Par Elie Klutstein/Makor Rishon
Les revers iraniens
Une autre question intéressante concerne les intérêts du gouvernement irakien : pourquoi accepterait-il de se plier aux pressions américaines pour éliminer l’influence iranienne du pays, même au risque d’une confrontation avec des milices armées – un scénario qui pourrait échapper à tout contrôle et déboucher sur un conflit ouvert ? Après tout, les troupes américaines doivent bientôt quitter le pays et il semble peu probable – malgré les craintes de certains membres des milices – que les Américains lancent des frappes aériennes sur Bagdad.
Il y a plusieurs raisons possibles à cela :
Premièrement, de nombreux Irakiens ne souhaitent pas voir l’influence iranienne perdurer dans leur pays et appellent même ouvertement à la « libération » de Bagdad. « La nouvelle carte du Moyen-Orient ne sera pas complète sans la libération de Bagdad », a écrit Farouk Yousef la semaine dernière. « Il est temps de libérer la ville de l’occupation perse, tout comme Beyrouth a presque été sauvée et Damas a été libérée des griffes d’Assad après qu’il l’a incendiée – pas avant qu’il ne s’enfuie. »
Une autre raison pourrait être que le gouvernement de Bagdad souhaite éviter de transformer l’Irak en champ de bataille entre Israël et les milices, s’exposant ainsi au type de dégâts et de destructions observés dans d’autres États comme la Syrie, le Liban ou le Yémen. Le 20 novembre, Al-Hadath a rapporté que Washington avait envoyé un message aux dirigeants de Bagdad, les avertissant que les États-Unis ne pouvaient plus empêcher Israël de frapper des cibles de milices en Irak et que seule une action gouvernementale pourrait éviter de telles attaques. Le Premier ministre al-Sudani aurait informé toutes les factions politiques du pays de ce danger. Quelques jours plus tard, les tirs de drones depuis l’Irak ont cessé et n’ont pas repris depuis.
Les Irakiens doivent également se concentrer sur l’évolution de la situation en Syrie : l’instabilité qui règne pendant la période de transition, et notamment les tentatives de groupes comme l’EI d’exploiter le vide politique, risquent de raviver une guerre civile sanglante. Une éventuelle invasion turque de la Syrie ne ferait qu’exacerber les tensions. Dans un tel scénario, l’Irak craint que les troubles ne se propagent de l’autre côté de la frontière, accompagnés de groupes terroristes cherchant à provoquer le chaos des deux côtés et à attirer d’autres acteurs dans le conflit.
Cette préoccupation a déjà conduit les Irakiens à prendre diverses mesures ces dernières semaines : suspendre les exportations de pétrole vers la Syrie par crainte d’instabilité, rapatrier des milliers de soldats syriens qui ont fui en Irak et surveiller la contrebande le long de la frontière. Les Irakiens ont été particulièrement encouragés par les rapports faisant état d’une baisse significative des tentatives de contrebande de pilules de Captagon à la frontière après la chute d’Assad – un commerce longtemps contrôlé par la famille Assad, en particulier le frère de l’ancien président, Maher.
Le Premier ministre irakien Mohammed Shia’ Al-Sudani. Photo : Reuters
En attendant, la situation reste floue et l’Irak étudie le nouvel ordre régional et cherche à marquer des points sur le plan diplomatique, à obtenir des succès et à nouer de nouvelles relations. Al-Sudani lui-même est à la tête de cet effort, et il pourrait considérer que l’éloignement de l’Irak de l’influence iranienne est un moyen de cultiver une nouvelle image en Occident, celle d’un acteur clé qui façonne la nouvelle réalité régionale. Dans le même temps, pour sauver les apparences, l’Irak continue de souligner son engagement à résoudre la question palestinienne, faisant peut-être écho à la rhétorique de l’Arabie saoudite. Al-Sudani a notamment rencontré le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane la semaine dernière pour discuter des développements régionaux.
Du point de vue de l’Iran, si les milices acceptaient effectivement de déposer les armes, cela représenterait un énorme revers et une déception. Une autre partie de l’anneau de feu construit par le tristement célèbre Qassem Soleimani s’est effondré, ne laissant à l’Iran qu’un seul mandataire ciblant activement Israël: les Houthis. Le seul autre groupe qui n’a pas cessé ses attaques est le Hamas, l’organisation qui a lancé la guerre actuelle, bien que ses capacités aient considérablement diminué depuis le 7 octobre.
Mais Téhéran ne va pas abandonner si facilement. L’Irak reste un atout géographique stratégique pour l’Iran: outre le fait qu’il permet de contourner la frontière turque, qui n’est pas toujours une voie fiable, l’Irak constitue un corridor terrestre crucial pour revenir en Syrie. De plus, il offre une voie d’accès vers une autre cible identifiée par Téhéran pour étendre son influence : la Jordanie .
Les calculs de l’Iran
L’Iran réévalue sa stratégie après la chute d’Assad, tentant de restaurer la confiance parmi ses alliés et ses partisans. Les dirigeants de Téhéran craignent un effet domino : après les coups durs subis par le Hezbollah et le Hamas, et après l’effondrement du régime d’Assad en Syrie, l’Irak est considéré comme le prochain domino à tomber. Les forces pro-iraniennes en Irak ont déjà déclaré leur soumission, ce qui augmente les enjeux pour Téhéran. La cible finale de l’axe de résistance pourrait être le régime iranien lui-même.
Cette préoccupation pousse Téhéran à réfléchir à la manière de préserver ses intérêts en Irak et d’éviter de nouvelles pertes pour son axe régional. Il pourrait même chercher à resserrer son emprise sur Bagdad en guise de compensation pour la perte de la Syrie. Les analystes pointent trois pistes possibles que l’Iran pourrait suivre :
- Accroître son influence en Irak, même au prix d’aliéner les populations locales et de porter préjudice au gouvernement.
- Desserrer son emprise sur Bagdad pour envoyer un signal à l’Occident quant à sa volonté de négocier à l’ère Trump.
- Maintenir une présence modeste mais stable, en espérant consolider sa position à l’avenir lorsque les circonstances seront plus favorables.
En attendant, Téhéran utilise ses médias pour rappeler aux Irakiens le rôle positif joué par les Forces de mobilisation populaire et d’autres milices dans la défaite de groupes terroristes comme l’EI, ces mêmes forces que les Américains tentent « malicieusement » de démanteler. « Il s’agit d’une organisation de résistance populaire », peut-on lire dans un article iranien, « qui, aux côtés de l’armée irakienne, est devenue un outil puissant contre le terrorisme et continue de garantir la sécurité de l’Irak. »
Les médias iraniens évoquent également des craintes plus vastes, en évoquant souvent le nom d’Abou Mohammed al-Julani, chef de Hayat Tahrir al-Sham en Syrie. L’ascension d’al-Julani, ancien djihadiste combattant avec Al-Qaida en Irak, est présentée comme un avertissement aux Irakiens : le choix n’est pas seulement entre l’Occident et les milices, mais entre des forces comme al-Julani, qui ont dévasté leur pays et renversé le régime d’Assad en Syrie, et les milices qui ont « protégé » l’Irak d’un sort similaire.
Les habitants et les dirigeants irakiens se laisseront-ils convaincre par de tels arguments? Pour l’heure, il semble que Téhéran soit confronté à une nouvelle défaite.