Par le rav Henri Kahn
Le « Radziner »
Il y a 100 ans exactement le rabbi de Radzin, R. Guerchon ‘Hanokh, fils de R. Ya’aqov d’Izbitsé, éminente personnalité ‘hassidique, se lança à la recherche du ‘Hilazon : le sang de cette énigmatique créature marine, qu’il ne nous a plus été possible d’identifier depuis de longs siècles, fournissait autrefois le Tekhélèth, la teinture bleutée nécessaire à la confection des Tsitsith, des habits des prêtres, et des tentures du Temple.
Il publia tout d’abord en 5647/1887 un livre du nom de Sefouné Temouné ‘Hol, d’après un verset de Dévarim/Deutéronome (33,18) parlant de créatures cachées, enfouies dans le sable : le ‘Hilazon, selon l’interprétation de nos Sages.
Nous le trouvons un an plus tard poursuivant ses recherches au Musée des Sciences Naturelles de Naples, dont il revint avec ce rapport qui fit sensation : « Le Musée est situé dans de vastes bâtiments de pierre, dont les fondations plongent en pleine mer. A l’intérieur se trouvent des salles en verre transparent où l’eau de mer peut pénétrer. Dans chacune de ces salles, les animaux marins peuvent être observés in vivo : j’y ai vu le ‘Hilazon vivant !… » Suit une description… de la seiche (Sepia Officinalis), formellement identifiée par le rabbi comme étant le ‘Hilazon d’antan : ne possède-t-elle pas une poche d’encre pour se protéger d’agresseurs éventuels, et celle-ci n’était-elle par recherchée dans l’Antiquité pour la teinture des tissus ?
Qu’est ce que le Tekhélèth ?
Le Talmud enseigne que la couleur Tekhélèth peut être décrite de la façon suivante : elle « …vous rappellera la mer, qui elle vous rappellera le ciel, et vous penserez au Trône Céleste, puis enfin au Créateur » (Mena’hoth 43b). Pour beaucoup, on aurait-là la claire indication d’un « bleu azur ». D’autres sources cependant, arguant de la couleur incertaine de la mer, de son aspect changeant d’un moment à l’autre et d’une mer à une autre, penchent pour un ton vert. Un moyen terme semblerait donc s’imposer, autour de l’émeraude ou du bleu turquoise…
D’où provenait le Tekhélèth ? La Tossefta de Mena’hoth (Chap. 9,6) établit que seul le sang du ‘Hilazon pouvait être utilisé. Le Séfer ha’Hinoukh1 (Mitswa 486) après avoir précisé que la Mitswa de Tsitsith pourra être accomplie même en l’absence du fil de Tekhélèth a priori nécessaire à leur confection, précise d’ailleurs : « … Comme chez nous, qui ne possédons pas de ‘Hilazon. Cette couleur est obtenue par le sang d’un poisson nommé ‘Hilazon, et dont l’aspect est semblable à la mer. On trouve ce poisson dans la Mer Morte, et l’on s’en sert pour teindre la laine. Voici pourtant longtemps qu’il n’a plus été fait état parmi les Juifs que quiconque ait pu avoir des fils de Tsitsith teints en Tekhéleth. »
Il sera toutefois intéressant de noter que la Michna parle d’une teinture illicite utilisée pour teindre les Tsitsith à moindres frais : or la plante d’où l’on extrayait cette teinture est actuellement identifiée par les spécialistes à l’indigo…
La controverse
Ce ‘Hidouch du rabbi de Radzin ne fut évidemment pas sans soulever interrogations ici, vive opposition là. Notons ainsi celle fermement exprimée de rav Yossef Dov Soloveitchik2, l’un des décisionnaires les plus influents de son temps :
« Comment expliquez-vous avoir retrouvé le ‘Hilazon,après qu’il fut oublié ? Avez-vous retrouvé le poisson, remis à jour une technique de teinture ? Nous ne pourrons vous suivre dans cette innovation que lorsque vous nous aurez fourni les précisions nécessaires.
