Paru dans Kountrass Magazine nº 47 – Av 5754 / Juillet 1994
Par le rav Chelomo Bloch
Le jour de Tich’a beAv correspond à l’anniversaire de la destruction du Temple. A l’époque où nous vivons, il est particulièrement difficile de saisir pleinement l’ampleur du désastre que fut la disparition du Beth haMikdach. Une des principales raisons de cette difficulté réside dans le fait que nous ne savons plus apprécier à sa juste valeur ce que fut le Temple et la place centrale qu’il occupait, tant au niveau spirituel que dans la vie quotidienne du peuple d’Israël.
Les endeuillés de Sion et de Jérusalem, vus par le peintre Lilien.
Un peu d’histoire
Le dernier Temple avait été construit à l’initiative du roi Hérode (Baba Batra 4a) : ce roi mécréant s’était emparé du pouvoir après avoir mis fin à la dynastie des Hasmonéens dont il avait été l’esclave. La Guemara rapporte que les sages d’Israël ayant refusé de le considérer comme membre à part entière de la communauté et digne du titre de la royauté, du fait de son ascendance, il les fit tous exterminer, ne laissant la vie sauve qu’à un seul Tsadik du nom de Baba Ben Bouta. Ce dernier, voyant le roi pris de remords, lui conseilla alors de racheter son crime en procédant à la reconstruction du Temple détruit une première fois par Nabuchodonosor. « Tu as éteint la lumière [ou, selon un autre avis dans la Guemara : aveuglé l’œil] du monde, lui dit-il en allusion au meurtre des sages, aussi devras-tu t’occuper de reconstruire le Temple qui lui aussi est la lumière [ou : l’œil] du monde. » La Guemara compare donc le Beth haMikdach aux yeux et à la lumière du monde. Sans nous étendre ici plus longuement sur la signification profonde des expressions « lumière » et « œil » du monde, nous remarquerons au passage les qualificatifs employés par la Guemara lorsqu’il s’agit de nous faire comprendre l’importance et le rayonnement de ce que fut le Beth haMikdach.
S’il nous est réellement difficile d’apprécier ce que fut le Beth haMikdach à l’époque où il existait encore, il ne nous est guère plus facile de mesurer aujourd’hui les conséquences incalculables de sa destruction pour nous. Citons seulement la Guemara Berakhoth (32b) qui nous dit au nom de rabbi El’azar que «depuis que le Temple n’est plus, les portes de la prière se sont fermées – mais non celles des larmes» – et qu’une muraille de fer « nous sépare du Créateur. Le Maharal de Prague (‘Hidouché Halakhoth Baba Metsi’a 59a) explique que si les larmes dépendent plus spécifiquement de l’être humain et de la force dont il est capable de faire montre, la Tefila/prière elle-même fait partie intégrante de l’essence de ce monde, de sa structure, et la première tâche de l’homme, immédiatement après sa création, fut de se tourner vers le Tout-Puissant et de prier. Quant au Temple, indique encore le Maharal, il constitue l’essence de notre univers, aussi sa perte a-t-elle entraîné la fermeture des portes. Le Maharcha1, de son côté, explique le lien direct existant entre la fermeture des portes de la prière et l’apparition de la muraille : depuis que le Temple a disparu, des anges destructeurs et accusateurs sont apparus, et ils se sont constitués en séparation entre nous et le Créateur.
De ce commentaire du Maharcha, nous voyons qu’une des fonctions essentielles du Beth haMikdach était de se former en écran protecteur préservant le peuple d’Israël des malheurs et de la persécution. Aussi est-ce loin d’être le fait du hasard si la destruction du Beth haMikdach s’accompagna des pires tourments. Le verset dans Ekha/Lamentations (3,43-44) ne dit-il pas : «Tu t’es enveloppé de colère et tu as permis qu’on nous persécute et qu’on nous tue sans ménagements. Tu t’es entouré de nuages pour empêcher nos prières de passer.» Le Maharcha ajoute que ce même nuage, qui, à l’époque du don de la Tora, nous entourait pour nous protéger, s’est soudainement transformé en un amoncellement d’anges destructeurs qui empêchent la Téfila d’arriver au but. Aussi le Tout-Puissant cessa-t-il, en apparence, de s’intéresser à nous et de veiller à nos côtés, nous laissant devenir la proie des massacres et de la persécution.
