de l’époque, décide alors de changer d’échelle et ordonne l’élimination systématique des responsables du terrorisme. Une tâche confiée à Avi Dichter, le directeur du Shabak, qui comprend que pour arrêter des kamikazes qui n’ont besoin que de quelques minutes pour rejoindre les villes israéliennes depuis Gaza ou la Cisjordanie, il est nécessaire de réduire au minimum le délai entre l’analyse des renseignements recueillis et le mise hors d’état de nuire de la cible par les officiers de ­terrain. La procédure de traitement instantané des données récoltées par les différentes branches de l’appareil sécuritaire israélien qu’il met en place se révèle déterminante. Face aux groupes armés palestiniens, la lutte est inégale : outre le ­Shabak et le Mossad, l’État hébreu dispose avec Aman, les renseignements militaires dont le poids au sein de Tsahal ne cesse de grandir, de capacités d’espionnage considérables, uniquement surpassées dans le monde occidental par les États-Unis. Pour le reste, l’utilisation massive des drones, inédite à l’époque, des missiles guidés par GPS et des bombes intelligentes décime la hiérarchie des branches armées du Fatah et du Hamas, finissant par briser le soulèvement palestinien. Israël mènera ainsi 1 000 opérations d’assassinats ciblés durant la seconde Intifada, dont 168 réussies, recense Ronen Bergman dans son livre ; et 800 de plus depuis, principalement dans la bande de Gaza.

Une bombe dans l’appuie-tête

« Les assassinats ciblés ne sont qu’un des outils à notre disposition, pas le cœur de notre stratégie, tempère ­Yaakov Amidror, l’ancien analyste en chef du Aman et conseiller national à la sécurité de Benyamin Netanyahou entre 2011 et 2013. Ils ont l’avantage de mobiliser énormément d’énergie chez nos adversaires pour pouvoir s’en protéger, ce qui limite d’autant leur capacité à nous attaquer. » Des décennies passées à espionner les organisations opposées à l’État hébreu lui ont ainsi permis d’en identifier leur principale faiblesse : le si vulnérable facteur humain. « La capacité de nuisance d’un groupe terroriste repose entièrement sur l’expérience et l’intelligence de quelques individus. Parce qu’elles sont clandestines, ces organisations n’ont ni archives ni centres de formation : si vous éliminez la bonne personne, ce sont des années de savoir-faire qui disparaissent », résume-t-il. Le Hezbollah ne se serait ainsi toujours pas remis de la mort d’Imad Mughniyeh, son chef militaire et grand ordonnateur des attentats les plus spectaculaires du mouvement chiite libanais. Proche des Gardiens de la Révolution iranienne, ce surdoué du terrorisme avait réussi à échapper aux tueurs du Mossad et de la CIA, jusqu’à l’explosion de sa Toyota Pajero garée au cœur d’un secteur ultra-protégé de ­Damas en février 2008. La bombe était cachée dans l’appuie-tête. « Disons qu’il a perdu la tête », lâche, narquois, Yaakov ­Amidror, dont on notera qu’il dirigeait à cette époque une commission secrète chargée du dossier syrien, selon les informations du journal allemand Der Spiegel.

« Je suis l’un des concepteurs de la politique d’assassinats ciblés. » L’homme qui s’exprime ainsi n’en tire aucune fierté. Aucun regret non plus. Ami Ayalon, 73 ans, tout en muscles et en tendons, est une légende du renseignement israélien. Après avoir commandé la marine israélienne, il avait été nommé à la tête du Shabak après l’assassinat d’Yitzhak Rabin, où il a été confronté aux premiers attentats suicides.

