FIGAROVOX/TRIBUNE – ELNET, une ONG dédiée au renforcement des relations entre l’Europe et Israël, a convié une délégation de parlementaires, accompagnés d’écrivains, à un voyage de solidarité en Israël à l’occasion des 100 jours de l’attaque du Hamas. L’écrivain et chef d’entreprise David Frèche y était et raconte ce qu’il a vu.
David Frèche est écrivain et chef d’entreprise.
Nous commençons par les armes blanches, entre deux couteaux aux lames de 30 cm, il y a cette croix gammée tracée au feutre noir sur le manche d’une pince usée qui a servi à découper des grillages. Sur une base militaire au sud d’Israël, nous avons vu une partie de l’arsenal récupéré sur les terroristes par Tsahal. Les armes racontent aussi l’histoire de cette journée de haine. C’est cette arme de guerre de la taille d’un homme conçue pour abattre des avions, mais utilisée par les terroristes sur des pick-up pour mitrailler des maisons juives à Kfar Aza avec des balles de 14,5 mm ; ces lance-roquettes RPG avec ces grenades thermobariques artisanales de Gaza, qui aspirent l’oxygène et transforment tout espace en four, oui, en four que les terroristes euphoriques ont jeté sur des enfants aux cris de «Allah akbar».
Nous nous sommes rendus à Tkouma, où nous avons vu d’interminables rangées de carcasses de voitures brûlées appartenant aux jeunes du festival Nova. La même mécanique mortifère était à l’œuvre : ravager, tuer, violer, brûler encore et encore. Le 7 octobre a été un gigantesque charnier.
Nous avons rencontré le jeune Tomer, blessé par trois balles de gros calibre au festival Nova. Il nous a longuement raconté son calvaire avec une dignité qui force le respect. Il a dû alterner de longues périodes de silence, allongé, et des courses effrénées à travers un bois sous les balles de terroristes euphorique avec son bras atrophié. Il a vu « les yeux de la haine et de la mort », qu’il ne pourra jamais oublier. Lorsqu’il eut terminé son récit avec une longue respiration ponctuée d’un silence, il nous dit : « Ceci est mon histoire, et maintenant laissez-moi vous raconter une autre histoire ». Celle-ci était celle de son grand-père, lui aussi rescapé juif d’un massacre antisémite. En sautant d’un des trains de la mort, un SS lui a tiré dessus et il s’est accroché à la vie en s’enfonçant dans une forêt allemande. De sa voix si calme, dans un anglais parfait Tomer nous a dit : « Courir sans se retourner à travers les arbres, combien de fois mon grand-père m’a répété ces mots ?» Comment ne pas comprendre le message de ce jeune homme. Nous touchions, ce matin-là à Tel Aviv, dans cette petite salle climatisée d’un hôtel de Neve Tzedek, à l’essence du traumatisme provoqué par les massacres du 7 octobre. En peu de mots, à travers ce témoignage qui transperce la barrière du temps, Tomer illustre ce que nous avons ressenti à Kfar Aza : ce lien mortifère qui unit le nazisme et l’idéologie du Hamas, la crainte des craintes de l’annihilation inscrite dans la mémoire cellulaire de chacun, dans la conscience collective de la nation. Le serment de 1948 qui, dans la nuit de la création de l’État d’Israël, a hurlé à la face du monde «plus jamais» résonne à travers le temps. La crainte de l’extermination, qui s’était endormie depuis 70 ans, s’est réveillée au cri de «Allah Akbar», mais Tomer est en vie.
Aujourd’hui encore, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point ce kibboutz, qui avait une liste d’attente de trois ans pour accueillir de nouveaux membres, devait être un éden.
David Frèche
Ce même matin nous sommes allés dans cette immense salle d’exposition consacrée aux victimes du festival Nova, ou tant de choses ont été reconstituées. Il faut d’abord marcher dans un campement qui a quelque chose de très bohémien. Un peu plus à la périphérie, J’ai vu ces toilettes jaunes dont les éclats des balles des terroristes tirées méthodiquement aux mêmes endroits étaient entourés d’un petit cercle rouge. Je me suis accoudé sur ce bar que les premiers militaires ont contourné pour découvrir ces jeunes corps jonchés sur le sol. Il y a des verres à moitié remplis, des cendriers pleins de cigarettes. En fond sonore j’entends la Hatikva l’hymne israélien qui alterne avec des musiques parfois tribales. Au niveau de la piste de danse sont reconstituées les images des festivaliers tués, dans l’expression de la joie ce soir-là. Et puis, il y a ces vestiaires, ces tables de lunettes, de chaussures, toutes les affaires abandonnées sur place que les familles des victimes n’ont pas encore récupérées. Nous avons tous en tête les rangées de chaussures des Juifs envoyés aux chambres à gaz, ce sont les mêmes images. Je ne sais pas si les organisateurs les ont installés ainsi inconsciemment ou à dessein, mais ces chaussures parlent à la fois le langage de chaque victime et celui de l’Histoire.
