Par Alexis Brézet, Le Figaro
C’est un ouragan qui emporte tout. Les calculs des sondeurs et les prévisions des experts. Le confort des élites intellectuelles et les certitudes des milieux d’affaires. La suffisance des hommes politiques et l’arrogance des médias. Une lame de fond dont la brutalité coupe le souffle. Un raz de marée sidérant dont l’onde de choc n’épargne pas nos rivages. Dans tout l’Occident, les peuples sont en colère. Nous avions choisi de ne pas le voir. Depuis la victoire de Donald Trump, nous ne pouvons plus faire semblant.
Dieu sait pourtant que nous nous sommes bouché les oreilles et voilé les yeux! Les Américains, nous disait-on, n’allaient certes pas confier leur destin à ce clown, cet histrion… La première puissance économique et militaire de la planète ne s’abandonnerait pas aux pulsions populistes, forcément populistes, d’une poignée d’électeurs réputés racistes et supposés incultes…
Les électeurs qui ont voté Trump n’ont pas obéi à un quelconque déterminisme «identitaire», ils ont tout simplement voulu dire leur colère d’habiter de plus en plus mal un pays qui se défait.
Mais, ces «petits Blancs», qui s’était donné la peine de les voir sans œillères, de les écouter sans préjugés? Bien peu de monde parmi les observateurs patentés. Notre journaliste Laure Mandeville l’a fait. Elle en a tiré un livre indispensable, Qui est vraiment Donald Trump? (Équateurs-Le Figaro), et des reportages qui disent tout de cette Amérique souffrante et révoltée, riche naguère de ses activités industrielles mais ravagée aujourd’hui par le chômage, l’alcool, l’échec scolaire et la perte de ses repères familiaux. Cette Amérique des «ghettos blancs», satisfaite autrefois de sa modeste prospérité, ulcérée aujourd’hui par les «privilèges» accordés aux minorités, les intrusions moralisatrices de l’«establishment» de Washington et par la condescendance de la majorité des grands médias. Pour comprendre ce qui advient, il fallait entendre cette Amérique-là.
Colère «blanche», au sens littéral du terme? Sans aucun doute, c’est l’alliance de la middle class et des poor white trash qui a fait la victoire de Donald Trump. Mais gare à la caricature! Plus de 40 % des femmes ont voté pour Trump, plus d’un tiers des Latinos et 12 % des Afro-Américains. Les électeurs qui ont voté Trump n’ont pas obéi à un quelconque déterminisme «identitaire», ils ont tout simplement voulu dire leur colère d’habiter – de plus en plus mal – un pays qui se défait.
Aux États-Unis comme en Europe, c’est la même lame de fond.
Cette réalité, l’Amérique officielle n’a pas voulu la voir, pas plus que nous n’avons, en Europe, tiré les leçons des signes avant-coureurs de ce grand ébranlement. Le «non» des Français au référendum de 2005 sur la Constitution européenne? C’était un regrettable coup du sort! Le Brexit, au Royaume-Uni? Un malheureux accident! Comment, pourtant, ne pas y entendre ces mots, interdits par la bienséance politico-médiatique, qui résonnent aujourd’hui de l’autre côté de l’Atlantique? Protection, frontières, identité culturelle, conservatisme… Partout ce sont les mêmes armes brandies contre les élites des grandes villes par le petit peuple de cet «Occident périphérique», dont des chercheurs comme Christopher Lasch aux États-Unis ou Christophe Guilluy en France ont dessiné les contours.
En vérité, alors que les Bourses s’affolent, ce sont toutes les valeurs d’une certaine «postmodernité» qui plongent. Et d’abord la «mondialisation heureuse», cette idée que le «doux commerce» apporterait naturellement la prospérité, que l’«échange» abolirait la politique, et que la consommation effacerait les différences entre les hommes. Les usines qui ferment, les inégalités qui explosent, les anciens modes de vie qui se dissolvent lui ont porté un coup fatal. Avec l’élection de Donald Trump sonne le temps de la mondialisation inquiète.
Parce qu’il n’est pas du sérail, parce qu’il n’est prisonnier d’aucun tabou, Donald Trump a su mettre ses mots sur des sentiments que les autres ne voulaient pas nommer
Défaite aussi du politiquement correct, cette police des mots, des comportements et de la pensée, dont les oukases – de batailles pour les toilettes «neutres» en refus persistant de Barack Obama de nommer l’islamisme radical – avaient fini par prendre des proportions délirantes aux États-Unis. Jusqu’à l’outrance, Donald Trump a fait de la liberté d’expression un de ses chevaux de bataille. Dans sa victoire, cette idée qu’il faut pouvoir appeler un chat un chat n’a pas peu compté.
Défaite enfin du multiculturalisme, cette «nouvelle religion politique» (Mathieu Bock-Côté) qui inverse le devoir d’intégration (puisque c’est celui qui accueille qui doit s’accommoder aux diversités). Trump jouait sur du velours : les admonestations «morales», professées par une classe politique incapable de résoudre les problèmes des peuples, ne font plus recette. Sur fond de chômage galopant et d’islam conquérant, l’injonction multiculturaliste, en Amérique comme en Europe – vertigineux parallèle -, est vécue comme une provocation.
Parce qu’il n’est pas du sérail, parce qu’il n’est prisonnier d’aucun tabou, Donald Trump a su mettre ses mots sur des sentiments que les autres ne voulaient pas nommer. Parce que la provocation est dans sa nature, il a explosé tous les codes – politiques, moraux et culturels – d’un système institutionnel massivement rejeté. Il a chevauché la colère. Il lui reste maintenant à apaiser les passions, à canaliser cette colère afin que les énergies qu’il a déchaînées concourent, comme il s’y est engagé, au redressement de la nation américaine.
Rarement le destin du monde aura à ce point dépendu d’un seul homme. Donald Trump saura-t-il troquer son costume de pitre contre l’habit d’homme d’État ?
En sera-t-il capable? Comme Hillary Clinton et Barack Obama ont su avec un fair-play exemplaire surmonter leur défaite commune, saura-t-il s’élever au-dessus des circonstances de sa victoire? Porté par la révolte du vieux monde, saura-t-il emmener une Amérique réconciliée sur de nouveaux chemins?
Pour l’avenir de l’Amérique, la question est décisive. Elle ne l’est pas moins pour celui de notre vieille Europe, confrontée à la même révolte populaire que l’Amérique, et qui doit urgemment trouver les moyens de l’apaiser si elle ne veut pas voir déferler, du nord au sud et de l’est à l’ouest, une vague de «trumpisme» carabinée.
Rarement le destin du monde aura à ce point dépendu d’un seul homme. Donald Trump saura-t-il troquer son costume de pitre contre l’habit d’homme d’État? Le ton de sa campagne, violent et caricatural, n’incite guère à l’optimisme. Mais son premier discours, digne et réconciliateur, est de meilleur augure. Le pire n’est donc pas sûr. «Il est impossible de connaître l’âme, les sentiments et la pensée d’aucun homme, a écrit Sophocle, si on ne l’a pas vu à l’œuvre dans le pouvoir et l’application des lois.»