Le « Mé’am Lo’èz » – Rabbi Ya’aqov Kouli – 5449-5492 (1689-1732)

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Le « Mé'am Lo'èz »

Dans la vaste bibliothèque des commentaires de la Tora, une place de choix est de nos jours dévolue au « Mé’am Lo’èz ». Qui en connait pourtant l’auteur et son époque, ou les buts recherchés dans la rédaction de cette œuvre d’une étonnante jeunesse ?

Le « Me’am Lo’èz », vaste recueil de commentaires sur la Tora, a été depuis plus de 200 ans l’un des livres d’étude les plus populaires dans le monde sefarade : en édition de luxe, il constituait un cadeau de choix lors des mariages ; en de nombreuses synagogues, les cercles d’étude qui se réunissaient quotidiennement entre Min’ha et Ma’ariv portaient bien souvent sur la lecture de cet ouvrage. On rapporte que rabbi ‘Hayim ‘Hizkiya Medini (rav de ‘Hévron et auteur de la fameuse encyclopédie Sdé ‘Hémèd) l’appréciait au point de participer lui-même à de tels cercles d’étude.

Ce commentaire a certes, de nos jours, gardé de sa popularité. Mais un préjugé tenace tend à le réduire à une œuvre de vulgarisation destinée a priori au grand public non familier du monde de l’étude, ou aux adolescents, à l’occasion de leur Bar-mitswa.

Le « Me’am Lo’èz » a certes été écrit à l’intention du public le plus vaste. Mais ce serait méconnaître grandement la richesse, la profondeur, et la variété de son contenu que d’y voir là ses limites : un lecteur même occasionnel pourra en effet y découvrir une véritable anthologie le conduisant, dans une langue simple, attrayante, souvent émouvante, mais toujours sûre de son propos, du Talmud au Zohar, du Midrach à la Halakha, de réflexions éminemment philosophiques à de fines interprétations exégétiques.

L’auteur

L’auteur du « Me’am Lo’èz », rabbi Ya’aqov Kouli, est né à Jérusalem en 1689. Son père, rabbi Makhir Kouli (1638-1728) appartenait à une riche et influente famille de Crête. Cette île appartenait à Venise, mais les Turcs l’envahirent en 1645 et, après une guerre de 25 ans, finirent par s’en rendre maîtres. Cette guerre longue et cruelle n’alla pas sans grands ravages et bouleversements dont les Juifs furent évidemment parmi les premiers à payer les frais. Rassemblant les restes de sa fortune, rabbi Makhir quitte l’île pour s’installer, en 1688, à Jérusalem. Il y trouve une petite communauté juive, menant une existence difficile et précaire, en butte à l’hostilité de la population musulmane et chrétienne tout comme aux sautes d’humeur et exactions des gouverneurs ottomans. Des Sages nombreux et réputés y vivaient pourtant, faisant de cette époque une des plus glorieuses qu’ait connu la Ville Sainte depuis la destruction du Temple. Citons entre autres rabbi ‘Hizkiya di Silva (auteur du Pri ‘Hadach), et rabbi Efraïm Navon (auteur du Ma’hané Efraim). A la tête de la communauté se trouvait rabbi Moché Galanti qui, en 1668, avait été désignée comme premier « Richon-le-Tsion » (Grand Rabbin de la communauté sefarade d’Erets Israël). Rabbi Makhir, pour sa part, s’attacha à une autre importante autorité qui résidait alors à Jérusalem, rabbi Moché ben ‘Habib, et en épousa même la fille. Leur premier fils, rabbi Ya’aqov, naquit en 1689, époque de grands bouleversements pour les habitants de la ville : une famine particulièrement longue et pénible sévissait en effet, poussant nombre d’entre eux à chercher des cieux plus cléments. La communauté juive déjà éprouvée subit par ailleurs un coup sévère avec la disparition de rabbi Moché Galanti : cette personnalité hors du commun avait, avec sagesse et autorité, dirigé sa communauté durant vingt ans, et son décès laissa un vide durement ressenti. Ce fut le grand-père maternel de rabbi Ya’aqov Kouli, rabbi Moché ben ‘Habib, qui fut désigné comme son successeur.