Pour mesurer l’impact que les événements liés à la destruction du Temple ont eu sur les esprits de l’époque, citons seulement l’historien Flavius Josèphe, qui estime à près d’un million le nombre des Juifs tués au cours de ce qu’il a nommé « les guerres judéo romaines ». S’il est difficile pour les spécialistes de notre génération de vérifier l’exactitude de ces chiffres, qui nous paraissent se situer encore en dessous de la réalité, nous remarquerons malgré tout que cette évaluation a été faite à une époque de l’histoire où les plus grandes batailles se soldaient rarement par un bilan supérieur au chiffre de quelques milliers de victimes. Le chiffre avancé par Flavius Josèphe ne comprend sans doute pas tous ceux qui, livrés à la barbarie dominante, partirent en captivité, seuls les plus chanceux d’entre eux ayant été rachetés à prix d’or par leurs frères de la Gola.
Malgré l’ampleur du désastre, la destruction du Temple ne sonna pas le glas de la présence juive en Judée, du moins pas immédiatement. La population dirigée par Bar Kokhba se souleva de nouveau et livra une fois de plus une véritable guerre à l’occupant. L’épilogue de cette dernière tragédie a un lieu qui porte son nom : Bétar. Réfugiés dans cette forteresse réputée imprenable, une multitude de personnes étudiaient et pratiquaient les Mitsvoth, ainsi que le décrit la Guemara dans Guittin (58a) : «Il y avait 400 synagogues dans la ville de Bétar, chaque synagogue comptait 400 maîtres et devant chacun d’entre eux se tenaient 400 enfants qui étudiaient la Tora. Lorsque l’ennemi prit le dessus, tous furent pris au piège et enroulés dans des Sifré Tora auxquels on mit le feu.» La Guemara rapporte encore (Guittin 57a) que les cohortes de l’ennemi pénétrèrent dans Bétar entraînés par 80 000 officiers qui les menèrent au son des trompettes. Ils massacrèrent hommes, femmes et enfants et le sang coula à flots jusqu’à la mer où il se déversa, abreuvant au passage les vignes du pays pour sept années durant. On ne saurait résumer ces tragiques événements avec plus de concision que le Rambam lui-même dans le Michné Tora (Hilekhot Ta’anith 5,3) : «Et une grande ville tomba, Bétar était son nom. Etaient présents en son sein des milliers et des dizaines de milliers de Juifs. Ils avaient un grand roi et tout Israël, ainsi que ses sages, pensaient qu’il était le Messie. Il tomba dans les mains de Rome et tout le monde périt. Ce fut un grand malheur comparable à celui de la destruction du Temple.» La Michna dans Ta’anith (26b) signale que la prise de Bétar eut lieu le jour même de Tich’a beAv, anniversaire de la destruction du Temple dont elle était une conséquence.
Cet effrayant tableau du martyre et de l’oppression de notre peuple ne saurait être complet si nous n’évoquions les persécutions dont nous avons été l’objet depuis lors, et jusqu’à ce jour2.
A ceux qui s’étonnent des raisons qui nous poussent à donner la primauté aux événements liés à la destruction du Beth haMikdach, alors que notre époque abonde en épisodes non moins tragiques, on peut opposer une réponse simple : la disparition du Temple demeure la source de toutes les persécutions dont nous avons été les victimes jusqu’à aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce que nous dit le Paytan dans les paroles que nous prononçons lors du Moussaf de Yom Kippour : «Depuis que le Temple a été détruit, il ne nous est plus possible de conter nos malheurs, chaque jour ayant son cortège d’atrocités et de chagrins. Le frisson s’est emparé de nous et les rayons sont descendus jusque dans la poussière.» Aussi est-ce pour cette raison que les massacres des communautés de Worms et de Mayence, à la veille des premières croisades, ont été consignés dans les Qinoth que lisent certaines communautés ashkenazes le jour de Tich’a beAv, conformément à l’enseignement de Rachi (rapporté dans Qinoth haMevouaroth, de rav Ya’aqov Weingorth, dans l’intr.); selon lui, la tradition est d’inclure dans nos lamentations ce jour-là les événements qui se produisent de notre vivant3. Cent cinquante ans plus tard, le Maharam de Rothenburg compilait lui aussi des Qinoth sur le grand autodafé qui eut lieu à Paris en 1244, et dans lequel les exemplaires du Talmud confisqués dans toute la France furent rassemblés sur la place publique pour y être brûlés4.