Car il se trouve que ce poisson (la seiche, N. du T.) ainsi que le procédé d’extraction de l’encre étaient connus de tous temps. Nos ancêtres n’y ont pourtant pas eu recours pour teindre leurs Tsitsith : « c’est donc bien là la preuve que ce n’est pas le Tekhélèth utilisé jadis, même si toutes les indications des textes y correspondent. »
Démarche typique du rav Soloveitchik : le simple fait qu’aucune autorité n’ait depuis l’époque du Temple eu recours à l’encre de la seiche, pourtant si courante et si connue, offre en soi le démenti le plus cinglant à la thèse du Radziner3. Celui-ci se justifia cependant à l’aide d’une des Responsa du Radvaz4 (Resp. 685) : « Il se peut que, même aujourd’hui, le ‘Hilazon soit un animal commun, mais qu’on ne sache ni l’identifier, ni le pêcher; ce d’autant plus qu’on n’en a guère besoin, puisqu’une autre teinture bleue est d’usage courant : le istass, ou nil, en arabe. »…
Les recherches archéologiques
Dès la fin du 19ème siècle, des archéologues se sont également penchés sur la question, et abouti à une conclusion quelque peu différente de calle du rabbi de Radzin : le ‘Hilazon ne serait, selon eux, autre chose que le Murex. Tout au long de la côte israélo-libanaise, mais surtout dans la région de Tyr et Sidon correspondant au territoire de Zevouloun, les fouilles archéologiques ont mis à jour un grand nombre d’ateliers de fabrication de la pourpre, tant prisée des Anciens, à partir du Murex. En fait, de telles mises à jour ne sauraient avoir valeur de preuve définitive, d’autant que ni le Murex ni le pourpre ne correspondent aux indications fournies par le Talmud concernant le ‘Hilazon et le Tekhélèth.
Le rav Herzog de son côté (rabbin au début de ce siècle de la synagogue de la rue Pavée à Paris) puis son fils (ancien Grand Rabbin d’Irlande, puis d’Israël, lors de la fondation de l’Etat) ont consacré à ce sujet d’intensives études. On aboutirait ainsi à une troisième solution : le Jenthina, coquillage de couleur bleue qui lance un nuage azur lorsqu’il est attaqué par les tortues, ses ennemies héréditaires. Le fait est que ce mollusque n’apparaît sur les côtes que périodiquement, à l’occasion de grandes tempêtes (en 1982, puis cette année par exemple) ; il ne peut cependant subsister que dans la mer, ce qui concorderait peu à certaines indications de la Guémara.
Le ‘Hilazon, poisson cacher ?
En fait, le plus étonnant dans toute cette recherche éperdue du Tekhélèth est que le rabbi de Radzin, tout comme nombre de ses détracteurs, ont considéré comme admis que le ‘Hilazon pouvait être un poisson « non cacher». Il semblerait qu’on puisse cependant leur opposer l’argumentation du ‘Hida dans son commentaire sur la Tora Na’hal Kedoumim : citant le commentaire de Rabénou Bé’hayé sur le début de la Paracha de Terouma (« Nous ne trouvons pas de soie dans la fabrication du Tabernacle, car aucun élément impur n’y a été utilisé »), le ‘Hida établit que, si tous les éléments nécessaires à la confection du Tabernacle provenaient de plantes ou d’animaux purs, le ‘Hilazon lui aussi devait donc être un animal pur ! Voici ainsi exclues toutes les hypothèses telles que celle de la seiche, du murex, etc. …
Dans son ouvrage Tov Aïn (9,12), le ‘Hida rapporte encore une autre preuve, déduite d’une réponse halakhique (resp. 244) trouvée dans le livre Béssamim Roch. Notons cependant que l’authenticité de ce livre étrange à bien des égards, est fortement contestée, y compris par le ‘Hida lui-même dans son Chem haGuédolim. On ne saurait donc y prendre quelque preuve pour le sujet qui nous concerne.
Ajoutons encore à l’appui du ‘Hida le commentaire Tiférèth Israël sur la Michna, qui envisage un instant que le ‘Hilazon puisse être une tortue, mais rejette cette hypothèse en estimant impossible que le ‘Hilazon soit un animal impropre à la consommation.