L’héritage du rav ben ‘Habib

Rabbi Ya’aqov Kouli se signala dès son enfance comme doué d’une personnalité exceptionnelle. Son grand-père dirigeait son éducation avec force soins et attention et l’on raconte que, dès l’âge de six ans, rabbi Ya’aqov trouvait à objecter à ses explications du Talmud. Un lien profond s’établit ainsi entre eux et, bien que rabbi Ya’aqov ne fût âgé que de sept ans à la mort de rabbi Moché ben ‘Habib, il garda toute sa vie le souvenir vivant de son grand-père.
Il subit, à l’âge de 8 ans, une nouvelle épreuve avec la mort de sa mère. Son père ne tarda guère à se remarier, et la famille se transporta successivement à Hévron puis Tsfat. Ces déplacements ne gênèrent pourtant pas le jeune prodige dans ses études, où il donna même rapidement la pleine mesure de ses possibilités. Et plus il grandissait, plus le lien qui l’avait uni à son grand-père s’approfondissait. Questionnant son père et les rabbanim de son entourage, il était en effet de plus en plus à même de comprendre et apprécier la riche personnalité du rav ben ‘Habib. Il apprit ainsi que celui-ci était né à Salonique (Grèce) en 1634, d’une famille originaire d’Espagne. Il comptait parmi ses ancêtres des figures aussi illustres que rabbi Yossef ‘Habiba (auteur du Nimouqé Yossef) et rabbi Ya’aqov ben ‘Habib (1459-1516 – auteur du ‘Ein Ya’aqov). Quittant d’abord Salonique pour Constantinople, il se rendit à l’âge de 16 ans à Jérusalem.

En 1688, à l’âge de 34 ans, il était malgré son jeune âge nommé à la direction de la Yechiva fondée à Jérusalem par un ami de Constantinople, Moché ben Yéouch. Sa réputation s’étendit bien au-delà de la Ville Sainte et, bien que mort à l’âge de 42 ans, il parvint rapidement à se faire reconnaître comme une des grandes autorités de son temps.

L’aventure de Constantinople

Rabbi Ya’aqov s’était fixé un but : publier les nombreuses et importantes œuvres manuscrites de son grand-père. La chose se révélant matériellement impossible en Erets Israël, il se rendit à Constantinople, capitale de l’Empire ottoman et grande métropole juive, où il espérait trouver aisément les appuis financiers nécessaires à son entreprise.

La capitale offrit cependant un spectacle décevant aux yeux de rabbi Ya’aqov Kouli, alors bouillant jeune homme de 24 ans. Certes, nombre de Sages éminents dirigeaient et enseignaient la communauté juive, avec pour centre le grand Kollel connu sous le nom de « Hesger ». Mais Constantinople avait plus que toute autre ville souffert des ravages provoqués par le faux messie Chabtaï Tsvi, et la population juive se trouvait alors encore sous le coup de cette malheureuse aventure. Les synagogues étaient certes toujours fréquentées mais, faute d’une éducation appropriée, la majorité des Juifs ne connaissaient guère plus que des rudiments d’hébreu.

Rabbi Ya’aqov Kouli ne désarma pourtant pas et, se gagnant l’appui de rabbi ‘Hayim Alfandri, entreprit l’édition de l’œuvre majeure de son grand-père, Guet Pachout (lois concernant le divorce). Ce fut un parent du rav Alfanderi, Yits’haq Alfanderi, qui se chargea en 1719 de mener à bien dans son imprimerie le travail de l’édition proprement dite.

Disciple du « Michné leMélekh »

Le Judaïsme sefarade de cette époque était uni sous l’autorité suprême du Grand-Rabbin de Constantinople, rabbi Yehouda Rosanès (1658-1727). Le rav Kouli ne tarda guère à s’imposer aux yeux de tous comme son principal disciple et devint même, en dépit de son jeune âge, membre de son Beth-Din (cour rabbinique).