Les sources de ces catastrophes
Face à une histoire aussi lourde, la question qui vient évidemment à l’esprit est la suivante : comment tout cela a-t-il pu se produire ? Quelles en sont les causes précises ? Les Prophètes donnent en maints endroits une réponse claire et sans ambiguïtés, que le ‘Hafets ‘Hayim commente en ces termes (in Préface du ‘Hafets ‘Hayim) : «D’ nous préserve de la moindre complainte à son égard, car ce n’est pas de Son côté que vient le manque.» Et cette grande autorité de citer les versets suivants (Yecha’yahou/lsaïe 59,1 et 2) : «En vérité la main de l’Eternel n’est pas trop courte pour sauver, ni son oreille trop dure pour entendre, mais ce sont vos fautes qui ont mis une barrière entre vous et le Tout-Puissant.» C’est donc dans cette optique que nous devons essayer de comprendre la destruction du Temple par les Romains et les malheurs qui ont suivi. A une époque où les catégories de la pensée occidentale nous ont habitués à voir dans l’assaillant, et lui seul, le responsable de tous les maux, force est de constater ici que nous sommes en face d’une attitude radicalement différente : c’est nous qui, à cause de notre conduite et de nos fautes, sommes devenus les agresseurs de notre propre Temple. Quant aux Romains, ils ne sont arrivés que pour enlever ce que nous avions déjà détruit. C’est d’ailleurs ce qu’avaient compris les Kohanim qui, avant de se jeter dans les flammes qui consumaient le Beth haMikdach, montèrent une dernière fois sur les toits du Temple dont ils avaient les clés et les lancèrent en direction du ciel en s’écriant : «Nous n’avons pas eu le mérite de demeurer les gardiens du Temple. Veuille recevoir les clefs» (Ta’anith 29a).
Nous touchons là un point essentiel de Tich’a beAv : à travers le jeûne et la commémoration, il est de notre devoir de comprendre ce qui s’est passé en déterminant notre part de responsabilité.
La destruction du Temple
Les sages de la Guemara eux-mêmes ont longuement débattu cette question : quelles ont été les fautes qui ont provoqué la fin de l’existence du Beth haMikdach ?
L’une des principales sources qui nous sert de référence à cet effet est la Guemara dans Yoma (9b). Nos maîtres mettent en parallèle la destruction des deux Temples en comparant les fautes qui ont été commises la première et la seconde fois : «Pourquoi le premier Temple a-t-il été détruit ?» Du fait de trois fautes principales, répond la Guemara: «L’idolâtrie, le meurtre et l’adultère.»
Quant aux raisons de la disparition du deuxième Temple, elles sont plus complexes : le même texte (Yoma cité) précise qu’au cours de la période qui précéda la dernière destruction, «les gens étudiaient la Tora, pratiquaient les Mitswoth et se livraient au ‘Hessed». Alors pourquoi fut-il mis un terme aussi brutal à l’existence du Beth haMikdach ? «Parce que s’était installée entre nous la haine gratuite – ce qui nous apprend que la haine gratuite a autant de poids à elle seule que ces trois fautes que sont l’idolâtrie, le meurtre et l’adultère.» Et la Guémara de conclure : la faute commise par cette dernière génération fut beaucoup plus grave que celle des premières générations. La preuve en est que si le premier Temple fut reconstruit au bout d’un certain nombre d’années, cela n’est pas le cas pour le deuxième dont nous attendons jusqu’à ce jour la reconstruction.
