Le Conseil d’État a été saisi afin de vérifier la conformité à la loi des regroupements confessionnels dans les cimetières. Enquête sur ces lieux abritant les morts et devenus terre de querelles idéologiques entre vivants.
Il fallait une polémique pour que les cimetières se rappellent à notre bon souvenir. Dernièrement, ces lieux du repos éternel sont devenus le théâtre de vives querelles juridiques et idéologiques.
Un ancien conseiller municipal (sans étiquette) de Voglans (Savoie), Marcel Girardin, a saisi la justice pour contester une partie de la circulaire du 19 février 2008 relative à l’aménagement des cimetières et aux regroupements confessionnels des sépultures.
« Une action citoyenne » aux yeux de cet ancien élu qui veut lutter contre le « séparatisme » qui sévirait chez les morts. Il estime que ces « carrés » sont une atteinte à la laïcité : « On nous parle en permanence de vivre–ensemble, alors que certains refusent de reposer ensemble, argumente Marcel Girardin, agacé. Il est un peu hypocrite de parler d’intégration tout en demandant la séparation. » Le Savoyard goûte peu aux accommodements raisonnables : « À force, on détricote la loi ! »
L’« ALIYAH » DES MORTS
Chez les Français juifs, le mouvement est inverse, ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter être enterrés en Israël plutôt qu’en France.
Le Grand rabbin Claude Maman, conseiller chargé des derniers devoirs (le deuil, dans le judaïsme) auprès du Grand rabbin de France, explique ce phénomène par la volonté de reposer près de ses enfants lorsque ces derniers ont fait leur aliyah (immigration vers Israël). Le facteur religieux peut également jouer, être enterré en Terre promise étant considéré comme une mitzva (un « commandement »).
« Mais, surtout, il s’agit pour la plupart de bénéficier d’une concession perpétuelle disponible en Israël et plus en France », insiste Claude Maman.
S’il reste près de 60 cimetières juifs en France avec des concessions perpétuelles, les places sont rares. Et les 200 regroupements confessionnels israélites proposent des concessions qui ne dépassent pas les cinquante ans renouvelables. Une angoisse pour beaucoup de Juifs : ils redoutent la crémation forcée dans le cas où leur sépulture tomberait en déshérence. Plus de cent quarante ans après la loi relative à la neutralité des cimetières, les assauts du temps n’ont toujours pas raison des convictions des vivants.
Appelé à examiner la requête en annulation de deux chapitres de ladite circulaire, le Conseil d’État a jugé, le 15 juillet, la demande irrecevable, Marcel Giradin ne justifiant pas d’un intérêt pour agir. Le sujet semble embarrasser les pouvoirs publics. Contacté, le ministère de l’Intérieur affirme n’avoir aucun chiffre concernant le nombre de regroupements ou de cimetières confessionnels. Pourtant, depuis la loi du 14 novembre 1881, dite loi sur la neutralité des cimetières, les espaces funéraires ne manquent pas de réglementation.
Depuis 1975, trois circulaires ont conduit à encadrer les pratiques, à convaincre les maires de faciliter les inhumations selon les rites et à interdire la séparation matérielle – avec des murs par exemple – selon les religions.
Autrement dit, les « carrés » ont été remplacés par les « regroupements » confessionnels, des espaces réservés selon les rites et non clos. Les cimetières confessionnels n’étant plus autorisés par la loi, ils demeurent, mais ne peuvent être étendus.
UNE FORME D’INTÉGRATION
Reste la question de la place. La demande est importante, notamment chez les musulmans. Selon le Conseil français du culte musulman (CFCM), en France, 80 % des défunts immigrés originaires du Maghreb se font enterrer dans leur pays d’origine. En 1997, d’après Bernard Godard et Sylvie Taussig, auteurs du livre les Musulmans en France. Courants, institutions, communautés : un état des lieux (Robert Laffont, 2007), ils étaient 95 % à suivre cette logique du retour. Les rapatriements se réduisent, le nombre de défunts augmente et, mécaniquement, la question des carrés confessionnels se pose avec plus d’acuité.
