Rayane1 veut que notre entretien se déroule à son domicile, en proche banlieue – un joli quatre-pièces dont il est l’heureux propriétaire. « Je ne pourrais plus m’acheter cela, vu les prix actuels… Mais me voilà demi-millionnaire », plaisante-t-il. « Avant de critiquer la RATP je voulais que tu voies ça. Parce que ça, je le dois à la Régie. À 25 ans, j’ai pu emprunter à taux très bas. » D’emblée, le courant passe entre nous. J’apprécie ce ton exempt de tout misérabilisme. Et nous sommes bien d’accord : on ne fera pas le procès de la RATP. Mais ça n’empêche pas d’essayer de comprendre.
« Oui, oui, on m’a dit : tu vas me parler de Samy Amimour. » Quoi ? Qui a dit ça ? Je n’ai encore jamais prononcé le nom de cet ancien chauffeur de bus devenu l’un des terroristes du Bataclan. Il est dans toutes les têtes, symbole de l’échec de la politique de recrutement dans les quartiers. Amimour pourtant ne m’intéresse pas. « S’il avait été employé dans une poissonnerie, on n’accuserait pas Auguste Pêchard d’avoir joué avec le feu. » Rayane rigole, se détend, m’invite à m’asseoir sur le canapé où il prend également place, le bras gauche sur le dossier, la main droite sur son genou. Assis sur le rebord, les jambes serrées avec dessus mon calepin, je peux commencer.
Il y a quelques années, un petit groupe de femmes ose évoquer devant une caméra le machisme grandissant à la RATP, notamment celui des islamistes qui ont progressivement investi certains dépôts de bus. Parmi ces femmes, il y a Ghislaine Dumesnil, qui écrira plus tard Mahomet au volant, la charia au tournant.2 Mais j’évite pour l’instant de prononcer le nom de cette dernière. Je me concentre sur une partie de son témoignage qui m’intéresse particulièrement. La vidéo des femmes a provoqué un tollé à la RATP. Pas parmi les islamistes. Ce sont les autres qui ont surréagi : les musulmans modérés ou non pratiquants, appuyés par la direction, les syndicats et le gros des collègues des chauffeurs mis en cause. Je veux comprendre cette solidarité-là, qui s’est exprimée avec une violence particulière. Comment une politique active d’intégration non seulement n’éteint pas la virulence antiraciste (elle n’est jamais « derrière nous ») mais fait flamber le réflexe communautaire, jusqu’à anesthésier le bon sens, et cela dans l’indifférence générale ? Et comment, côté encadrement, au nom des potes, des gens, a priori de gauche, en viennent de facto à cautionner le sexisme, l’homophobie, le racisme et l’antisémitisme des barbus ?
Les agents doivent ressembler à leurs clients
« Tu l’as dit toi-même : ils cherchent à ne pas être cela. » Rayane ne prononce pas le mot, mais cela porte un nom : le retour du refoulé. « Tu ne vas quand même pas me dire que ce sont des racistes qui vous ont embauchés ! »
« Je n’irai pas jusque-là. Mais il ne faut pas nous prendre pour des idiots non plus. J’étais jeune, je cherchais du boulot. J’avais passé des entretiens à droite, à gauche. J’ai bien senti qu’avec mes cheveux frisés, mon nom, mon adresse à ne pas laisser sa voiture dehors, je bénéficiais d’un préjugé favorable chez les uns, défavorable chez les autres. À la RATP, c’était clair : j’avais la tête de l’emploi. La tête, pas le CV. »
La RATP a longtemps été une entreprise de transports publics, c’est-à-dire un royaume d’ingénieurs apportant des solutions techniques à des problèmes concrets. Début 1989, la nomination à sa tête de Christian Blanc, l’une des figures de la deuxième gauche, rompt avec cette tradition. L’entreprise devient un champ d’expérimentation sociale et son corollaire : une machine à communiquer des valeurs. Mais c’est avec la présidence de Jean-Paul Bailly, nommé cinq ans plus tard, que l’ouverture aux jeunes des cités s’impose comme le mantra de la RATP. Les agents doivent ressembler à leurs clients. Cette formule choc justifiera tous les pactes de la diversité possibles.
Source Causeur.fr