En bref
L’argumentation du ‘Hida fondée sur le commentaire de Rabénou Bé’hayé constitue un argument de poids, expliquant sans doute l’opposition de nombreux décisionnaires à la thèse du Radziner et autres chercheurs.
Malgré la fougue et la passion impressionnantes qui ont présidé aux diverses investigations, le ‘Hilazon semble n’avoir pas encore perdu de son mystère. En attendant, seiche et murex sont toujours à la recherche de nouvelles lettres de noblesse, leur donnant accès à un monde de la Tora… quelque peu réticent !
De nos jours
Nonobstant toutes les objections soulevées ici ou là, plusieurs centaines de ‘Hassidim de Radzin ainsi que quelques ‘Hassidim de Breslav (rabbi Na’hman aurait prédit la redécouverte du Tekhélèth avant la venue du Machia’h) vivent dès à présent à l’heure du Tekhélèth. La tradition inaugurée par le rabbi est fidèlement perpétuée par ses arrière-petits enfants de Bené Brak : deux fois l’an, à peu près, les pécheurs de la côte savent qu’ils auront clients pour les seiches qu’ils ont habituellement coutume de rejeter à la mer. On extrait des seiches une poche contenant un liquide noir, qui est porté dans un four spécial à une température de 1000 degrés. Certains additifs chimiques aident à la décomposition de l’encre puis, au bout de quelques heures, apparaît une teinte d’un beau bleu. Mis à macérer durant deux ou trois heures, voilà enfin nos fils de Tekhélèth. Le prix ? 28 Fr. environ par fil. A l’adresse du Beth haMidrach de Radzin, 8 re’hov Aronson, Bené Braq. Peut-être vaut-il mieux ne pas rappeler aux vendeurs que l’un des signes de reconnaissance du Tekhélèth était son prix élevé, assurant la fortune de Zevouloun !
(1) Séfer ha’Hinoukh : ouvrage de référence offrant décompte et explication des 613 Mitswoth, selon l’ordre des Parachiyoth ou apparaissent dans Tora. L’identité. de son auteur (qui a signé « Ich haLévi » – de la tribu de Lévi) est incertaine. On sait pourtant qu’il vivait en Espagne à l’èpoque du Roch – Rabénou Acher – 13ème siècle), et avait été l’élève du Rachba (Rabbi Chlomo ben Adèrèth).
(2) Rav Y.D. Soloveitchik : 1820-1892. Petit fils de rabbi ‘Hayim de Volozhyn, élève de prédilection du Gaon de Vilna. Après s’être distingué à la Yéchiva de Volozhyn, assuma la charge de rabbin à Minsk, Kovno, Slotsk et surtout Brisk, ou lui succéda son fils Rabbi ‘Hayim. Appelé en 1853 à diriger la Yéchiva de Volozhyn de concert avec le Netsiv, il dut pourtant renoncer à cette fonction suite à une controverse quant au mode de l’étude talmudique. Exerça une influence considérable, tant par son enseignement que par ses œuvres : Responsa Beth haLévi sur la Guémara ; commentaire Beth haLévi sur la Tora.
(3) Rabbi de Radzin : 1839-1891. 5ème rabbi de la dynastie de Radzin-Izbitsé.
Personnalité hors du commun, il publia son premier ouvrage à 13 ans ! Etablit à l’âge de 29 ans, en rassemblant des textes de toute la littérature talmudique sur le sujet, une sorte de Guémara sur le traité Taharoth qui en était dépourvu. Cf. article sur la ‘Hassidouth de Radzin.
(4) Le Radvaz : rabbi David ben Zimra. Né en Espagne en 1480, décédé en Erets Israël en 1574. Vécut 40 ans en Egypte après l’Expulsion d’Espagne. Y eut pour élève R. Betsalel Achkénazi, auteur de la Chita Mekoubètsèth et maître du Ari zal.. Monta à Jérusalem en 1553, puis à Safed, où rabbi Yossef Qaro et rabbi Moché de Trani le nommèrent Président du Tribunal Rabbinique. Ses 2500 Responsa adressées aux quatres coins du monde juif, font autorité.
Extrait de Kountrass Magazine nº 3 – Adar 5747 / Mars 1987