La lecture de la Guemara dans Yoma ne peut que susciter un profond étonnement, d’ailleurs exprimé par la plupart des commentateurs ultérieurs. Le meurtre, l’adultère et l’idolâtrie qui furent le lot de la première génération représentent les trois interdits les plus graves que la Tora ait jamais prohibés, au point qu’il nous est même prescrit d’accepter de mourir plutôt que de les transgresser. Or en parlant de la « dernière génération », celle qui a précédé la destruction du deuxième Temple, la Guemara prend la peine de nous informer que, malgré les fautes commises, elle était constituée de personnes qui demeuraient attachées à la pratique de l’étude et des Mitswoth.
Telle précision dans un texte aussi concis que celui de la Guemara n’est évidemment pas fortuite. L’un des plus célèbres disciples de rav Israël Salanter, le rav Sim’ha Ziessel Ziv, plus connu sous le nom de « Saba de Kelm »5, explique dans son ‘Hokhma ouMoussar que si la Guemara affirme que les enfants d’Israël étudiaient la Tora, c’est qu’il s’agissait là de vrais Talmidé ‘Hakhamim, au plein sens du terme. Quand le texte parle de leur accomplissement des Mitswoth, le Saba de Kelm souligne la chose en rapportant le Cha’aré Kedoucha de rav ‘Hayim Vital : il est impossible, explique ce dernier, de s’impliquer dans les Mitswoth dans leur totalité et dans tous leurs détails si nous n’avons pas réussi préalablement à transformer fondamentalement notre propre personnalité. Aussi, lorsque nos Maîtres disent que les Juifs de l’époque du Temple respectaient les Mitswoth, il est possible d’en déduire qu’il ne s’agissait pas de simples pratiquants, mais de personnes qui avaient atteint un niveau proche de la perfection.
Comment peut-on alors comprendre le fait que leur faute fut plus grave que celle de la génération du premier Temple, qui s’était pourtant rendue coupable des pires abominations ?
La Guemara dans Yoma nous livre la clef du problème en une seule phrase : «Les fautes des premières générations étaient dévoilées, celles des dernières ne l’étaient pas.» Commentaire de Rachi : les premiers ne cherchaient pas à dissimuler leurs crimes alors que les derniers fautaient en cachette.
Rav Sim’ha Ziessel explique ici que du fait même de la gravité de leurs actes, les gens du premier Temple étaient conscients de leur situation de renégats et ne cherchaient guère à les voiler. Résultat : leurs fautes leur pesaient lourdement sur le cœur, les mettant ainsi dans un état proche de celui de la Téchouva. C’est donc parce qu’ils n’ont su aller jusqu’au bout de leurs remords et ne se sont pas engagés plus loin sur la voie de la Techouva après avoir commis ces trois fautes, que le premier Temple a été détruit.
En ce qui concerne la dernière génération, la situation est radicalement différente. Le fait qu’ils se soient élevés dans certains domaines les a conduits à mésestimer leur véritable situation par ailleurs. Ils avaient laissé se développer en eux une forme de haine gratuite qui, si elle n’avait pas atteint les formes virulentes qu’on peut lui connaître, les avait néanmoins laissés totalement indifférents et ne remettaient nullement en cause leur tranquillité d’esprit. Ils vivaient en parfait accord avec eux-mêmes, persuadés qu’eu égard les niveaux élevés auxquels ils étaient parvenus, ce sentiment diffus de haine gratuite n’était qu’un détail sans importance. Ils étaient donc beaucoup plus éloignés de la Techouva que leurs prédécesseurs de la première génération.
Car l’absence de repentir après la faute est encore plus grave que la faute elle-même, ainsi que l’explique le Cha’aré Techouva (1ère partie, § 4)6 : «Au début il ne savait pas que viendrait le Yétser pour l’investir, mais après qu’il a pu constater sa propre faiblesse face à la puissance du Yétser, il aurait dû tout faire pour se reprendre et ramener en son cœur la crainte du Tout-Puissant.» La vraie différence entre le Tsadiq et le Racha’, explique encore le Cha’aré Téchouva, ne réside pas dans la transgression de l’interdit mais dans la Techouva que le premier s’empressera de faire pour ne pas recommencer, tandis que le second n’aura cure de ce qui s’est passé.
