Atlantico : Comment le Hezbollah en est arrivé à cette situation ?
Alain Rodier : Effectivement, le Hezbollah est aujourd’hui très puissant. Cela est la conséquence de plusieurs facteurs.
D’abord, sur le plan politique libanais, d’incontournable il est devenu la première puissance politique grâce à son alliance avec le « Courant patriotique libre » du président Michel Aoun même si le système constitutionnel ne le confirme pas dans les postes attribués (au Hezbollah). C’est le résultat de la démographie locale qui a fait reculer progressivement les populations maronites et, en conséquence, imposé depuis des années de nouvelles règles du jeu. Son premier adversaire politique actuel est le Premier ministre Saad Hariri (confirmé à son poste après d’interminables négociations le 31 janvier 2019). Or, l’Arabie Saoudite pourtant engagée en première ligne dans une guerre d’influence au Proche-Orient contre Téhéran et ses alliés – dont le Hezbollah libanais – lui a littéralement « tiré une balle dans le pied » en le fragilisant en le retenant de force dans le royaume durant plusieurs semaines à la fin 2017. Il est en effet étonnant et totalement contre-productif d’avoir agi de la sorte humiliant la seule personnalité qui s’opposait au Hezbollah et à son mentor iranien. La rumeur court que Mohammed ben Salman (MBS) souhaitait remplacer Saad Hariri par son frère aîné Bahaa jugé plus intransigeant vis-à-vis du Hezbollah que son cadet.
Enfin, aux limites du domaine politico-militaire, en 2017 le Hezbollah a procédé à l’expulsion de Daech du territoire libanais aidé par l’armée nationale. Il en a rejailli un grand prestige populaire, au moins dans les population chiites et sunnites modérées.
Sur le plan strictement militaire, déjà la guerre de 2006 contre Israël a été un moment fort pour le Hezbollah qui a fait douter les Israéliens sur leur invincibilité et leur toute-puissance dans la région. La mémoire de cette « victoire » (toute relative dans les faits) reste dans tous les esprits des Hezbollahis, même si elle leur a coûté cher en vies humaines (de 600 à 800 tués). Mais il faut bien constater que si les pertes dans les rangs occidentaux sont aujourd’hui considérées comme « inacceptables » (cela n’a pas toujours été le cas, le concept du « zéro mort » étant apparu lors de la Première guerre du Golfe en 1990), elles sont glorifiées avec le statut de « martyr » dans le monde musulman.
Ensuite et surtout, il y a l’intervention du Hezbollah libanais aux côtés des forces de Bachar el-Assad en Syrie, officiellement à compter de 2013 (mais en réalité dès 2012). La milice chiite libanaise s’est formée sur le terrain à la guerre classique (en localités, en zones montagneuses, en plaines, etc.). L’expérience a grandement profité aux cadres qui en sont revenus.
Non seulement le Hezbollah a continué à renforcer son arsenal militaire, en particulier dans le domaine des roquettes, des missiles sol-sol (il en détiendrait plus de 10 000) et des drones, mais de plus, il a acquis des savoir faire pour améliorer ces armements localement, en particulier dans le domaine des systèmes de guidage. Sur un plan plus classique, le 13 novembre 2016, il a même fait défiler à al-Qousayr une « brigade mécanisée » mais le côté propagande de cette manifestation a sauté aux yeux des analystes militaires. En réalité, cette unité n’est pas opérationnelle ses armements étant trop dépareillés et obsolètes pour être efficaces..
Enfin, il a noué des relations de type « frères d’armes » avec les unités qu’il a côtoyé, l’armée et les milices syriennes, les « brigades internationales » afghanes, pakistanaises et bien sûr les pasdarans iraniens. Certains ont même parlé d’un « hezbollahisation » des autres milices qui reçoivent les mêmes armements, pratiquent les mêmes tactiques, etc. C’est le signe de la mainmise de ces formations par le major-général Qassem Souleimani, le chef de la force Al-Qods des pasdarans. Dans ce cadre, le Hezbollah libanais fait partie intégrante de ce qui est appelé l’ « axe de la résistance » chiite contre les Occidentaux, les pays sunnites et Israël.
Quelles sont les faiblesses du mouvement qui découlent paradoxalement de cette force, notamment dans la volonté de ses opposants de contenir le Hezbollah ?
La guerre en Syrie lui a apporté beaucoup mais les pertes ont été sévères (1 500 à 2 000 tués depuis 2012 et presque 10 000 blessés). De plus, le Hezbollah ne peut abandonner la Syrie (ni, dans une moindre mesure le soutien aux rebelles houthi au Yémen) car les conflits sont bien loin d’être terminés. Cela monopolise donc une bonne partie de ses forces vives qui ne peuvent retourner au Liban où ses effectifs actuels sont évalués entre 20 000 et 30 000 combattants. En Syrie, il est sous la menace permanente des frappes israéliennes dont les actions ont aussi permis son éloignement du Golan (sous la pression de Moscou sollicité par l’Etat hébreu à ce sujet).
