« Nous vivons le moment orwellien de la politique israélienne »

0
92
« Nous vivons le moment orwellien de la politique israélienne »,
par Pierre Lurçat pour LPHInfo.com

Notre illustration : statue de Georges Orwel, Londres

 

A l’occasion de la sortie de son livre: Quelle démocratie pour Israël? Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges? Pierre Lurçat répond aux questions de LPH INFO.
LPH INFO: Vous faites un condensé de l’histoire du système judiciaire israélien. Comment ce processus qui a abouti à la révolution constitutionnelle menée par Aharon Barak a-t-il pu se dérouler dans l’indifférence générale ?
Pierre Lurçat: La « Révolution constitutionnelle » du juge Aharon Barak (c’est lui-même qui a forgé l’expression) est passée largement inaperçue du public à l’époque, pour au moins deux raisons. La première est que les deux Lois fondamentales de 1992 ont été votées en catimini, devant une Knesset à moitié vide, comme je le relate dans mon livre. La seconde raison est que les initiateurs de ces lois ont eux-mêmes soigneusement dissimulé leur objectif, celui de donner à la Cour suprême le pouvoir d’annuler des lois.
Comme l’a rappelé récemment Haïm Ramon, qui était un des protagonistes du vote des lois de 1992, leurs promoteurs ont en effet prétendu le contraire, en mentant délibérément… (« Pourquoi tromper les gens ? Vous jouez à cache-cache ? » s’est exclamé Ramon). De son côté, le juge Moshé Landau a fait remarquer que c’était la première fois qu’une soi-disant « Constitution », comportant un contrôle de constitutionnalité, était née d’un tribunal. « La Constitution est sortie du tribunal comme Pallas Athénée est sortie du front de Zeus », a-t-il observé avec ironie.
LPH INFO: Compte-tenu des pouvoirs que s’est arrogé le pouvoir judiciaire, peut-on affirmer que la démocratie israélienne fonctionne correctement depuis les années 90 ?
P.L. : Le « pouvoir judiciaire » (notion problématique dans la théorie classique de la démocratie, celle de Montesquieu) est devenu le « premier pouvoir » depuis 1992 et la Cour suprême exerce aujourd’hui un pouvoir quasiment sans limite et sans contrôle. Cette situation est sans équivalent dans l’ensemble du monde démocratique. En effet, pour comparer avec la France, la Cour suprême en Israël réunit actuellement les pouvoirs de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel !
C’est effectivement problématique pour la démocratie israélienne, qui fonctionne depuis lors de manière bancale. Cela se traduit notamment par le fait que la Knesset et le gouvernement ont perdu une large partie de leurs prérogatives et qu’ils ne parviennent plus à légiférer et à gouverner selon la volonté de ceux qui les ont élus. Pour résumer cette situation de manière lapidaire, nous pourrions dire que le peuple a été privé systématiquement du résultat des élections, surtout lorsque ce résultat amène au pouvoir un gouvernement de droite. Dernier exemple en date : l’invalidation par la Cour suprême de l’amendement de loi contre l’immigration clandestine.
Aujourd’hui, l’affrontement entre un pouvoir judiciaire non élu et sans contrôle d’un côté, et un pouvoir exécutif et législatif de l’autre, dont les ailes ont été rognées, éclate au grand jour et se déroule jusque dans la rue et de manière parfois violente… La tentative du gouvernement actuel de redonner un tant soit peu de pouvoir aux élus du peuple a suscité une réaction très virulente des représentants du « Premier pouvoir » et de leurs partisans – ceux que certains, comme la journaliste Caroline Glick, désignent comme le « Deep State » israélien.
LPH INFO: Pourquoi a-t-il fallu attendre aussi longtemps pour qu’une réelle volonté politique de changement se fasse sentir ?
P.L. : En réalité, cela fait très longtemps qu’il existe une volonté politique de rétablir l’équilibre des pouvoirs mis à mal par la Révolution constitutionnelle du juge Barak en 1992 et de revenir au statu quo ante, c’est-à-dire à l’équilibre qui régnait avant 1992. Presque tous les ministres de la Justice depuis lors ont tenté de réformer le système, mais en ont été empêchés, parfois au moyen de pressions, voire de poursuites judiciaires dénuées de tout fondement. En réalité, il existe un large consensus sur la nécessité de réformer le système judiciaire et de mettre fin au gouvernement des juges actuel.
Mais ce consensus est masqué par le fait que l’opposition utilise aujourd’hui la réforme judiciaire (que certains de ses dirigeants ont soutenue dans le passé) comme prétexte pour faire tomber le gouvernement. Je citerai, pour illustrer ce consensus, le juge Aharon Barak lui-même, qui avait déclaré en décembre 2019, en réponse au juge Noam Solberg, qu’il « était prêt à renoncer au critère de raisonnabilité » et à « se contenter du critère de proportionnalité ». Propos qui est évidemment passé sous silence aujourd’hui
LPH INFO: La réforme proposée par Levin et Rotman présente-t-elle des risques de déviance vers une dictature comme le craignent les protestataires ?
P.L. : La réforme Levin-Rotman vise, tout comme les différentes tentatives qui l’ont précédée, à rétablir l’équilibre des pouvoirs et donc à restaurer la démocratie, mise à mal par trente ans d’activisme judiciaire. Il s’agit donc bien de renforcer la démocratie et pas d’établir une dictature, comme le prétendent les chefs du mouvement d’opposition actuel, qui manient un langage digne de George Orwell. Dans l’immense manipulation politique et sémantique qui a commencé dès le lendemain des élections (et donc avant que Yariv Levin ne présente son projet de réforme), aucun mensonge n’est trop grossier. Nous vivons ce que j’ai qualifié de « moment orwellien » de la politique israélienne. « La démocratie c’est la dictature », et « l’opposition violente, c’est la liberté », pour paraphraser les fameux slogans de 1984.
LPH INFO : D’après vous, la coalition ira-t-elle jusqu’au bout de son projet de réforme ?
P.L. : On peut l’espérer, mais rien n’est moins sûr. J’espère personnellement que le gouvernement actuel et son dirigeant ont compris que toutes les tentatives pour freiner la réforme, sous prétexte de trouver un « large consensus » ou un accord avec l’opposition, étaient vaines et qu’il n’y a nulle volonté véritable de trouver un accord de l’autre côté. Il faut tenir bon et avancer dans la réforme, qui est un élément indispensable pour rétablir l’équilibre des pouvoirs et restaurer la démocratie en Israël.
Quelle démocratie pour Israël ? Gouvernement du peuple ou gouvernement des juges ? Editions l’éléphant 2023. Disponible sur Amazon, B.o.D et à la librairie du Foyer de Tel-Aviv.

Aucun commentaire

Laisser un commentaire