L’absence de Techouva ne constitue cependant qu’une partie des raisons invoquées par la Guemara pour expliquer les circonstances qui ont causé la destruction du Temple. L’autre partie tient bien évidemment à la gravité même du sentiment de la haine gratuite. La Guemara précise d’ailleurs que la haine gratuite équivaut à elle seule à ces trois fautes essentielles.
Dans le même paragraphe où il traite de la destruction du Temple, rav Sim’ha Ziessel écrit que lorsque les enfants d’Israël fabriquèrent le «veau d’or» au Sinaï, ils ne se seraient pas autant exposés à la colère divine si en plus de la faute d’idolâtrie, ils n’avaient commis celle de l’obstination. L’obstination, c’est le refus répété de se repentir, dont ils firent preuve à différentes reprises au cours de la traversée du désert. Toutefois l’absence de repentir ne doit pas s’inscrire en tant que faute supplémentaire, indépendante de la première. Notre auteur explique en effet que le refus de la Techouva a plutôt eu pour effet de faire ressortir la faute d’idolâtrie dans toute sa dimension, et c’est en cela qu’elle a failli coûter au peuple d’Israël son existence – à laquelle il aurait certainement été mis fin sans l’intervention pressante de Moché rabénou.
Aussi est-ce dans la même optique qu’il faut comprendre ce qui s’est passé à Tich’a beAv. L’éloignement de la Techouva a seulement mis en relief le sentiment de haine qui existait alors. C’est donc en définitive la haine, et elle seule, qui a détruit le Temple.
Le piège
Ce qui reste évidemment bien difficile à comprendre, c’est comment il a pu être possible de tomber dans un piège aussi dévastateur que celui de la haine gratuite. La Tora raconte qu’après avoir grandi dans la maison de Pharaon, Moché rabénou est sorti parmi ses frères réduits en esclavage. C’est alors, dit le verset, qu’il vit leurs souffrances (Chemoth 2,11), ce que Rachi explique de la manière suivante : «Il s’appliquait de tous ses yeux et de tout son cœur à souffrir pour eux.»
Aimer son prochain comme soi-même ne consiste pas seulement à l’aider matériellement ainsi que le faisait les Juifs de la génération du Temple, dont la Guemara nous raconte qu’ils se livraient au ‘Hessed. Cela est certes nécessaire, mais ne saurait être suffisant : il y a un autre aspect qui doit entrer en jeu de manière non moins significative, à savoir que le Juif se doit d’être affligé par la souffrance de son frère comme s’il la subissait dans sa propre chair. Cette participation morale à la souffrance d’autrui constitue la partie la plus élevée de la Mitswa d’aimer son prochain. Elle implique au-delà de l’effort matériel en faveur du pauvre une volonté totale de s’identifier au plus profond de soi avec celui qui est dans le malheur. C’est en ce sens que rav Sim’ha Ziessel explique le commentaire de Rachi sur Moché rabénou : « Il s’appliquait de tous ses yeux et de tout son cœur » signifie qu’il s’évertuait à regarder ce qui se passe autour de lui jusqu’à ce que la vision de l’autre s’enracine dans son cœur au point de rendre totalement sienne une situation qui au départ ne le concernait pas directement. De ce sentiment que Moché développa pour ses frères, il fut tenu compte bien plus tard lorsque revenu de Midian, il s’adressa à Pharaon pour lui demander de laisser sortir les Hébreux du pays de l’esclavage. Le roi des Egyptiens réagit en alourdissant la tâche des Juifs. Moché rabénou s’adressa alors au Tout-Puissant en lui demandant pourquoi il avait rendu le peuple encore plus misérable (Chémoth/Exode 5,22). Le Midrach Rabba précise qu’à ce moment-là, Moché aurait dû être sanctionné pour avoir osé présenter cette objection devant HaChem, mais le fait que sa démarche n’avait d’autres motifs que le souci authentique pour ses frères lui épargna tout châtiment.