Son bras armé continue d’être classé comme « terroriste » par de nombreux États et Londres vient de décréter que sa branche politique subissait le même sort de sa part (ce qui n’est pas le cas de la France).
Au Liban même, les pays arabes maintiennent la pression pour que son influence ne s’étende pas trop. Ils regrettent d’ailleurs que le ministère de la santé qui maille étroitement le pays en lui permettant d’étendre son action politico-sociale lui ait été accordé (théoriquement, c’est un ministre « sans étiquette » mais, en fait, très proche du Hezbollah). Malgré ses succès électoraux, il rencontre en raison de ses activités extérieures et particulièrement pour son rôle joué en Syrie une opposition politique constante et incompressible au Liban. Une défaite de Bachar el-Assad (qui n’est plus envisagée aujourd’hui) lui aurait sans doute été fatale ou, du moins, aurait considérablement réduit son influence.
Quels sont les risques principaux que font peser cette nouvelle puissance du Hezbollah sur la région, et quels sont ses alliés potentiels ?
Une guerre contre Israël de type 2006 n’est pas à exclure dans l’avenir, même si elle est aujourd’hui improbable, le Hezbollah étant toujours focalisé sur la Syrie. Toutefois, à le fin de l’année dernière, Tsahal a découvert et détruit des tunnels qui venaient du Sud-Liban pour déboucher en Israël, un peu comme ceux qui avaient été employés par des activistes palestiniens depuis la bande de Gaza. Cela laisse à penser que le Hezbollah prévoyait éventuellement de mener des opérations à l’intérieur même du territoire hébreu, sans doute dans l’optique d’une montée des tensions. C’est cette possible escalade qui aujourd’hui est inquiétante. A savoir que l’aviation israélienne frappe régulièrement des objectifs du Hezbollah en Syrie. Jusqu’à quand cela sera-t-il toléré par les Iraniens, les Syriens et les Russes ? Une riposte peut être envisagée qui, même si elle reste symbolique sur un plan purement tactique, peut entraîner une escalade dont personne ne sait où cela pourrait s’arrêter.
Enfin, les ennuis rencontrés par Benyamin Netanyahou avant les prochaines élections législatives du 9 avril prochain peuvent pousser ce dernier à déclencher une action militaire d’envergure destinée à nettoyer la zone frontalière libanaise des installations en dur du Hezbollah et surtout, à ressouder l’opinion publique derrière sa personne. A un niveau moindre, il peut très bien ordonner des frappes aériennes sur des objectifs du Hezbollah implantés au Liban, ce qui serait une première depuis la guerre de 2006.
Il ne faut pas non plus omettre le rôle joué par le Hezbollah à l’étranger. Profitant de la diaspora libanaise (même si elle n’est pas systématiquement chiite), il est très bien implanté en Afrique et en Amérique latine. Il sert de réseau d’infiltration aux services spéciaux iraniens dont il reste le débiteur et le serviteur zélé.
Enfin, le passé terroriste du Hezbollah ne doit pas être oublié. Les attaques contre les contingents militaires français et américains de 1983 à Beyrouth, les attentats dirigés contre les intérêts israéliens à Buenos Aires en Argentine en 1992 et 1994, ont servi de modèles à Al-Qaida « canal historique » pour monter les attentats déclenchés contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie le 7 août 1998. Il faut dire qu’entre 1992 et 1996, période durant laquelle Oussama Ben Laden était en exil au Yémen, des liens avaient noués entre Al-Qaida naissante et le Hezbollah libanais. Les salafistes ne voyaient pas à l’époque les chiites comme des ennemis prioritaires et le pragmatisme était aux commandes. Ainsi, un certain nombre d’activistes d’Al-Qaida ont été envoyés se former aux techniques de l’attentat suicide dans des camps du Hezbollah installés dans la plaine de la Bekaa. La dernière action terroriste connue imputée au Hezbollah date du 18 juillet 2012 quand cinq ressortissants israéliens et leur chauffeur bulgare ont été assassinés dans l’explosion de leur bus à Sofia le 18 juillet 2012. Après une période de calme relatif, il est pas exclu que le « moyen » terroriste revienne sur le devant de la scène si l’ordre en est donné… par Téhéran.
En effet, l’Iran n’est pas l’ « allié » du Hezbollah libanais mais son créateur puis son mentor. Ce mouvement paramilitaire lui sert de forces supplétives pour ses opérations extérieures. Par contre, le régime syrien est aujourd’hui vraiment son « allié » puisqu’il n’y a pas « subordination » – comme ce fut le cas dans le passé – mais échanges de services. Il en est de même pour le régime de Bagdad qui a bénéficié de l’aide de spécialistes du Hezbollah qui sont venus épauler s’armée et les milices populaires en 2014.
Et surtout, l’axe par lequel passe le ravitaillement du Hezbollah part de Téhéran, traverse ensuite l’Irak puis la Syrie pour rejoindre le Liban. C’est cet axe que les Israéliens tentent de perturber en permanence car ils ont bien compris son importance stratégique.
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