Lorsqu’une visite guidée en famille du Mémorial de Caen fait l’impasse sur les camps de concentration et l’extermination des juifs. Récit.
Par Louise Cuneo
C’était un après-midi du mois de décembre. Pour les vacances scolaires, j’avais décidé de faire un saut dans l’Histoire et d’aller passer quelques jours dans la région des plages du Débarquement. Pour compléter le tour du cimetière d’Omaha Beach, je me suis inscrite à une visite guidée « en famille » du Mémorial de Caen autour du thème de la Seconde Guerre mondiale. L’idée était simple : laisser à des professionnels rompus à l’exercice le soin d’expliquer à mes enfants, âgés de huit et dix ans, les dessous de la Seconde Guerre mondiale, afin qu’ils en apprennent davantage que ce qu’ils en savent déjà. Avec une conférencière, nous aborderions « les grandes questions de la Seconde Guerre mondiale grâce à la découverte de documents d’époque et à la manipulation d’objets », comme l’annonce le site internet du Mémorial.
Cela a plutôt bien commencé. Nous avons tout compris des origines de la Seconde Guerre mondiale depuis le traité de Versailles, et la guide a expliqué avec soin la montée des nationalismes et les dessous de la propagande, tout comme la différence entre « Allemands » et « troupes nazies ». Sauf qu’au bout de presque deux heures, nous n’avions parcouru l’Histoire que jusqu’en 1941. Et qu’en dépit du programme annoncé, des sujets essentiels ont été complètement passés sous silence.
Le mot « Juif » n’a été prononcé que deux fois (exclusivement pour expliquer qu’Hitler les tenait pour responsables de la crise) ; « Tziganes » et « homosexuels », pas une seule fois. Le mot « débarquement » n’a été prononcé qu’à l’accueil du groupe, avant de pénétrer dans l’exposition, pour nous dire que « la bataille de Normandie avait duré plusieurs jours, et non quelques heures comme on le croit souvent ». Les mots « étoile jaune », « déportation », « camp de concentration », « chambres à gaz », « Gestapo », « dénonciation », « pogrom », « ghetto », « rafle », « génocide »… n’ont pas été prononcés une seule fois. Pas une seule fois en plus de 2 h 30.
Lorsque je me suis étonnée que l’on saute allègrement la moitié de l’exposition, la guide a répondu très posément qu’avec « des enfants de moins de douze ans, on n’aborde pas la question de la Shoah », mais que « libre à [nous] de retourner dans les salles dédiées à la fin de la visite guidée ». Sauf qu’à la fin de la visite, qui s’est éternisée bien au-delà de la durée annoncée (elle devait être concentrée sur 1 h 45), impossible de trouver la force de poursuivre. C’est donc dans le hall du Mémorial et armée d’un smartphone que j’ai choisi quelques photos sur Internet pour parler de la déportation et de la Shoah à mes enfants.
Que l’on choisisse de ne pas montrer des photos ou des films montrant les horreurs de cette guerre à tous les enfants âgés d’une dizaine d’années sans connaître leur degré de sensibilité, soit. Mais à quoi bon les emmener visiter le mémorial de la Seconde Guerre mondiale si on omet sciemment de parler des Juifs, de la déportation ou des camps de concentration ?
Un Français sur dix ignore ce qu’est la Shoah
Fin décembre, un sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès révélait qu’un Français sur dix n’a jamais entendu parler du « génocide des Juifs ». Une ignorance qui touche une personne sur cinq chez les 18-35 ans ! Pourtant, comment transmettre les leçons de l’Histoire si même ceux qui s’y intéressent, se déplacent à l’exceptionnel Mémorial de Caen et paient cher pour bénéficier d’informations éclairées (19,80 euros pour un billet d’entrée plein tarif ou 17,50 euros le tarif réduit, auxquels il faut ajouter 4,50 euros par adulte pour la visite guidée et 3 euros par enfant) ne sont pas jugés aptes à connaître l’Histoire dans sa globalité ?
Contacté a posteriori pour connaître les raisons de ces omissions volontaires, le service Réservation du Mémorial a d’abord répondu au Point qu’il « n’était pas étonné : 1 h 45, c’est trop court pour avoir le temps d’aborder tous les sujets ». Mais le choix des thèmes finalement évoqués en 2 h 30 était-il judicieux ? Une responsable a ensuite pris le relais et regretté que notre visite se soit déroulée ainsi : « Nous abordons toujours la thématique du génocide des Juifs et des Tziganes à travers quelques photos, et notamment le cartable de Roger Stern, jeune garçon juif qui vivait en France pendant la guerre, ce qui nous permet d’aborder le sort des enfants dans la Shoah. » Cela n’a malheureusement pas été le cas pour nous.
En revanche, nous avons certes pu toucher les chaussures bricolées pour un « enfant vivant pendant la guerre », nous avons pu manipuler les billes en terre avec lesquelles il jouait (« Mais oui, bien sûr que les enfants jouaient ! »), essayer un masque à gaz, consulter un abécédaire utilisé sous Pétain pour comprendre en quoi consiste le culte de la personnalité (C comme « Caresse » avec le Maréchal passant la main sur un mouton…), et toucher un ticket de rationnement.
Jeu de rôle douteux
L’occasion pour la guide de se prêter à un jeu de rôle pour le moins dangereux. Certes, son intention était louable : expliquer aux enfants que tout le monde n’avait, à l’époque, pas eu le choix de choisir son camp. Mais demander à un garçon d’une dizaine d’années de se mettre dans la peau d’un père de famille devant subvenir aux besoins de sa femme et de ses trois enfants était pour le moins maladroit : « Que ferais-tu si tes tickets de rationnement ne suffisaient pas à ta famille et qu’on te proposait d’aller gagner trois fois plus d’argent en fabriquant des armes en Allemagne ? » Et le jeune garçon de répondre, penaud, ce qu’attendait la guide : il irait sans doute en Allemagne. « Collabo ! Même si c’est de la collaboration forcée ! » s’est exclamée la guide, avant de poursuivre, en s’adressant à une adolescente âgée de quelques années de plus : « Et toi, si tu n’avais ni famille ni enfant, et que tu avais 25 ans, que ferais-tu ? » « Je prendrais le maquis ! » En voilà, une bonne résistante ! De quoi donner envie de revenir dans ce Mémorial, dont la qualité reste exceptionnelle, mais en complète autonomie. Pour mieux préserver l’Histoire.
Source www.lepoint.fr/societe