L’avant-veille, nous avions longuement marché dans les rues sans nom de Kfar Aza. Aujourd’hui encore, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point ce kibboutz, qui avait une liste d’attente de trois ans pour accueillir de nouveaux membres, devait être un éden. Le quartier le plus touché a été celui de la «jeune génération», celle des enfants du kibboutz qui, après 17 ans, ont leur propre habitation. Je suis rentré dans la maison brûlée et pillée de Sivan Elkabets et Naor Hassidim. J’ai lu les derniers échanges de Sivan avec ses parents, et j’ai espéré, tout en connaissant la triste fin, qu’ils vivraient. Je suis passé devant celle de la petite Abigail Idan, enlevée juste après être devenue orpheline. Nous avons vu les images de femmes martyrisées, entendu les responsables de ZAKA, l’organisation décrivant ces scènes d’horreurs, d’enfants torturés devant leurs parents. Durant ces 8 jours à Tel Aviv, pourtant, je ne me suis jamais senti aussi triste que le soir de mon arrivée, quand je me suis rendu «place des Otages», et je ne comprenais pas pourquoi ma tristesse avait atteint un sommet à cet endroit. La veille de mon départ, j’y suis retourné. Il n’y avait presque personne cette nuit-là.
C’est la douleur de l’impuissance qui les réduit à transformer des papiers, des plantes et des fils en petites statues.
David Frèche
Je passe devant ces petites statuettes bleues Klein représentant des êtres en postures de prières. Il y a des photos des otages un peu partout, sans respecter un ordre quelconque, des assemblages de lettres, de photos de fleurs et de drapeaux, parfois de hautes installations. Je m’arrête devant ces pierres recouvertes de dessins d’enfants, sans savoir s’il y a une signification. Je m’approche de ces fils tendus par deux flamboyants éloignés de trois mètres, sur plusieurs rangées, sont suspendus des mots manuscrits, la plupart en hébreu. J’aime cette langue, endormie pendant deux mille ans, qui s’est réveillée en une nuit, la forme de ces lettres aussi chiffres. Il y a une pluie fine ce soir-là à Tel Aviv et en me rapprochant de ce petit rectangle de papier suspendu, de cette encre bleue qui dégouline, soudain je comprends. Oui, je ne pouvais m’expliquer l’usure de cette place, les fleurs fanées, les feuilles froissées que l’on ne remplace pas. Devant cette encre bleue qui coulait, cette matière qui s’abîme, j’ai compris que les objets n’étaient plus des objets, ils étaient devenus des fétiches. Cette place, depuis qu’elle avait pris le nom des otages, était devenue la bouche qui hurle face à l’impuissance. Ici, devant le musée de Tel Aviv, les Israéliens ont réveillé le plus ancien dialecte des hommes. Lorsqu’il n’y a plus d’espoir, les hommes sont revenus à leur besoin primitif de s’attacher, de voir, de toucher, de matérialiser la souffrance. C’est ce qu’est un fétiche, une représentation qui permet de toucher ce qui n’existe pas ou plus. Ces installations abîmées, ces photos et bouts de bois lavés de tristesses sont en fait des totems qui, ici, n’expriment pas le cri des entrailles vers l’au-delà, mais vers ce monde en sous-sol à quelques kilomètres. Ce trou noir de l’humanité, hermétique à tout, à la Croix-Rouge qui n’en fait pas beaucoup, à la diplomatie, à Tsahal. Ce sont dans ces petites pierres colorées que résonnent les pleurs de Kfir. Ces objets assemblés, ce chaos primitif, font résonner le cri le plus vieux du monde.
Les pleurs d’un groupe de trois très jeunes filles percent le givre du silence. Elles ont sûrement des membres de leur famille captifs des massacreurs du 7 octobre, et elles viennent ici pour se sentir plus proches de leurs parents effacés. J’ai vu à la commission de la Knesset sur les otages, ces familles brandir l’image d’un père, rappeler à la mémoire, la vie de leur chair. Ils n’ont plus rien d’autre. C’est la douleur de l’impuissance qui les réduit à transformer des papiers, des plantes et des fils en petites statues. Face à cette déchirure du réel, ils veulent représenter, toucher, voir, besoin si éloigné de ce peuple qui a banni les idoles il y a 5000 ans.
J’ai repensé à l’exposition du festival Nova, là-bas tout avait été méticuleusement fait pour exprimer à la fois le plus grand réalisme et la mémoire des victimes avec poésie. Comment, ces deux lieux, ces deux expressions du même jour pouvaient être si différentes. Nova célèbre la mémoire des morts, la place du musée de Tel Aviv devenue «place des Otages», occupée par le besoin le plus primitif est un vortex vers les entrailles de la terre. Oui, il y a un contraste fort entre ces deux manifestations, d’un côté l’art moderne et de l’autre l’art naïf, le réalisme et la représentation, le souvenir et la survie, la reconstruction et le cri du silence. Les otages maintiennent ouverte la porte de l’enfer, tous les jours sont le même long jour de souffrance. Comment ne pas penser que cette épaisseur qui sépare ces familles porte peut-être le nom de l’hypocrisie, celle des nations qui n’ont cessé leur danse quand une jeune fille traînée par les cheveux a été exhibée dans une rue en liesse, quand des bébés ont été décapités. La «place des Otages« est sûrement le seul lieu au monde où l’on a créé des totems pour se rapprocher des vivants, car là est la folie qui devrait nous révolter. Les sociétés primitives se servaient de représentation pour toucher ce qui n’était pas dans le réel, les otages sont bien dans ce monde. Que l’on déterre les vivants.