Déséquilibrés, terroristes, djihadistes ? Les querelles sémantiques n’y changent rien : de plus en plus d’agressions, notamment au couteau, frappent les populations occidentales. Peu importe le motif invoqué par leurs auteurs, il faut qualifier les faits en s’interrogeant sur le modus operandi des coupables.
Anne-Sophie Chazaud m’a fait l’honneur de me citer dans le cours de ses réflexions très justes sur la montée des actes d’agression sauvage, notamment des attaques au couteau.. Elle évoque un point qui me tient à cœur autant du point de vue politique que du point de vue théorique.
Les voies du déni
Comme philosophe empiriste se réclamant de la philosophie analytique, j’ai en effet depuis toujours la plus grande défiance envers les explications par les intentions subjectives. Ce qui compte, ce ne sont pas les intentions mais les actes. Hegel, pourtant pas très philosophe analytique, disait que « la vérité de l’intention, c’est l’acte ».
Or dès qu’il y a une attaque au couteau (et il y en a beaucoup – la dernière en date à Périgueux!) non seulement les belles âmes islamo-gauchistes mais aussi les bonnes consciences des médias s’empressent d’invoquer l’absence d’intention terroriste avérée ou la pathologie mentale ou l’alcoolisme des agresseurs pour se rassurer : non ce n’est pas une action terroriste mais juste l’acte d’un déséquilibré. Et donc, circulez il n’y a rien à voir.
Une philosophie de l’action solide et crédible demande qu’on s’interroge sur les actions à partir non pas des intentions supposées des acteurs, qui sont toujours confuses et variables et susceptibles d’être décrites de mille manières, mais de la gamme des actions socialement possibles à la disposition des acteurs au moment où ils ont agi.
Les terroristes imitent les artistes
L’historien de l’art Michael Baxandall, qui se présentait lui-même comme le dernier des empiristes anglais, a génialement analysé dans son livre de 1985, Patterns of intention, on the historical explanation of pictures, que je fis traduire dans ma collection Rayon Art chez Jacqueline Chambon en 1991 sous le titre Les formes de l’intention, les stratégies de création de quatre « artistes », Chardin, Picasso, Piero della Francesca… Et les deux architectes du pont sur le Firth of Forth au nord d’Edimbourg, Fowler et Baker.
Baxandall y montrait qu’un artiste, y compris quand il innove, crée en fonction d’un registre d’intentions possibles que la culture de son temps met à sa disposition. Son intention est définie à travers les choix qu’il fait entre ces « formes » de l’intention. On ne doit donc pas partir pour l’analyse des œuvres (ici des actions) des intentions subjectives des acteurs mais des registres intentionnels à leur disposition. Il ne sert à rien de se demander quelles étaient les intentions de Chardin quand il peint « une dame prenant le thé » mais quel registre intentionnel est à sa disposition dans l’art de son temps et comment il choisit entre eux et insère sa manière propre.
On me dira : « Que diable cela a-t-il à voir avec les attaques au couteau ? » ?
C’est pourtant assez clair : un agresseur a aujourd’hui à sa disposition un registre d’actions socialement définies. Aujourd’hui les attaques au couteau, avec leur signification religieuse caractéristiquement islamique, font partie des « formes de l’intention » à disposition des terroristes mais aussi des déséquilibrés, des voyous et des violents. On peut toujours s’interroger ensuite sur la responsabilité réelle de l’agresseur mais ce n’est qu’une question dérivée, annexe et en fait sans grande importance : la vérité de l’acte, c’est la reprise d’un modèle d’action religieux terroriste.
Terrorisme low-cost
La propagande islamique diffuse d’ailleurs sans relâche ce modèle et le propose à tous ceux qui veulent produire une action violente : voilà ce que vous pouvez faire…
Qui plus est ce modèle d’intention est factuellement accessible, pas cher (le prix d’un couteau de cuisine à ce jour en vente libre !) et sa portée communicationnelle et terrorisante est maximale. Il est même peu risqué du point de vue pénal car on pourra toujours invoquer l’absence de préméditation ou le dérangement – ou invoquer son droit au silence. Dans notre monde faussé par le psychologisme des juges et des avocats, c’est donc tout bénéfice. On dirait parfois que les assassins ont, eux, parfaitement compris les sophismes de l’analyse des intentions subjectives et les tournent à leur profit.
Il est donc temps d’en finir avec ces larmoiements sur des intentions qu’on peut déformer dans tous les sens avec un avocat même pas malin et devant des juges qui se prennent pour des confesseurs. Et, pire, il faut être lucide : ce genre d’attaque aura la vie dure…
Source www.causeur.fr