Épisode essentiel de la IIIe République et archétype de l’erreur judiciaire, l’arrestation et la condamnation du capitaine Dreyfus ont eu des répercussions immenses en France et à l’étranger. Pouvez-vous rappeler brièvement les tenants et les aboutissants de l’Affaire ?
Olivier Lumbroso1 : Le 15 octobre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, juif alsacien, est accusé d’avoir livré des secrets militaires à l’Allemagne. Il est arrêté, puis condamné à la déportation. Dégradé le 5 janvier 1895, il embarque pour le bagne de l’île du Diable, en Guyane. L’action politique et médiatique du camp dreyfusard, au fil des mois, permet de désigner le commandant Esterhazy comme étant le vrai traître. Le 13 janvier 1898, Zola, qui compte parmi les écrivains les plus traduits au monde, publie « J’Accuse », dans L’Aurore, tiré à 300 000 exemplaires. Son pamphlet donne à l’Affaire une dimension internationale. Condamné, Zola s’exile en Angleterre, tandis que la France se déchire dans un climat de haine. Après une nouvelle condamnation en 1899 lors du procès de Rennes, le rideau judiciaire de l’Affaire tombe le 12 juillet 1906 : Dreyfus est déclaré innocent par la Cour de cassation et réintègre l’armée avec le grade de commandant. Esterhazy, lui, ne sera jamais condamné.
La stigmatisation de la communauté juive, déjà forte dans les années 1880, est-elle amplifiée par l’affaire Dreyfus ?
O.L. : L’hostilité à Dreyfus, aux Juifs, à Zola, s’accompagne, dans les grandes villes, de violentes émeutes antisémites. C’est que l’antisémitisme d’extrême droite, à la fin du XIXe siècle, bénéficie d’une forte influence sur l’opinion publique, notamment par l’entremise des thèses d’Édouard Drumont défendues dans La France juive (1886) et développées dans le quotidien antirépublicain La Libre Parole qui fustige« la fatalité et la malédiction de la race ». Ces idées sont partagées par une partie de la France nationaliste qui voit dans le Juif, l’étranger de l’intérieur, le nomade inassimilable, l’allié des francs-maçons, le meurtrier du Christ… Sans oublier que L’Action française, née en 1898, affiche un antidreyfusisme virulent, défendu par le monarchiste Charles Maurras, rejoint par Maurice Barrès.
Le déchaînement d’antisémitisme occasionné par l’affaire Dreyfus pousse-t-il certains Juifs à quitter la France ?
O.L. : Bien avant la création de l’État d’Israël, en 1948, quelques milliers de Juifs d’Europe partent s’installer dans les premières colonies agricoles implantées en Palestine. De son côté, l’autrichien Théodore Herzl, choqué par la violence de l’Affaire qu’il couvre en tant que correspondant de presse, préconise en 1896 la création d’un État juif et, l’année suivante, il organise, à Bâle, le premier congrès sioniste.
Zola ne se mobilise pas dès la condamnation de Dreyfus, en décembre 1894. Comment cela s’explique-t-il ?
O.L. : L’engagement de Zola en faveur de Dreyfus n’est pas un engagement « spontanéiste », non maîtrisé, impulsif. Ni un coup médiatique pour relancer sa carrière, comme l’ont insinué de mauvaises langues. C’est un acte réfléchi. En mai 1896, il publie dans Le Figaro un article dénonçant l’antisémitisme, mais l‘Affaire lui reste encore étrangère. Il l’observe de loin. Ses rencontres avec le journaliste Bernard Lazare et le vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner, notamment, le persuadent peu à peu de l’innocence de Dreyfus.
Se jeter dans la bataille pour la réhabilitation du capitaine ne va d’ailleurs pas sans risques, puisque Zola est condamné pour diffamation après sa lettre ouverte au président Félix Faure et obligé de quitter la France pour Londres, le 18 juillet 1898. Son exil durera jusqu’au 5 juin 1899. Somme toute, la matière fictionnelle brassée par cet écrivain du social convaincu d’une victoire possible de la justice sur l’obscurantisme, la raison d’État, l’ordre établi…, ressemble terriblement à la vraie vie et, souvent, à l’Affaire. Dans La Bête humaine, Zola confronte certains de ses personnages au thème de l’erreur judiciaire et, dans Le Ventre de Paris, à celui de la déportation. L’art romanesque l’a en quelque sorte préparé de manière souterraine à prendre la défense de Dreyfus. Son naturalisme lui a servi d’école de formation éthique et politique.
L’onde de choc du « J’Accuse » se propage-t-elle hors de France ?