Régulièrement, l’ensemble des représentants du culte musulman alertent sur le manque de place dans les regroupements confessionnels. Une responsabilité qui incombe aux maires. Sur les 40 000 cimetières que compte le pays, il y aurait 600 regroupements musulmans selon le CFCM. « Il est de plus en plus difficile d’obtenir l’agrandissement de la zone, trop souvent les maires sont sourds à nos demandes. Ce silence m’inquiète », déclare le recteur de la grande mosquée de Lyon, Kamel Kabtane. Il plaide pour une gestion à l’échelle des intercommunalités afin de faire respecter le droit de tout citoyen à être enterré dans sa commune. Celui qui a participé à la création de la Fondation de l’Islam de France perçoit dans la volonté d’être enterré sur le sol français une forme d’intégration : « C’est une manière d’inscrire ses racines ici, de montrer que ce pays est le nôtre et pas seulement un lieu de passage. »
Entrepreneur à Meaux, musulman, Faouzi est représentatif de l’évolution des pratiques en matière d’inhumation confessionnelle.
Ce père de famille d’une quarantaine d’années a perdu son père en 2021. « Né au Maroc, âgé de 75 ans, il avait la nationalité française depuis cinq ans. Comme beaucoup d’anciens, il a longtemps voulu être enterré au Maroc », confie son fils. Mais ses enfants ne sont pas convaincus par ce rapatriement, ils veulent pouvoir se recueillir régulièrement sur sa tombe. « Mes grands-parents reposent au Maroc, on ne les visite jamais, on ne sait même pas où ils sont… », regrette l’entrepreneur.
Des arguments auxquels a été sensible son père, qui a finalement choisi de demeurer en France après sa mort. Faouzi n’imagine pas autre chose pour lui : « Je suis français, né à Meaux, je veux être inhumé ici. On se fait enterrer là où on vit. » Bien que son épouse ait été baptisée enfant selon le rite catholique, elle et lui souhaitent reposer ensemble, certainement dans un carré musulman : « D’un côté ou de l’autre du cimetière, la terre est la même ! » Faouzi y voit, pragmatiquement, une manière de s’assurer que tous les rituels puissent être respectés, comme celui qui veut que le visage du défunt soit tourné vers La Mecque.
L’intégration se note également dans l’esthétique des tombes. Au fil des années, un mimétisme s’est opéré, les tombes musulmanes se confondent avec les sépultures de tradition catholique. Entretenues, elles sont souvent fleuries et agrémentées de plaques personnalisées, tranchant avec les cimetières sans stèle ni fleurs des pays du Maghreb. Une ressemblance qu’observe la déléguée générale de la Fédération française des pompes funèbres (FFPF), Florence Fresse : « En fin de compte, musulmans ou catholiques, on achète tous nos chrysanthèmes une fois par an en allant se recueillir au cimetière ! » Cette professionnelle de l’accompagnement des défunts est également responsable de l’École nationale des métiers du funéraire. « Depuis une dizaine d’années, au sein de nos formations de conseillers funéraires, de plus en plus d’élèves ont pour projet d’ouvrir une entreprise de pompes funèbres confessionnelles. Il s’agit essentiellement de musulmans » explique-t-elle. Pendant longtemps, le monde associatif prenait en charge les défunts religieux, aujourd’hui, les associations se font doubler par les sociétés privées. « On note une professionnalisation, et elle assure le strict respect de la réglementation » se réjouit Florence Fresse.
QUAND LE SÉPARATISME RÉGISSAIT LES CIMETIÈRES
La loi du 14 novembre 1881 sur la neutralité des cimetières est née d’un drame, l’affaire dame Tamelier. Cette dernière était venue soigner sa vieille mère à Ville-d’Avray. En décembre 1869, la jeune femme décède. Comme elle était de confession protestante, le curé refuse qu’elle soit enterrée dans le cimetière communal réservé aux catholiques. L’affaire remonte jusqu’à l’évêque, qui soutient le curé. On propose aux parents de l’inhumer dans la partie du cimetière réservée aux suicidés, la famille s’y oppose. Le corps de la jeune femme reste dix-huit jours dans la cabane du jardinier, le temps que soit interrogé le préfet de Seine-et-Oise. Celui-ci considère, trois décennies avant la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, que l’inhumation demandée n’est pas possible. Finalement, dame Tamelier fut enterrée au cimetière de la ville voisine de Sèvres. L’émotion suscitée par cet événement fut vive. Des parlementaires et les représentants des cultes protestants interpellent les pouvoirs publics face à cette situation inacceptable. L’affaire aboutit à la loi du 14 novembre 1881, qui met, notamment, fin aux murs entre les tombes et, plus largement, à toute séparation matérielle des regroupements confessionnels dans l’espace.