A l’origine du concept d' »antisémitisme »

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Personne n’a beaucoup pensé à Wilhelm Marr (notre photo) au cours de sa longue vie (1819-1904) ni par la suite. Karl Marx l’a qualifié de « répugnant ». L’historien Heinrich von Treitschke, doyen des universitaires antisémites, l’a qualifié de « sac à vent ».
Offensés rétrospectivement par sa flamboyance, les nazis nourrissaient des doutes (injustifiés) sur la pureté de son sang aryen. Il s’est marié quatre fois et divorcé de deux de ses trois épouses juives.
Il n’était tout simplement pas un homme sympathique !
Il n’avait pas non plus de principes fermes.
Au cours de ses quarante ans de carrière politique et littéraire, il épousa l’athéisme antichrétien et la défense du germanisme chrétien, le particularisme allemand et l’unité allemande, les droits de l’homme et l’esclavage des noirs, le socialisme et le caractère sacré de la propriété privée, l’égalité des Juifs et l’antisémitisme !
Il n’était pas un penseur important, n’a connu qu’un succès modeste comme littérateur spécialisé dans la satire et l’ironie lourde et, de son propre aveu, il a été un terrible échec en tant qu’homme politique….
Pourtant, Marr était plus qu’un excentrique intéressant, et sa vie plus qu’un intérêt d’antiquaire.
Il a abordé et commenté certains épisodes majeurs de l’histoire du XIXe siècle, depuis ses débuts en tant que jeune hégélien parmi les artisans allemands et exilés de Suisse dans les années 1840, en passant par la Révolution de 1848, la politique turbulente de l’unification allemande et la montée de l’Allemagne, social-démocratie et antisémitisme moderne dans les années 1870 et 1880.
Il connaissait personnellement Marx, Mazzini, Wagner et Bismarck.
Il a laissé derrière lui plus de trente livres et brochures publiés, des tonnes de journalisme et une vaste collection d’articles inédits.
Pourtant, si en 1879 il n’avait pas écrit « La Victoire de la communauté juive sur la germanité », été ainsi crédité d’avoir inventé le terme « antisémite », il serait resté à jamais dans l’obscurité.
Ce pamphlet et l’adoption rapide du néologisme qui y est attaché ont beaucoup à nous apprendre sur la nature de l’antisémitisme, sur la vie et la pensée de son auteur.
Quelques chercheurs se sont penchés sur sa carrière, mais Moshe Zimmermann est le premier à avoir entrepris des recherches sérieuses, et découvert bien plus de détails sur sa vie qu’auparavant. Il y est parvenu grâce à une lecture assidue de ses mémoires inédites et une attention méticuleuse portée au cadre immédiat de ses activités à Hambourg et à Berlin.
Malheureusement, Zimmermann raconte l’histoire de la vie de Marr comme si, à elle seule, elle allait éclairer le sujet de l’antisémitisme. Le contexte où il la place est trop restreint, trop étroitement centré sur les difficultés politiques, professionnelles et émotionnelles de l’homme. Il ne nous en dit pas assez sur les Allemands et les Juifs ni sur la tradition intellectuelle européenne au sein de laquelle Marr s’est développé.
Ce défaut est apparent dans son traitement des sujets justifiant, en premier lieu, une étude biographique de Marr : le célèbre pamphlet de 1879 et le terme « antisémite ».
« La Victoire des Juifs » n’était pas le premier article dirigé contre les Juifs. Dix-sept ans plus tôt, après son retour à Hambourg d’un voyage en Amérique du Nord et en Amérique centrale, il publia « Un miroir pour les Juifs » (1862).
Là, citant des « preuves bibliques » et son expérience personnelle, il s’est opposé à l’émancipation légale des Juifs s’ils persistaient à adhérer à leurs coutumes religieuses archaïques et ne parvenaient pas à s’assimiler complètement. Souvent illogique, le « Miroir des Juifs » était aussi traditionnel, un plaidoyer pour repousser les prétentions de « ce peuple étranger ».
Zimmermann montra que le pamphlet, tombé dans l’oubli presque immédiatement, avait été motivé par des rancunes politiques de son auteur contre certains des principaux hommes politiques juifs de Hambourg. Mais ici comme ailleurs, il confond occasion et cause !
Marr avait commencé sa carrière politique dans les années 1840 comme démocrate radical, « apôtre de la liberté » autoproclamé et de l’égalité humaine. Qu’il ait trouvé possible de concilier une attaque contre les « caractéristiques tribales » des Juifs avec ses principes démocratiques ne peut s’expliquer par une simple vendetta politique. En fait, ses précédentes publications montrent une nette tendance anti-démocratique commençant alors même que la Révolution de 1848 échouait.
