Par Jacques BENILLOUCHE – Temps et Contretemps
Tous les dictateurs ont souvent été traités de fous parce que leurs actions n’avaient aucune explication logique répondant aux critères humains d’intelligence. Les époux Ceausescu avaient été classés dans cette catégorie parce qu’ils avaient imposé une chape de plomb sur la liberté de leurs citoyens et détruit leur capitale et ses beaux joyaux architecturaux pour construire un palais démesuré. Mais tant que leurs actions restaient limitées à leurs citoyens, le monde observait en spectateur, sans chercher à entraver leur fuite en avant. Staline et Hitler ont été considérés à postériori comme fous parce que la mort volontaire de millions d’humains ne pouvait être justifiée que par des coups de folie, sans autre explication.
Poutine est certes un mégalomane qui a mis au pas toute la classe dirigeante de son pays. Face à lui, personne n’ose broncher ni émettre un avis contraire, à l’image flagrante de la réunion de son conseil de sécurité où il a carrément humilié son chef des renseignements qui avait un temps hésité à l’invasion de l’Ukraine. Des grands officiers, des grands spécialistes sécuritaires, des grands politiques russes, assis sagement comme des enfants devant leur maitre, sont momifiés par la peur.
L’opposant Lev Ponomarev a réagi en osant le qualificatif le plus adapté selon lui : «Poutine est fou, il veut dominer le monde. L’Occident doit désormais se montrer ferme. Le chef du Kremlin est pétri d’une mentalité paranoïaque. Il peut nous entraîner dans une troisième guerre mondiale, voire dans un conflit nucléaire».
La personnalité de Poutine s’est modelée au fil du temps, de manière progressive, sous forme de différentes incarnations. Il s’est d’abord comporté comme réformateur économique et démocrate. Le président George W. Bush, le premier, «a regardé l’homme dans les yeux et a pu se faire une idée de son âme». Il n’avait pas la fibre de dictateur mais il l’est devenu au fil des années, au fur et à mesure qu’il peaufinait ses tendances autoritaires. Il a démantelé le système électoral russe, a pris le contrôle de ses médias, a assassiné ses opposants, a emprisonné ou a contraint certains à l’exil, a participé à la plus grande corruption de l’Histoire et a interdit les manifestations pacifiques sous peine du goulag.
Le monde s’est réveillé tardivement, après l’invasion de l’Ukraine et son action radicale. La chancelière allemande Angela Merkel, la première, avait osé déclarer au président Obama que Poutine était déconnecté de la réalité et qu’il «vivait dans un autre monde» tandis que l’ancienne secrétaire d’État, Hillary Clinton, l’avait comparé à Adolf Hitler.
Il n’est pas fou car il est parfaitement conscient. Il a cependant le complexe de la persécution qui l’a poussé à la folie des grandeurs parce qu’il se sent isolé. Il a toujours dit que la Russie est un pays assiégé, entouré d’ennemis, perpétuellement au bord de la catastrophe, dont il est le seul capable de la sauver. Des armes nucléaires de l’Otan sont menaçantes à ses frontières. Il a martelé cette doxa à toutes ses conférences de presse : il n’est pas agresseur mais une victime assiégée après avoir vécu le déshonneur de l’Urss. Sa stratégie est à présent éprouvée ; il intimide ses adversaires impuissants à force de mensonges éhontés.
En réalité, il est plus proche de Néron qui était d’une ambition démesurée, après avoir lutté de toutes ses forces contre l’immense conjuration politique dressée contre lui. Les historiens ont longtemps débattu de la folie, réelle ou mise en scène, de Néron. Sa ressemblance avec Hitler semble plus probante par l’obsession de la catastrophe imminente, la méfiance totale du reste du monde, le bouc émissaire paranoïaque de certaines minorités et l’appétit pour l’annexion de nouveaux territoires. A cela s’ajoute la corruption endémique de tous les dirigeants russes. Poutine se justifie en affirmant que tous les gouvernements occidentaux aimeraient emprisonner leurs opposants et envahir leurs voisins, mais que la plupart du temps ils manquent de courage.
Les derniers évènements posent la question de la santé mentale et physique de Poutine lorsqu’il annonce la mise en alerte de la force de dissuasion russe qui peut comprendre une composante nucléaire. Les observateurs poussent à nouveau l’interrogation sur sa folie ou sur sa santé. Les médias se sont donnés à cœur joie. Selon les rumeurs, toutes démenties par le Kremlin, Poutine, qui est apparu à de nombreuses reprises le visage bouffi, serait un amateur de botox, atteint de la maladie de Parkinson, il souffrirait des conséquences d’un Covid long ou bien encore souffrirait d’un cancer qui ne lui laisserait plus que quelques années à vivre. En 2015, un rapport du Pentagone rédigé en 2008 indiquait qu’il était atteint du syndrome d’Asperger, qui se manifeste par des difficultés à communiquer, à établir des rapports sociaux, et à supporter le bruit ou un environnement très stimulant. Cela expliquerait ses difficultés dans les relations sociales avec autrui. Il y a des petits moments où il disparaît un peu des radars et quand il réapparait, quelques questions se posent sur un usage immodéré de la cortisone.
Anne Colin Lebedev, maîtresse de conférence spécialiste des sociétés post-soviétiques, alerte sur les dangers à psychiatriser l’adversaire : «Poutine est fou. Peut-être, mais peu importe, car nous avons surtout besoin de comprendre la rationalité interne de son action. Nous avons besoin de cerner l’étendue de son projet, de voir ses points saillants». Ce point de vue est partagé par le journaliste Frédérick Lavoie, envoyé spécial en Ukraine : «Je n’aime pas quand on se borne à le qualifier de fou furieux. En attribuant ses actions à la folie, on omet toute possibilité d’analyse de sa conception de ce qu’est une action rationnelle».
Mais un fou a toujours des périodes de lucidité qui l’ammènent à analyser la situation avec pragmatisme. Poutine est isolé, ses troupes manquent de logistique, des soldats russes tombent chaque jour, les Ukrainiens résistent avec leurs maigres armes, l’économie marque des signes d’effondrement avec un rouble en perte de vitesse. Il estimait avoir un boulevard en Ukraine mais ce boulevard est semé d’embûches. Il n’a pas pensé que la mobilisation pacifique serait aussi forte à l’étranger. Il croyait pouvoir surfer sur des menaces militaires mais l’Occident n’est pas tombé dans le piège. Alors, de cette folie peut surgir un réveil pour mettre fin à une aventure perdue d’avance.