Attaque en plein jour

C’est l’époque où les « pages rouges », le document officiel autorisant un assassinat, commencent à s’accumuler sur le bureau du Premier ministre dans l’attente de sa signature. « Le danger de la routine, c’est la banalité du mal : tu finis par passer plus de temps à réfléchir comment tuer le type qu’à te demander s’il est opportun de le faire », regrette-t-il. Mais qui écoute encore Ami Ayalon, devenu, comme plusieurs anciens responsables de la sécurité israélienne, un fervent partisan d’une séparation totale d’avec les Palestiniens ? À l’époque où il commandait la Shayetet 13, les commandos ­marins de Tsahal spécialisés dans les infiltrations en territoire ennemi, Ayalon eut une intuition qui entraîna un bouleversement de paradigme opérationnel : au lieu d’attaquer de nuit lorsque les ports et les rivages sont truffés de mine et l’adversaire aux aguets, les plongeurs de la Shayetet 13 agiraient désormais en plein jour : « Cela oblige à une longue nage d’approche et on m’a traité de fou. Mais on l’a fait. » Bien des années plus tard, par un beau matin d’août 2008, le général Mohamed ­Souleiman est attablé sur la terrasse de sa résidence d’été surplombant la Méditerranée à Tartous, sur la côte syrienne, quand il s’écroule, touché à la tête et au ­thorax de plusieurs balles tirées par la carabine d’un sniper munie d’un silencieux. Qui aurait pensé que l’un des dignitaires les mieux protégés du régime de Bachar el-Assad, l’homme chargé du développement du programme nucléaire secret syrien, pouvait être la cible de nageurs de combat israéliens postés en pleine mer ? En plein jour, qui plus est ! Pourquoi – et comment – tant de détails sur les opérations des services de renseignement israéliens finissent-ils par être connus ? Après tout, leurs acteurs sont soumis au secret, et l’on pourrait s’attendre à ce qu’ils s’y tiennent. Les principaux concernés vous répondront invariablement que « Israël est un tout petit pays où tout le monde se connaît ». Gad ­Shimron, un ancien espion devenu journaliste, a une théorie : « Le scénario ! Les scénarios de ces opérations sont tellement audacieux qu’ils frappent l’imagination », assure-t-il dans son appartement de Tsahala, un quartier du nord de Tel-Aviv peuplé de retraités des services de sécurité. Le storytelling, Gad Shimron connaît : au début des années 1980, il dirigeait au Soudan musulman le Arous Holiday Village, un vrai-faux club de plongée créé par le Mossad pour servir de couverture à l’exfiltration vers Israël de 8 000 juifs d’Éthiopie. « La notion de hiérarchie est très souple au Mossad comme au Shabak, ce qui laisse à chacun la possibilité de proposer les plans d’action les plus imaginatifs. » L’explication est intéressante mais incomplète. Il faut alors écouter Richard Silverstein, un journaliste américain très critique vis-à-vis de l’État hébreu et auteur de quelques jolis scoops sur les assassinats commis par ses services secrets. « Faire fuiter ces opérations d’assassinat est une façon de renvoyer une image de dureté et de force, analyse-t-il. Montrer qu’ils sont prêts à tout pour se défendre est au cœur du narratif ­israélien. »

La formule gagnante ?

Retour dans le salon de Ronen ­Bergman, dans un quartier huppé de Tel-Aviv. Derrière le canapé, la bibliothèque abrite une impressionnante collection d’ouvrages consacrés aux services de renseignement. Le téléphone sonne sans arrêt : des demandes d’interviews ou de participation à des conférences internationales que Yaël Sass, son assistante, tente de caser dans un emploi du temps surchargé. Rise and Kill First, best-seller mondial traduit en dix-sept langues, sert de matrice à une série télévisée en préparation pour HBO, et le journaliste ne s’appartient plus vraiment. Et si, après tout, Israël avait effectivement trouvé la formule pour lutter contre le terrorisme, obsession majeure des démocraties occidentales ? Cette conjugaison de force brute, de ruse et de sang-froid n’a-t-elle pas permis à ce pays entouré d’ennemis et grand comme deux départements français de surmonter jusqu’à présent tous les défis sécuritaires ? Ronen Bergman se méfie de ­l’hybris de ses compatriotes : il craint que d’outil tactique à l’efficacité redoutable, les assassinats ciblés ne tiennent désormais lieu de seule stratégie à l’État hébreu. Il clôt d’ailleurs son livre avec cette confidence de Meïr Dagan, recueilli quelques jours avant sa mort. Devenu lui aussi un partisan convaincu de l’option diplomatique, l’ancien memouné (directeur du Mossad) avait « saisit la limite de la force ». On peut donc avoir beaucoup tué et avoir des remords.

Source www.gqmagazine.fr

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