O.L. : Oui. Les journaux du monde entier traduisent et publient le texte, tantôt littéralement, tantôt en le commentant selon les préférences idéologiques de chaque rédaction. Mais le dreyfusisme ne domine pas exclusivement la presse étrangère. Il existe, dans le paysage médiatique international, une presse antidreyfusarde liée le plus souvent à un catholicisme radicalisé. La nouvelle condamnation de Dreyfus, accompagnée des circonstances atténuantes, en 1899, connaît elle aussi un écho mondial. Surtout, la publication du « J’Accuse » suscite l’explosion d’un courrier planétaire. Un flot de lettres en langue française et en langues étrangères venant des pays limitrophes de la France, de l’Europe de l’Est, des deux Amériques, de l’Inde, de l’Indonésie, de la Chine, du Japon, de l’Australie ou encore de l’Afrique du Sud, converge vers le domicile parisien de Zola, rue de Bruxelles, ou vers Médan (Yvelines), où il réside de mars à décembre.
Un flot de lettres en langue française et en langues étrangères venant des pays limitrophes de la France, de l’Europe de l’Est, des deux Amériques, de l’Inde, de l’Indonésie, de la Chine, du Japon, de l’Australie ou de l’Afrique du Sud, converge vers le domicile parisien de Zola.
Combien de lettres internationales Zola reçoit-il, au total, entre 1898 et 1902, année de sa mort ?
O.L. : Plusieurs milliers. À ce jour, 1 750 de ces missives rédigées pour la plupart individuellement ou collectivement par des anonymes de tout sexe, tout âge et tout rang (médecins, avocats, ouvriers, paysans, militants socialistes…), et parfois accompagnées d’annexes (dessins, longs poèmes à la gloire de Zola…), ont été numérisées par l’Équipe Zola de l’Institut des textes et manuscrits modernes (Item)2. Et 1 200 ont été mises en ligne sur la plateforme EMan de l’Item. Nous sommes toutefois loin d’avoir fait le tour de cette masse épistolaire dont une grande partie est encore conservée dans les archives du Dr Brigitte Émile-Zola, arrière-petite-fille du romancier, et demeure par conséquent inédite..
À qui s’adresse en priorité cette correspondance : au romancier réaliste ou à l’intellectuel engagé dans la défense de la justice et de la vérité ?
O.L. : La plupart des scripteurs associent les deux facettes. Et beaucoup rendent hommage, non sans lyrisme, à un Zola mythifié en qui ils voient soit une figure religieuse (ils le comparent à Moïse ou au Christ, bien que Zola soit athée) soit une figure laïque héroïque, comme Napoléon.
La majorité des lettres est rédigée en français. Pourquoi ce choix ?
O.L. : Pour de nombreux épistoliers, la langue française, même quand ils la maîtrisent mal, est la langue utilisée par Zola pour rédiger ses romans et son « J’Accuse ». Autrement dit, une langue riche de valeurs morales et citoyennes qui donne la force et le courage de s’arracher à sa propre langue, à sa manière habituelle de penser. Écrire au Maître en français, surtout quand on vit sous un régime autoritaire, c’est utiliser la langue de la liberté, des Lumières, de Voltaire et de son Dictionnaire philosophique, de la Révolution de 1789… Par ailleurs, chaque lettre possède son français à soi, voire se distingue par des néologismes inventifs, comme celle d’Elsa, de Budapest, le 13 janvier 1898, qui évoque l’« intimidité géniale » de Zola. Il serait intéressant que des ethnolinguistes étudient les variations de ce français selon les lieux du monde. Plus largement, ce corpus de milliers de lettres présente une valeur de témoignage sociologique et ethnographique en ce qu’il s’enracine dans le terreau idéologique, politique et culturel des lecteurs « ordinaires » de Zola, autour du globe. Et il nous permet de mieux cartographier la diffusion du mouvement naturaliste en dehors de l’Hexagone.
Faut-il voir dans toutes ces voix de l’étranger un cri collectif de la planète préfigurant les actuels réseaux sociaux ?
O.L. : C’est anachronique, mais tentant. Ce que l’on peut dire, c’est que ce chœur planétaire est composé de consciences individuelles reconnaissant chacune la souffrance d’un homme, en l’occurrence un homme juif, comme la sienne propre, et osant l’écrire à un écrivain d’origine italienne. Chaque épistolier, qu’il soit juif ou pas, semble dire : « Je ne suis presque rien dans ce monde et, pourtant, ma voix doit exister pour Dreyfus et Zola. » Ces lettres, dont il serait heureux d’exploiter les vertus éducatives dans les écoles à l’heure de la montée des nationalismes, ont prouvé à l’auteur des Rougon-Macquart la force transformatrice de ses romans et de son engagement sur une partie de l’opinion mondiale à la fin du XIXe siècle. ♦
Source lejournal.cnrs.fr