A l’opposé d’une telle attitude on trouve les hommes mauvais que la Guemara, dans Baba Metsi’a (83 b), compare à des fauves qui surgissent du fond de la forêt pour happer ceux qu’ils croisent sur leur chemin. Rav Sim’ha Ziessel rappelle dans ce contexte une propriété caractéristique du fauve : il ne saisit sa proie que lorsque celle-ci s’apparente à ses yeux à un simple gibier qui n’a plus d’autre fonction sur terre que celle de satisfaire son appétit le plus vil. Ainsi le racha’ voit-il sa future victime. Il ne conçoit plus que celle-ci puisse être comme lui une personne également sujette à la souffrance. Incapable de toute identification avec l’autre, il n’arrive même plus à imaginer que ce dernier puisse pâtir de ses actes. D’où son manque total de scrupules à agir. D’après rav Sim’ha Ziessel, c’est cette incompréhension de l’autre qui constitue le fondement de la haine gratuite. Aussi tout relâchement dans la volonté de s’identifier avec son frère juif et de souffrir pour lui ne représente pas seulement une lacune dans la Mitswa d’aimer son prochain. Il laisse apparaître un sentiment d’indifférence qui, s’il n’est pas à son tour contrôlé, peut mener aux pires excès. C’est ce que rav Sim’ha Ziessel résume de manière laconique : aimer son prochain comme soi-même constitue la garantie de la survie de notre monde. Toute autre alternative signifie sa destruction. Ainsi en fut-il du Beth haMikdach.
Les circonstances de la destruction du Temple
Il est particulièrement difficile d’aborder le vaste sujet qui a trait à la destruction du Beth haMikdach, sans évoquer au moins les circonstances qui sont à l’origine directe de ce drame sans précédent. Nous y trouverons une illustration frappante de l’idée développée par rav Sim’ha Ziessel.
La Guemara (Guittin 55b) rapporte l’histoire suivante : un certain personnage de l’époque donna l’ordre à son serviteur d’amener son ami Qamtsa à un banquet organisé par lui. Le serviteur se trompa et invita à sa place un nommé Bar Qamtsa. Celui-ci se trouvait être l’ennemi juré du maître de maison. Bar Qamtsa fut honteusement expulsé en présence de toute l’assistance qui demeura passive. Considérant l’absence de réaction de la part des notables présents comme une approbation, Bar Qamtsa résolut de se venger en faisant croire à l’empereur romain que les Juifs s’étaient révoltés contre lui. Pour étayer ses accusations, il pressa l’empereur d’offrir au Temple une bête en sacrifice qu’il prit la peine de mutiler au préalable, au niveau de la lèvre supérieure d’après une opinion de la Guemara, à l’œil d’après une autre opinion. La bête était donc impropre au sacrifice. Sous l’influence de rabbi Zekharya ben Avkoulos, les sages ne purent se résoudre à accepter le sacrifice impérial de crainte que les générations futures en viennent à penser qu’il est licite d’apporter un sacrifice atteint d’une anomalie à l’œil ou à la lèvre. Ils ne tuèrent pas non plus Bar Qamtsa pour l’empêcher de commettre son forfait et de les dénoncer à l’empereur.
Le Maharal de Prague manifeste son étonnement. Pourquoi les sages n’envoyèrent-ils pas à l’empereur une délégation chargée de lui expliquer que le refus d’accepter son sacrifice ne provenait pas d’une volonté de le défier, mais seulement de considérations purement halakhiques ?