Rabbi Ya’aqov venait juste d’achever l’édition d’un autre livre de son grand-père, Chemoth baArets, lorsque le décès du rav Rosanès vint endeuiller la communauté juive de Constantinople. Un nouveau malheur vint par ailleurs s’ajouter au premier : la maison du rav Rosanès fut cambriolée durant la période de deuil, et nombre de manuscrits inédits dérobés. Le reste des écrits fut retrouvé, déchirés et éparpillés dans toute la maison. Le rav Kouli prit alors sur lui la responsabilité de recenser et rassembler les fragments épars, pour en assurer la publication.
Il put ainsi, dès la première année, éditer une série d’importantes Drachoth (études et exposés), portant sur des sujets les plus divers, sous le nom de Parachath Derakhim. Mais le gros du travail restait encore à faire : rabbi Yehouda Rosanès avait en effet rédigé sur le Michné Tora du Rambam l’un des plus importants commentaires jamais consacrés à cet ouvrage, le monumental Michné le-Mélekh. Rabbi Ya’aqov consacra trois années à la longue et minutieuse tâche de préparation du manuscrit : le commentaire était en effet écrit en une langue particulièrement dense et riche, en sa forme comme en son fond. Aussi fallait-il, pour éviter toute erreur d’interprétation, maîtriser parfaitement les sujets abordés.

En cas d’ambiguïté, ou lorsque des explications semblaient nécessaires, rabbi Ya’aqov ajoutait entre parenthèses ses propres commentaires. L’œuvre parut ainsi pour la première fois en 1731, et fut dès l’abord accueillie avec enthousiasme. Elle fut rééditée huit années plus tard en même temps que le Michné Tora, juste sous le texte du Rambam, avec les quelques autres rares commentaires qui avaient déjà eu droit à cette consécration. Par son intermédiaire, le rav Ya’aqov Kouli s’était ainsi fait connaître, à peine âgé de 40 ans, comme l’un des grands maîtres de son temps.

Son œuvre personnelle

Ayant achevé la publication des œuvres de son grand-père et de son maître, rabbi Ya’aqov aspirait à se consacrer à une œuvre personnelle qui viendrait couronner ses travaux antérieurs. Il n’avait pour cela que l’embarras du choix, car ses dons autant que sa science lui permettaient de rivaliser avec les Sages les plus éminents de sa génération.

Il décida pourtant d’écrire un commentaire de la Tora, destiné aux nombreux Juifs restés ignorants des sources juives les plus élémentaires. Il expliqua lui-même les motivations de son choix dans sa préface : « La chose pourra paraître étrange à mes pairs. Pourquoi choisit-il, lui l’érudit de premier rang, d’écrire une œuvre destinée au grand public ?… Mais comment pouvait-il s’engager dans la pure érudition, quand il voyait, autour de lui, le monde juif en pleine désintégration ? Comment pouvait-il fermer ses yeux au spectacle de milliers d’âmes juives implorant qu’on leur ouvre les portes de la Tora ? »

Le « Me’am Lo’èz »

Le rav Kouli s’était donné pour but de composer, selon des approches les plus variées, un commentaire suivi de tous les livres du Tanakh. Lorsque les versets traitent de problèmes aux incidences pratiques, le commentaire s’y attarde, précisant tous les détails nécessaires à l’apparition des règles et préceptes : 50 pages sont par exemple consacrées au seul verset « Fructifiez et multipliez », expliquant toutes les règles relatives au mariage, exposant de façon magistrale les lois de pureté conjugale propres au judaïsme.

La tâche était énorme : en deux ans, le rav Kouli parvint pourtant à commenter Béréchith et les deux-tiers de Chémoth. Il ne put hélas mener son œuvre à terme et, le 19 Av (9 août) 1732, à l’âge de 42 ans, rabbi Ya’aqov Kouli disparaissait prématurément.

 

Extrait de Kountrass Magazine nº 3 – Adar 5747 / Mars 1987

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