En 1852, il écrivit une analyse de l’échec du mouvement vers l’émancipation démocratique. Bien que très autocritique, il rejetait également la faute sur les masses allemandes peu fiables et facilement induites en erreur, elles écoutaient les mauvais dirigeants et étaient enclines à une violence inconsidérée. Cette perte de confiance dans les masses a été, je pense, cruciale pour qu’il devienne un antisémite. Il n’a jamais pardonné au Volk, et la théorie de la conspiration juive qu’il a développée plus tard reposait en fin de compte sur la crédulité, l’avidité et la stupidité des Allemands ordinaires autant que sur le mal des Juifs.
Marr pouvait abandonner une vision démocratique du monde, mais pas sa propre personnalité, et surtout pas ses ambitions personnelles ou la conception de lui-même en tant que penseur important. Dans ses premiers écrits, on retrouve une image révélatrice : la recherche d’un « point d’appui et d’un levier suffisamment longs pour sortir le monde de ses gonds ». La métaphore n’est pas originale, mais elle révèle sa motivation la plus constante. Plus que toute autre chose, Marr a aspiré toute sa vie à être célèbre, influent et, selon ses termes, « honoré » !
Citant les mémoires de Marr, Zimmermann rapporte qu’il a été véritablement surpris et blessé par la réaction de ses amis démocrates à l’ouvrage « Un miroir pour les Juifs ». Mais les mémoires rétrospectives et intéressées de Marr ne constituent pas un guide aussi valable de ses véritables motivations que ses publications hautement autobiographiques et ses déclarations publiques de l’époque. Celles-ci révèlent ses propos anti-juifs comme un acte calculé. Il avait appris en lisant Machiavel, nous dit-il, que le Volk était une loi en soi, mieux comparée à quelque chose d’élémentaire comme la mer. Il suffisait d’apprendre à naviguer dessus.
Un appel à la haine irrationnelle des Juifs, quelque chose qui, selon lui, caractérise déjà 90% des Allemands de toutes classes, pourrait lui fournir ce levier archimédien pour réparer sa fortune politique en déclin et le lancer dans une nouvelle carrière.
En bref, il faisait un choix politique conscient
Il ne s’agit pas de nier les preuves bien documentées de Zimmermann sur la profonde animosité personnelle de Marr envers certains Juifs, ni ses spéculations moins fondées sur les problèmes de Marr avec son beau-père juif baptisé et sa femme mal-aimée. Mais l’importance de cette première incursion infructueuse dans la polémique anti-juive ne s’épuise pas en établissant ses origines dans les détails de ses relations personnelles ou politiques
Sa facilité à adopter une position anti-juive est instructive.
Les Juifs ont réagi faiblement au livre. Certains de ses amis juifs – et il en avait beaucoup – lui pardonnèrent même ses vils sentiments.
Car en vérité, ses propos sur les Juifs n’étaient absolument pas originaux, mais généreusement empruntés à une longue discussion, souvent assez désagréable, sur la question juive en Allemagne et à Hambourg.
Marr s’est plus particulièrement inspiré de ses héros culturels : Voltaire, Spinoza, Heine et Ludwig Börne. Et il répétait ce que ses connaissances et modèles hégéliens de gauche – Marx, Hess, Feuerbach et Bruno Bauer – avaient écrit ou étaient connus pour avoir pensé des Juifs.
Même s’il n’était plus démocrate, il ne souhaitait pas perdre le respect de ses anciens camarades et ne pensait pas y parvenir simplement en s’élevant contre les Juifs.
Le développement ultérieur de ces opinions anti-juives, surtout la volonté d’agir en conséquence, finira par le séparer des autres ennemis de gauche des Juifs. Tout en recherchant de manière acrobatique une cause politique qui pourrait lui faire du bien et en écrivant de manière aussi compulsive que jamais sur les affaires de l’époque, Marr a progressivement construit une théorie du complot juif pour répondre à ses besoins. Parmi ceux-ci, le besoin de se sentir « justifié » idéologiquement a peut-être été le plus important.
Sa succession d’échecs, ses expériences personnelles avec les Juifs, sa santé et sa fortune déclinantes – son manque général d’importance – pouvaient tous être imputés au mal juif, mais l’argument devait être présenté dans un style grandiose. Une conspiration juive aux dimensions historiques mondiales a ainsi été invoquée pour expliquer ce qu’un homme plus courageux et plus honnête aurait pu attribuer à ses propres défauts.