La réponse du Maharal est édifiante. Ce sont en effet ces mêmes considérations halakhiques qui amenèrent l’empereur à vouloir détruire le Temple ! Rachi explique en fait que chez les autres peuples un sacrifice n’est invalidé que s’il lui manque un organe entier. Chez nous, une seule anomalie de l’œil ou de la lèvre suffit. La différence tient en ceci : l’œil et la lèvre représentant la vision et la parole, ils symbolisent en fait des fonctions distinctes de la matière que constituent les organes du corps de l’animal. Ces fonctions expriment cette spécificité d’Israël à vouloir se maintenir au-dessus de la matière, lot commun de tous les peuples. C’est à cette spécificité que l’empereur a voulu s’attaquer en détruisant le Temple. Les sages disent pourtant que si les non Juifs avaient su ce que le Temple leur apportait, ils l’auraient construit tout en or. Le Temple a en effet une fonction universelle, et c’est la raison pour laquelle les sacrifices des peuples sont acceptés. Mais il est aussi un deuxième aspect du Temple lié à la spécificité d’Israël. S’il n’y avait pas eu de haine parmi nous, les Romains n’auraient jamais rien connu de ce deuxième aspect. La trahison et le crime de Bar Qamtsa sont le fruit des querelles et des luttes intestines qui ne sont pas leChem Chamayim/pour la Gloire du Ciel.
L’attitude d’un Bar Qamtsa n’est pas unique dans l’histoire. C’est un Juif Donin de la Rochelle qui répandit en 1242 les premières calomnies sur le Talmud, amenant ainsi le roi de France à faire brûler tous nos livres deux ans plus tard.
Le ‘Hafets ‘Hayim (dans introduction au ‘Hafets ‘Hayim) écrit que selon l’enseignement de nos Sages, la deuxième disparition du Beth haMiqdach devait durer mille ans. Or si nous avions fait Téchouva, la Galouth aurait pu prendre fin avant même l’expiration de ce délai, ainsi que le ‘Hafets ‘Hayim le prouve à partir de la Guémara dans Sanhédrin (98a). A l’époque où nous vivons, la période des mille ans est révolue depuis longtemps et le Temple n’est toujours pas reconstruit. Et le ‘Hafets ‘Hayim de conclure que ces mêmes fautes qui, commises à l’époque du Temple avaient causé sa destruction, sont aujourd’hui encore commises par nous et empêchent sa reconstruction. C’est dans ce contexte d’une prise de conscience de nos propres fautes que nous devons entamer le jeûne de Tich’a beAv.
Ainsi écrit le Rambam dans Hilkhoth Ta’anith (1,3) : «Dans les temps où vient le malheur, tous se doivent de crier, clamer et savoir que ce sont leurs mauvaises actions qui ont causé tout cela… alors seulement le malheur disparaîtra».
(1) Le Maharcha : rabbi Chémouel Eli’ézer Eidelis. Né en 5320/1560 à Cracovie, décédé en 5391/1631 à Ostraha. L’un des plus célèbres et des plus profonds commentaires du Talmud.
(2) Cf. liste des événements qui ont eu lieu en ce triste jour dans Kountrass n° 11 p 45.
(3) Depuis quelques années, la Qina composée par le rabbi de Bobov sur la Choa est ajoutée dans certaines communautés. Le rav ‘Hayim Michaël Dov Weissmandel a lui aussi composé des Qinoth.
(4) Cf notre précédent numéro consacré à cet événement.
(5) Rabbi Sim’ha Ziessel Ziv : il était l’un des trois disciples les plus marquants de rabbi Israël Salanter. Il est né en 5584/1824 à Kelm, une ville juive importante. Il a connu rabbi Israël depuis sa jeunesse. Grand talmudiste, il est l’un des piliers de l’école du Moussar, de la morale ; à force d’avoir travaillé sa personnalité, jamais il ne perdait son calme. Excellent pédagogue, il lança le Talmud Tora de Kelm, qui sera l’un des bastions de l’étude du Moussar. Suite à des démêlés avec les autorités, rabbi Sim’ha Ziessel changea son nom de famille de Braude en Ziv, et transféra le Talmud Tora à Groubin, où cette institution devint l’une des plus célèbres de Russie. Rav Dessler y a aussi étudié, et rav Sim’ha Ziessel aura une influence prépondérante sur l’ensemble des cadres des Yéchivoth de son temps. En 5446/1886, sa maladie ne lui permettant plus de diriger sa Yéchiva, il la ferma. Il est décédé quelques années plus tard, vers 5652/1892.
(6) Le Cha’aré Téchouva, de rabénou Yona de Gérone, voir Kountrass n° 46, page 13, note 30.