Gaza, l’engrenagedossier
Lors d’une mission à Deir el-Balah, Aurélie Godard, médecin anesthésiste-réanimatrice, a partagé avec ses amis un long message sur cette expérience, marquée par le désespoir des Palestiniens face à une guerre sans fin. «Libération» publie en exclusivité son témoignage.
Le camp de réfugiés près de l’hôpital de Deir al-Balah à Gaza, où Aurélie Godard était en mission en novembre pour Médecin sans frontières. (Aurélie Godard)
«Bonjour à tous,
«L’hiver n’a pas encore commencé, le froid et la pluie ne sont donc pas encore de rigueur. Néanmoins, on imagine mal que les tentes déchiquetées par un an d’utilisation et moult déplacements fassent barrage aux intempéries. Ni que les organismes fatigués par les conditions de vie, la nourriture en boîte et la fatigue psychologique sauront trouver les ressources pour affronter l’hiver. La bronchiolite (ou son équivalent) a déjà commencé chez les bébés et se propage vite…
«Dans la longue litanie des misères qui sévissent ici, on range ensuite la santé mentale (la question n’étant pas qui est traumatisé, mais à quel point ils le sont), les violences (sexuelles, inter ou intra familiales, de groupes armés pillant les camions d’aide pour les revendre au marché noir…), les maladies chroniques décompensées et les blessés de guerre.
«Encore beaucoup de ces derniers et que (ou presque) de l’explosif. Donc des blessures multiples (une jambe arrachée, des éclats dans le poumon et l’abdomen, un peu de brûlures…) : vous vous retrouvez vite avec un patient muni de plusieurs tuyaux en plastique qui drainent l’abdomen ou le thorax, un peu d’oxygène et des pansements partout… On a heureusement des chirurgiens compétents, un radiologue virtuose, et l’équipe dans son ensemble a acquis une expérience dont peu peuvent se prévaloir !
«Pour autant, les enfants jouent (je me suis donc surprise à avoir un niveau de football tout à fait correct ! Facile, quand on joue avec un gosse amputé du bras, un en fauteuil roulant, et deux en béquilles avec fixateur externe ou plâtre. Pour autant, les femmes accouchent (ici, on reste six heures après accouchement voie basse, vingt-quatre si c’est une césarienne). Ces bébés qui naissent ont tous été conçus pendant la guerre, à des moments où sans doute l’accès à de la santé primaire (et donc la contraception – pas culturellement très répandue) était limité. Et à un moment où il restait un peu d’espoir. Je suis curieuse de savoir ce que la courbe de natalité dira dans deux ou trois mois.
«Alors que dire de ce qu’il se passe ici ? Le Nord (qui n’est pas sur la Lune hein, c’est à 20 km d’ici…) est un enfer, et il semble assez clair que les Israéliens ne laisseront pas les Palestiniens retourner sur leurs terres. Dans le Nord donc, les attaques sur les hôpitaux n’ont jamais cessé. Les médias ont-ils fait mention des tanks tirant sur un hôpital rempli de malades ? Pas vraiment. Combien d’entre vous savent en revanche que des supporteurs de foot israéliens ont été pris à partie à Amsterdam ? Sans doute beaucoup plus…
«Néanmoins, malgré le désastre environnant, la vie semble avoir retrouvé un cours “normal” : la vie dans les tentes et avec les bombardements est devenue la nouvelle norme pour la population. Nous, on habite dans un endroit assez éloigné de la ligne de front (tout est relatif vu la taille de la bande de Gaza), donc les bombardements sont un peu moins sonores (pluriquotidiens toutefois, réveils nocturnes multiples, mais le pire est au nord, et ces bombes-là, elles ne secouent pas nos murs). Et puis dans les tentes, définitivement, eh bien ça ne vibre pas du tout quand il y a des gros boums. Il faut voir le bon côté des choses.
«Bon, vous aurez compris, je reste choquée, enragée, frustrée, émue, mobilisée… Tour à tour par ce conflit. Je crois quand même qu’après cette troisième rotation (et donc ces moins de cinq mois à Gaza en 2024), j’aurai un peu plus le sentiment d’avoir fait ma part. Ou du moins de les avoir accompagnés jusqu’où je pouvais. Il reste maintenant à faire ouvrir la frontière pour qu’ils puissent fuir ce champ de ruines qu’est devenu Gaza et reconstruire leur vie ailleurs, même si je doute que nos sociétés occidentales se précipitent pour les accueillir.
«Je vous embrasse bien fort,
Aurélie»