Marr n’a exposé pleinement cette théorie du complot au public qu’en 1879, avec la publication du pamphlet qui l’a rendu brièvement célèbre. En 1862, il avait soutenu que l’émancipation des Juifs ne fonctionnerait tout simplement pas, ils utiliseraient des « privilèges » légaux pour améliorer leur situation matérielle.
Or, dans « La Victoire des Juifs », cet argument était obsolète.
Les Juifs avaient conquis l’égalité juridique dans tout l’empire allemand et rien ne pouvait les arrêter. Une race inassimilable aspirée à la conquête du monde avait déjà conquis la Germanie !
Avec son portrait révélateur du triomphe juif aux dépens de l’Allemagne, il essayait d’inciter ses lecteurs à agir, en leur disant que les Juifs, visiblement prospères, s’étaient engagés dans une conspiration contre eux depuis 1 800 ans, aboutissant à une guerre de pillage de trente ans.
Et ils avaient des raisons de le croire.
L’unification allemande avait été rapidement suivie d’un krach financier, d’une dépression, d’une urbanisation rapide et de l’apparition d’un prolétariat militant et organisé. La paysannerie et les classes moyennes inférieures se sentaient désespérément menacées par cette évolution et par la transition chaotique d’une économie agricole à une économie industrielle.
« La Victoire de la communauté juive » exprimait le besoin d’innombrables Allemands de rejeter la responsabilité de tout cela.
Pour la seule fois de sa vie, il a trouvé un public prêt à entendre son message, et prêt également à un mouvement politique basé sur celui-ci. À la fin de 1879, « La Victoire de la communauté juive » avait connu onze éditions, et dans cette onzième édition figurait une annonce de la formation d’une « Ligue des antisémites ». Il s’agit selon toute vraisemblance de la première utilisation du mot dans un sens politique, et c’est presque certainement une création de Wilhelm Marr.
Zimmermann est instructif sur la valeur politique accessoire du nouveau mot.
C’était une façon pour l’athée Marr d’éviter toute association avec le mépris chrétien et social familier envers les Juifs. Le terme « antisémite » avait une connotation scientifique, proclamant une connotation raciale plutôt que religieuse à la question juive.
Il était suffisamment vague pour repousser ce qui était attendu comme une féroce contre-attaque juridique de la part des Juifs.
Cependant, caractéristique de cet homme, le terme était également trompeur, et plus tard les antisémites seraient irrités de se voir imposer une description aussi imprécise de leur vision du monde.
Tout cela est intéressant, mais encore une fois, on passe à côté de l’essentiel.
Les qualificatifs « d’antisémite » et « d’antisémitisme » ont immédiatement gagné du terrain dans toute l’Europe !
Ils répondaient à un besoin de nouveaux termes, ces termes décriraient mieux une forme d’action nouvelle et, semblait-il, nécessaire, contre les Juifs.
Homme politique invétéré, Marr avait compris qu’une fois que les Juifs avaient obtenu leur émancipation légale, les anciens types de comportement anti-juif – le livre occasionnel, le pogrom occasionnel – n’étaient plus adéquats. Il serait désormais trop tard pour de tels gestes défensifs. Un effort politique continu devrait être déployé, institutionnalisé dans les partis, les associations de propagande et les journaux !
L’antisémitisme n’offrait pas seulement une réinterprétation du passé et du présent, mais exigeait une nouvelle politique à large assise.
Wilhelm Marr vivait cette nouvelle définition de l’antisémitisme au cours de la dernière décennie, il en a expliqué les aspects politiques dans une série de brochures ayant contribué à canaliser la haine, le mépris et la peur des Juifs déjà présents dans la société allemande, dans un mouvement dont il pouvait à peine imaginer les terribles conséquences….

Rony Akrich pour Ashdodcafe.com

A 68 ans, il enseigne l’historiosophie biblique. Il est l’auteur de 7 ouvrages en français sur la pensée hébraïque. « Les présents de l’imparfait » tome 1 et 2 sont ses 2 derniers ouvrages. Un premier livre en hébreu pense et analyse l’actualité hebdomadaire: «מבט יהודי, עם עולם» Il écrit nombre de chroniques et aphorismes en hébreu et français publiés sur les medias. Fondateur et directeur de l’Université Populaire Gratuite de Jérusalem (Café Daat) . Participe à plusieurs forums israéliens de réflexions et d’enseignements de droite comme de gauche. Réside depuis aout 2023 à Ashdod après 37 ans à Kiriat Arba – Hevron.

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